« choisis, contrôlés, placés » renouveau de l’utilitarisme migratoire
par Alain Morice
Le savoir d’Alain Morice, chercheur au CNRS, est une alternative précieuse à celui des experts. Il nous livre ici une critique du nouveau discours européen de l’immigration « utile », celui des caisses de retraite et des gestionnaires de main-d’oeuvre, dont il montre que la modernité n’est que relative. Car, autant qu’un texte de police, la bonne vieille ordonnance du 2 novembre 1945 est un plan d’emploi : depuis toujours, un bon immigré est un immigré au travail. En creux, cette critique ouvre aussi à quelque chose comme une autre approche de l’immigration : il faudrait penser les mobilités au ras du sol, telles qu’elles se pratiquent réellement et à la première personne, avec les problèmes qu’elles nous posent. Liquider la question « comment les employer ? », c’est en libérer une autre, bien plus intéressante : « Pourquoi nous déplaçons-nous ? »
La France « terre d’accueil », la France qui pourtant « ne peut pas accueillir toute la misère du monde », la France « dont la fécondité baisse et qui bientôt manquera d’actifs pour payer nos retraites », la France « républicaine » qui baisse les bras devant la ségrégation ethnique mais n’entend pas pour autant laisser s’installer un « communautarisme », la France qui n’a jamais su concevoir une attitude devant les religions (sauf le catholicisme, et sans changement depuis presque un siècle !), une France dont la boussole s’affole : les chercheurs s’y perdent, et font des milliers de pages sur les thèmes du pour et du contre, les militants s’entre-déchirent. Cette même France, dans ses consulats, dans ses préfectures, dans ses écoles, dans tousses lieux publics, attend cependant que les étrangers y voient clair, car l’exigence républicaine prime toute hésitation. La première faute de l’immigré, c’est ainsi de n’avoir pas compris des règles du jeu qui n’ont pas été définies. Partons de ceci : quel sens attribuer à des règles qui existent (on les a créées, on les invoque) sans exister(on ne les applique pas, ou alors de façon bizarre) ?
le mythe contrôle-intégration
Chacun connaît, à force d’en avoir entendu parler, les deux ressorts de cette « politique » migratoire française et républicaine que, à en croire certains dirigeants, l’Europe entière nous envie : contrôle sévère des candidats à l’entrée, intégration pour ceux qui sont ici. Hubert Védrine, ministre des Affaires Étrangères, et par ailleurs pas trop défavorable aux quotas d’importation d’immigrés selon les besoins, a bien appris à résumer la leçon que tous les politiciens serinent au peuple de France depuis plus de vingt ans : « Pour que l’intégration se fasse bien et dans des conditions dignes, il faut une vraie politique de régulation à l’entrée » (Le Figaro 23/6/2000). Que n’y a-t-on pensé avant ? Et qui y croit vraiment, devant son expérience ?
Des esprits déçus remarqueront que la proportion est celle du pâté aux alouettes : un cheval de contrôle pour une alouette d’intégration. Personne n’est vraiment dupe de la mystification - en tout cas pas cet ancien dirigeant du Fonds d’action sociale (FAS) qui, évoquant le « règne [du] vide » à côté « du discours de ministres de tous bords », tranche ainsi après trois années de frustration de ses attentes : « La France ne sait plus quoi faire avec ses immigrés. Elle s’est acharnée à en régir l’entrée et le séjour, avec d’autant plus de férocité qu’elle fuyait la question autrement importante de savoir ce qu’on ferait de ceux qui restaient avec nous. » [1]
D’autres mauvais esprits ajouteront que, d’ailleurs, malgré la place considérable qu’elle tient dans les déclarations officielles - comme hélas ! dans la mesquinerie administrative quotidienne à l’endroit des immigrés (ou supposés tels) -, la maîtrise des flux est tout aussi illusoire que les velléités intégratrices. Bref, que les frontières sont, ont toujours été et resteront des passoires - seules (et encore !) les nations totalitaires ou guerrières faisant exception : plus souvent, il est vrai, pour empêcher les flux de sortie, mais en tout état de cause ce n’est pas un modèle. La nation la mieux armée du monde, les USA, qui a mis en place des moyens incroyables le long du Rio Grande, ne « contrôle » rien d’autre que cette formule : pour un Mexicain capturé, dix Mexicains passés.
