choisir, résister, faire avec éléments pour une éthique de gouverné

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Pris entre des choix sans enjeux, des résistances impuissantes ou dangereuses, et des arrangements pas toujours très glorieux, les gouvernés sont contraints de louvoyer et de faire avec. Ce qui ne veut pas dire nécessairement ne rien faire, et encore moins se résigner. Eléments d’une éthique qui reste à inventer.

On a répété à l’envi la boutade de Freud sur les trois métiers impossibles : éduquer, gouverner, et psychanalyser. Pour les deux premiers, celui-ci ne faisait pourtant que reprendre un lieu commun non seulement à la Vienne du XIXe siècle, mais à toute l’Antiquité comme à l’Occident moderne, monarchique comme démocratique, à savoir que le plus difficile et le plus noble est toujours de gouverner et d’éduquer, kratos et paideia étant intimement imbriqués l’un dans l’autre depuis les Grecs. On retrouve en tout cas les mêmes diatribes moralisatrices chez les amis du pouvoir absolu et de l’hétéronomie que chez ceux de la République et de l’autonomie, par exemple chez La Bruyère et chez Kant : pour les deux, c’est par « paresse » et « lâcheté » que les hommes ne savent pas se gouverner eux-mêmes.

L’homme libre, disait déjà Aristote, est celui qui sait à la fois se gouverner et gouverner/éduquer ceux qui ne savent pas par eux-mêmes, les esclaves, les femmes, les enfants. Se gouverner, c’est obéir à sa part rationnelle, savoir maîtriser ses passions et plus généralement diriger justement sa vie. Là est la possibilité insigne de l’homme libre qui, du même coup, rend parfaitement triviale la tâche de tout gouvernement politique. Gouverner ceux qui savent déjà se gouverner, gouverner une cité d’hommes libres, est tellement la tâche la plus facile qu’elle peut bien, comme pour la plupart des magistratures de la démocratie athénienne, être confiée à n’importe qui par tirage au sort. Gouverner, en revanche, des êtres non-rationnels et donc non-libres, n’ayant pas en eux-mêmes le principe de leur propre action, c’est tenter vaille que vaille d’imposer une forme à une matière rebelle, de lui donner une direction (l’autonomie) qui est presque contre-nature (puisque leur nature est d’être dirigé), et c’est là où la tâche confine à l’impossible, et par conséquent à une magnanimité extrême chez celui qui tente malgré tout de l’exercer. Comment gouverner celui qui vit hors de tout principe de gouvernement ? Comment apprendre à être libre à celui qui n’est pas déjà en partie libre ? Ou sous sa forme la plus vulgaire et la plus méprisante : comment faire boire un âne qui n’a pas soif ?

Sacerdoce et grandeur des maîtres d’ânes. Mais s’il ne s’agissait là que d’un préjugé, même d’un triple préjugé ? Préjugé, tout d’abord, sur le privilège exclusif de l’impossibilité. Et si être gouverné était, dans les faits, un métier au moins aussi impossible que celui de gouverner, tout particulièrement dans le régime de réforme perpétuel qui caractérise les démocraties modernes ? Gouverner en effet vient du latin gubernare, diriger avec un gouvernail. Mais imaginons la tâche des matelots dans les haubans quand le timonier change sans cesse de cap et quand de surcroît on change régulièrement de timonier : où est la tâche la plus impossible ?

Préjugé ensuite sur le privilège exclusif du savoir attribué aux seuls gouvernants. Car est-il si sûr que l’absence de pouvoir caractérise toujours une absence complète de savoir, et tout particulièrement d’absence de savoir sur la bonne manière d’être gouverné ? Loin d’être fatalement dupes des techniques par lesquelles ils sont agis, les gouvernés en ont peut-être souvent une connaissance intime, parfois plus sûre même que les gouvernants : est-ce que parfois les élèves n’en savent pas plus long que leurs enseignants sur la bonne manière de « tenir une classe » ? est-ce que les salariés ont réellement mordu à l’hameçon de ce « nouvel esprit du capitalisme » par lequel on souhaite leur faire oublier qu’ils travaillent pour un autre (voir Danilo Martuccelli) ? est-ce que les prisonniers sont parfaitement indifférents aux diverses manières par lesquelles la société peut prétendre les surveiller, les punir et les corriger (voir Gilles Chantraine) ? est-ce que les drogués sont aussi incompétents que le prétendent certains médecins en termes de gouvernement de leur propre dépendance et d’auto-médication (voir Aude Lalande) ?

Préjugé peut-être enfin que cette priorité exclusive accordée au sens éthique de gouverner (se gouverner soi-même, savoir bien diriger sa vie) sur son sens politique (diriger la Cité, diriger les autres). Car est-il si sûr que la prétention politique à bien savoir gouverner les autres doit toujours se prévaloir d’une capacité primordiale à se gouverner soi-même ? Ne peut-on pas aussi bien et avec quelque raison renverser l’ordre de priorités et soutenir que c’est toujours le gouvernement politique qui est premier et que c’est seulement ensuite et dans ses marges ou dans ses interstices que le gouvernement de soi devient ou non possible ? Autrement dit, plutôt que de penser le gouvernement politique comme une impossibilité, en raison de l’impuissance du plus grand nombre à se gouverner et à être gouvernés, sur fond de possibilité du gouvernement de soi par quelques-uns, pourquoi ne pas estimer le gouvernement politique comme toujours premier et possible mais sur fond de l’impossibilité pour chacun de se gouverner soi-même ? Car il n’est pas sûr du tout que la question du gouvernement commence par celle du gouvernement de soi ; peut-être, au contraire, celui-ci n’est-il qu’un simple effet de celui-là quand tel ou tel gouvernement institué de fait, à une échelle institutionnelle ou nationale, juge bon de gouverner les autres en les enjoignant à se gouverner soi-même (comme dans les prisons québécoises d’aujourd’hui). Après tout, c’est bien là ce qu’a révélé la psychanalyse elle-même : nul n’est tout à fait maître dans sa propre maison, il ne s’agit peut-être là que du rêve d’un grand paranoïaque. Et c’est peut-être aussi bien ce que montre l’histoire de nos démocraties modernes : qui tient vraiment à s’y gouverner soi-même ? qui tient vraiment à y être à la fois son propre patron, son propre maton, son propre prof, son propre médecin, à la manière dont Luther enjoignait chaque vrai chrétien à « devenir à soi-même son propre prêtre » ? Les trop grandes apologies de l’autonomie se payent presque toujours de retour en grâce de désirs d’hétéronomie qu’il serait idiot d’interpréter trop vite en simples « désirs de servitude ». Les historiens eux-mêmes ne savent toujours pas si la Réforme a durablement entamé le prestige de l’Église catholique ou ne l’a pas, d’une certaine manière, renforcée et même revitalisée.

Admettre toutefois qu’il s’agirait effectivement d’un triple préjugé ne va pourtant pas de soi. Car l’admettre, c’est d’abord logiquement admettre qu’il s’agirait là d’un préjugé plus archaïque, puisque présent dans l’une comme dans l’autre, que les deux grandes lignées de la philosophie politique classique, celle qui court de Platon à Lévinas et soutient une hétéronomie radicale des principes du gouvernement, et celle, plus démocratique, qui court d’Aristote à Castoriadis, et soutient un horizon d’autonomie plus profond à tout gouvernement légitime. Autrement dit, c’est admettre que la question n’est plus celle du bon gouvernement ni du meilleur régime, mais celle, à la fois moins ambitieuse et plus vaste, car étendue à tous les domaines de la vie en société, de la meilleure manière de faire avec la domination. Comment penser le gouvernement de soi à partir du gouvernement politique et non l’inverse ? Autrement dit, que devient l’enjeu du gouvernement une fois sorti des préjugés des gouvernants et pensé depuis la seule position de gouvernés ?