De telles objections ont certes une valeur : elles montrent l’échec d’une « politique » par rapport aux objectifs que cette dernière s’assigne, ou dit s’assigner. Elles sont révélatrices d’une sorte de mensonge institutionnel. De fait, c’est ahurissant d’entendre une succession de ministres et députés, gauche ou droite, entonner indéfiniment à l’unisson (si l’on peut dire) la litanie de la « vraie politique de contrôle des flux et de l’intégration », alors que rien ne vient confirmer - et tout vient infirmer - la réalité et la sincérité d’un tel programme. Mais, comme telles, ces objections n’ont guère permis d’avancer intellectuellement. Seuls, et sans succès notables autres que dans l’avancement de leur carrière, certains courtisans continuent à se nourrir de cette imposture de la « politique migratoire », qu’ils contribuent à perpétuer, et à laquelle ils donnent volontiers une dimension planétaire - car certains ont en plus le toupet de demander aux pays dominés d’y adhérer (on appelle ça le « codéveloppement »).
Quittons désormais le terrain de l’amélioration d’une « politique » fondamentalement vicieuse et malhonnête : le binôme contrôle-intégration est un leurre, un piège de l’esprit, et l’on ne cherchera pas ici à renforcer l’idéologie ou les pratiques qui le rendent acceptable.
recherche d’un consensus européen
Notre préoccupation est celle-ci : la France s’emploie actuellement - et très activement à l’occasion de son tour éphémère de présidence de l’Union européenne (UE) - à faire valoir son binôme contrôle-intégration comme modèle général. Dans cet effort, elle cherche plus qu’un écho : un unisson, notamment auprès des pays de l’UE sans tradition d’immigration qui, actuellement un peu « justes » côté main-d’oeuvre et côté fécondité, sont prêts à ouvrir les vannes - et d’ailleurs le font sans cesse, sans nécessairement y faire trop de publicité. Quelle signification attribuer à cette insistance que notre pays manifeste en faveur d’un consensus et d’une harmonisation européennes des prétendues politiques migratoires ?
Le mieux est de commencer par voir de quoi il s’agit. La « politique » migratoire française, qu’il conviendrait plutôt d’appeler « anarchisme migratoire » - l’anarchie étant désignée ici comme l’occasion de toutes les manipulations, ce qui n’exclut pas les arrière-pensées -, se signale comme le produit de deux préoccupations liées :
-d’une part, mobiliser une force de travail dans de bonnes conditions (d’aptitude, de coût pour l’employeur et pour la collectivité, de disponibilité, de servilité escomptée) ;
-d’autre part, revitaliser démographiquement le pays sans compromettre la pureté de la race (cette dernière expression étant devenue, pour des raisons de political correctness, absente des discours sous une forme aussi choquante - mais on l’a beaucoup utilisée il n’y a pas si longtemps).
Ces deux préoccupations ne sont pas du même ordre, quoiqu’elles ne se donnent ni l’une ni l’autre pour ce qu’elles sont. La première renvoie à un utilitarisme, la deuxième à un eugénisme. Dans un cas on est plutôt du côté de l’intérêt bien senti du capitalisme, de l’autre on se rapproche d’un compromis subtil entre ce dernier et l’État.