À vouloir ainsi poser la question, on se retrouve en quelque sorte dans l’impensé de la pensée foucaldienne, dont on sait à quel point elle a contribué à renouveler l’analyse du pouvoir. On est en effet chez Foucault, puisqu’on est justement sorti de l’alternative entre un gouvernement qui se légitimerait essentiellement par sa puissance d’imposition d’une forme bonne de vie sociale (ce qu’on peut appeler les politiques de l’hétéronomie), et un gouvernement qui se légitimerait essentiellement par sa capacité à autonomiser au maximum les gouvernés, à les libérer de son propre joug en les faisant participer autant que possible à son propre fonctionnement (ce qu’on peut appeler les politiques de l’autonomie). Nous espérons en tout cas que le numéro 34 de Vacarme, consacré aux « politiques non gouvernementales », avait assez montré cette double leçon de la pensée foucaldienne : primo, sur un plan descriptif, qu’il existe toute une « gouvernementalité » en dehors des gouvernements, précisément parce que le gouvernement, entendu comme le répertoire des techniques permettant d’orienter les conduites, excède la stricte action étatique ; secundo, sur un plan normatif, que le pouvoir n’est ni bon ni mauvais en soi, qu’il subjective et produit des formes de résistance et d’invention inédites au lieu même où il agit le plus, c’est-à-dire, en tout cas aujourd’hui, moins à l’échelle du gouvernement public, qu’à une échelle plus hybride, justement dans toutes les formes, des plus novatrices aux plus inquiétantes, de politique non gouvernementale. Toutefois, à poser la question depuis le point de vue non plus des corps intermédiaires, notamment des associations, mais depuis celui des gouvernés communs, inorganisés, « subalternes » au sens de James Scott, ceux-là qui ne participent pas même de cette co-gestion de la vie publique, le concept de gouvernementalité ne tient peut-être plus tout à fait. Car ressurgissent alors deux questions, apparemment antinomiques, que ce dernier prétendait dépasser.

D’une part, en effet, la « vieille question moderne », si l’on peut dire, resurgit, celle non de la participation aux technologies gouvernementales, mais de la simple résistance à la domination. Comment résister à des techniques de gouvernement ressenties comme imposées par un pouvoir radicalement extérieur et sur lequel on est sans prise directe : refuser et se révolter ? ou se conformer tactiquement à ses injonctions pour mieux préserver ses zones de liberté, ou mieux apprendre par lui à se constituer comme sujet libre ? ou fuir ? ou ruser et créer ? ou trouver des formes de résistance plus secrètes, moins visibles encore ? D’autre part, l’ancienne question grecque réapparaît tout autant dans le discours ordinaire des gouvernés : qu’est-ce qu’un bon gouvernement, au travail, à l’école, en prison, dans la gestion même de sa vie la plus intime (sa sexualité, sa consommation, ses relations informelles) ? autrement dit, quel gouvernement préférer, quelle réforme soutenir, étant entendu qu’il y a toujours plusieurs façons d’être gouvernés et que toutes ne se valent jamais quand on est gouverné, même si toutes ont leurs effets pervers et leurs violences, visibles ou masquées ?

Prenons deux exemples. D’abord, le bracelet électronique pour les prisonniers. On peut critiquer autant qu’on voudra ce nouveau mode de contrôle au nom d’une immixtion encore plus grande du pouvoir dans la vie de chacun, on trouvera bien peu de prisonniers le jugeant équivalent à l’ancienne prison disciplinaire : pour eux, ce n’est presque jamais là un choix entre la peste et le choléra, mais plutôt entre la peste et une mauvaise grippe, pénible, intrusive, mais plus vivable, ce qui est tout différent. Cela étant, aussi loin que s’instaurera ce nouveau mode de contrôle, il est à parier que la plupart des prisonniers ne chercheront qu’une chose — inventer de nouvelles manières de résister à cette forme de contrôle plus douce mais aussi plus insidieuse : brouiller son émission, mieux dissimuler ses activités illicites, passer sous la machine.