D’un côté, les pouvoirs publics tendent à se faire l’écho d’une demande formulée par les « milieux économiques ». Ils cherchent à y pourvoir par un dispositif de sélection des pays, des individus, des quantités de personnes admises, ainsi que par tout un ensemble de mesures dérogatoires au coup par coup propres, à la fois, à répondre aux attentes des employeurs, quitte à agréer en sous-main à l’emploi « dissimulé » en cas de surchauffe sectorielle (dans la loi du 11 mars 1997, dite loi Barrot, la notion ambiguë de travail clandestin, qui déjà ne visait que les employeurs et les autonomes, mais jamais les employés, a été opportunément remplacée par celle de travail dissimulé, elle même se dédoublant en dissimulation d’activité et dissimulation d’emploi salarié - Code du travail, art. L 324-10), et à maintenir un certain état de précarité juridique et sociale faisant que l’immigré ne se sente pas trop chez soi et ne gonfle pas trop ses prétentions. Dans cette optique, le candidat non désiré à l’immigration, et tout particulièrement celui qui se présente comme réfugié, est suspect de vouloir abuser.
De surcroît, il semble théoriquement aller de soi, avant toute preuve, que cette première préoccupation, puisqu’elle se combine forcément à une législation restrictive, crée un espace à tous les niveaux pour une grande variété d’infractions graves, de trafics et de fautes morales. L’énumération des acteurs et des pratiques serait trop longue ici, mais il faut noter que dans l’ensemble les médias attirent davantage l’attention de l’opinion sur les méfaits des passeurs de clandestins (ou dans une moindre mesure sur les fonctionnaires qui vendent des papiers frauduleux) que sur les nécessaires complicités dont ils disposent dans les milieux respectables. Remarquons que, sans doute par un souci généreux qui n’est pas nécessairement louable, la presse écrite commente rarement les « trucs » que les demandeurs d’asile utilisent pour se faire admettre comme réfugiés. Ce faisant, par un souci d’angélisme mal placé, beaucoup de journalistes travaillent contre leurs propres opinions : le meilleur service qu’on puisse rendre à un immigrant en détresse, c’est de montrer pourquoi, à cause de nos lois suspicieuses, il peut être amené à mentir, le plus souvent en vain, pour faire valoir un droit internationalement reconnu :celui de se déplacer librement sur la planète. En tout cas, ce que l’on retient d’un point de vue anthropologique, c’est que par les aberrations structurelles de leur fonctionnement, la loi et l’État ont là, par construction, un moyen efficace d’individualiser la faute, se dédouanant ainsi de toute responsabilité en tant qu’institutions : quoi de plus pratique, pour faire oublier le mensonge officiel et l’action des commanditaires, que la figure du bouc émissaire ?
un peuplement « de qualité »
De l’autre côté, la préoccupation démographique est plus chargée d’intentions ambivalentes, parfois contradictoires, dont le sens est malaisé à démêler. Dans les périodes qui ont suivi le désastre économique et humain des deux guerres, les dirigeants de la France se sont fixé des objectifs quantitatifs et qualitatifs dont la compatibilité était difficile, sinon douteuse : importer, comme on l’a dit, des travailleurs pour reconstruire le pays, mais aussi repeupler(opération dont le bénéfice est différé). Dans la mentalité qui prévalait, le schéma eugéniste pur (« aux étrangers le travail, et aux femmes de France la fécondité »)eût été la solution idéale, et c’est le sens de ce que De Gaulle proféra en mars 1945 devant l’Assemblée consultative : appelons « à la vie les douze millions de beaux bébés qu’il faut à la France en dix ans », et introduisons « au cours des prochaines années, avec méthode et intelligence, de bons éléments d’immigration dans la collectivité française » [2] - les mots en italique, avec ce balancement entre « beaux » et « bons » disent assez la préoccupation qualitative, pour ne pas dire raciste .