Second exemple : l’instauration des « travaux personnels encadrés » (TPE) dans les lycées, innovation pédagogique rabotée par les gouvernements de droite. Rappelons-en le principe : un travail collectif (des groupes de deux à quatre élèves) là où il est habituellement individuel, voire concurrentiel ; un travail relativement autonome (les élèves ont le choix de leur sujet et de la forme dans laquelle ils souhaitent le restituer), là où il est habituellement prescrit ; un travail pluridisciplinaire (deux enseignants), là où il est habituellement cloisonné. On a pu critiquer autant qu’on a voulu cette réforme pédagogique (souvent jugée démagogique, si ce n’est perverse, en ce qu’elle ne ferait qu’accentuer les inégalités de réussite selon l’origine sociale, là où elle prétend les résorber), on trouvera pourtant peu d’élèves préférant les cours magistraux traditionnels à ces travaux d’un nouveau type. Ce qui ne les a pas empêchés d’en faire un nouveau terrain de résistance au gouvernement scolaire, soit en y trichant, soit en les bâclant, soit en ne les présentant pas devant les jurys finaux, soit au contraire en les surinvestissant au détriment des enseignements ordinaires.

Ces deux exemples ne prétendent montrer qu’une chose : sous toutes les modifications actuelles des formes de gouvernement, fussent-elles post-disciplinaires, les deux problèmes les plus fondamentaux de la vie politique des gouvernés n’en demeurent pas moins vivaces, à savoir : choisir et résister, et tenter comme on peut d’articuler les deux. Ce qui signifie au moins trois choses.

Premièrement, que, quelles que soient les analyses des métamorphoses modernes de l’art de gouverner, la politique, du point de vue des gouvernés inorganisés, ne peut jamais demeurer que ce qu’elle a toujours été : l’enjeu d’un choix et d’une volonté dans l’horizon démocratique de tout pouvoir qui ne peut se maintenir sans l’acception, bruyante ou tacite, du plus grand nombre, et l’enjeu d’une résistance ou d’une fuite dans l’horizon despotique qui est indissociable de tout pouvoir séparé. Codicille : une telle conviction invite à se défaire, simultanément, d’un certain poujadisme hyper-intellectuel, étrange monstre logique et psychique, qui consiste, à force d’analyser la perversion de tout système de gouvernement, à les rendre tous équivalents ; et d’un certain bonapartisme, inhérent peut-être à tout discours réformateur, s’exprimant sur le mode « faites-nous confiance, mettez-vous à notre place, ne résistez pas ».

Deuxièmement, que, quels que soient le choix et la forme de résistance, la plus juste voie ne saurait jamais se décider de manière a priori et uniquement sur le plan du concept, ce dernier fut-il un « a priori historique », autre monstre logique, comme disait Foucault. C’est à chaque fois au cas par cas et suivant les différentes formes de soutien et de résistance qui ont pu s’y inventer qu’il devient possible de choisir. Ainsi, pourra-t-on soutenir fermement les politiques de substitution dans le gouvernement des drogues, en dépit de leurs limites et de leurs impasses pratiques (comme le fait Aude Lalande), tout en exprimant les inquiétudes les plus profondes sur cette nouvelle alliance d’une pensée de la gestion des risques et des prétentions comportementalistes à reformater les conduites qui caractérise l’évolution récente des prisons québécoises, sans évidemment regretter les anciennes prisons disciplinaires (comme le défend Gilles Chantraine), alors même que l’horizon conceptuel de ces deux innovations gouvernementales est similaire. En cela, nulle contradiction : il n’y a aucune nécessité a priori, ni logique, ni politique, à ce que les préférences et les résistances que suscite le gouvernement médical soient identiques à celles que suscite le gouvernement carcéral.

Troisièmement, enfin, que la question du gouvernement ne peut jamais être close, ni se réclamer de principes intemporels. Cette question elle-même a peut-être une certaine forme d’éternité. Que choisir ? Comment résister ? Sur le plan du choix, éviter le moindre mal ou opter pour la promesse du plus grand bien ? Sur le plan de la résistance, se révolter ou fuir, agir masqué ou à visage découvert ? Mais si les questions se répètent toujours, les réponses diffèrent à chaque fois. Nous avons tenté d’examiner dans les pages de ce dossier celles qu’apportent aujourd’hui les prisonniers, les usagers de drogues, les salariés, et les dominés en général. Mais la liste est trop courte, et l’actualité impose toujours des œillères. Il faudra donc y revenir, dans d’autres champs ou dans les mêmes. La question du gouvernement est infinie. Il ne faut pas s’en plaindre. C’est peut-être le seul gage sérieux de liberté qu’elle nous laisse.