Colmater les trous dans la pyramide des âges, voilà comment se résume alors le volet démographique de la « politique » française d’immigration. Et s’il se révèle que les trous font place à des bosses, alors les immigrés (ou dits tels) deviennent indésirables. Bosses imaginaires dans le cas français, chez ceux qui croient que les étrangers sont la cause d’une hypertrophie de la population active en période de chômage. Les chercheurs pensent plutôt, et le patronat avec eux mais sans le dire, qu’ils constituent un amortisseur de crise : premiers embauchés mais aussi premiers licenciés selon les aléas de la croissance, sans parler des bénéfices de l’emploi dissimulé. Autre nuance : dans les périodes de récession, beaucoup d’immigrés ou dits tels (avec une proportion considérable pour les épouses et les enfants) se retirent du marché du travail à cause de l’absence de perspectives due à la discrimination à l’embauche - ce qui pose évidemment de sérieux problèmes d’identification de leurs sources de revenu (la naïveté n’est pas de mise, et l’économie informelle est un produit des contradictions de la loi ou des carences de l’État).
Une seule chose paraît certaine : on n’a pas prévu le scénario de l’installation durable des immigrés - c’est ce que tout le monde paye aujourd’hui, et au premier chef les intéressés et leurs familles constituées depuis sur notre territoire. Ni De Gaulle ni ses successeurs n’avaient non plus prévu que les Algériens allaient bientôt devenir français puis, après leur indépendance, bénéficier d’un accord de libre circulation - ce fut aussi le cas pendant longtemps des anciennes colonies d’Afrique noire. Or, dans toute la période de reconstruction (les « trente glorieuses ») qui a suivi la guerre, la théorie de l’intégration n’existait pas sous sa forme actuelle : les démographes, en particulier, avaient simplement pris l’habitude de classer les étrangers selon leur degré d’« assimilation » possible, et à cette aune les Algériens étaient particulièrement mal classés. En réalité, tout le monde s’appuyait sur le mythe d’un retour des immigrés, et ainsi, pour l’essentiel, le repeuplement devait être endogène.
Dire qu’il n’y a jamais eu de « politique » migratoire peut sembler abusif, si l’on considère le travail législatif que représentent l’ordonnance du 2 novembre1945 sur l’entrée et le séjour des étrangers et ses avatars successifs. Mais on doit se souvenir que, jusque vers le milieu des années soixante-dix, cette ordonnance avait surtout une fonction symbolique : celle de rappeler aux immigrés leur statut d’étrangers et la précarité juridique de leur situation. Or à cette époque, ladite « politique » était clairement opportuniste : souvent, l’industrie envoyait ses agents recruter surplace, puis on obtenait un permis de travailler sur la base duquel l’immigré se faisait régulariser.
À partir des années quatre-vingt, l’opportunisme migratoire s’est inversé et a pris la forme qu’on lui connaît actuellement : l’ordonnance de 1945 a été réactivée et durcie dans le sens d’une suspicion plus systématique des étrangers. En faisant irruption dans le champ de la propagande électoraliste, toutes tendances parlementaires confondues, l’immigration est devenue un « problème » et, à bien des égards, c’est l’extrême-droite qui a fixé le terrain des enjeux et des débats. Tandis que toute nouvelle arrivée de travailleurs était officiellement suspendue, le discours de l’intégration des présents s’est mis en place comme justification d’une politique xénophobe basée sur l’idée d’un « risque migratoire ». La sélection eugénique a pris une nouvelle forme avec, d’une part, le refus de prendre en considération les demandes d’asile de ressortissants de certains pays et, d’autre part, l’apparition juridique et statistique de la notion d’« étrangers communautaires », qui signifie sans le dire que les immigrés en provenance de l’Union européenne sont considérés comme supérieurs.
Dès lors, d’une manière quelque peu paradoxale, tandis que l’on commençait à reparler de « seuil de tolérance », jusqu’à invoquer plus tard un objectif d’« immigration zéro », la publicité autour des flux d’entrée s’est faite plus pressante à mesure que ceux-ci étaient censés se tarir. En fait, chacun s’accorde à admettre que l’immigration de travail n’a été stoppée que dans les discours, à tel point qu’on peut légitimement se demander si le but n’était pas plutôt d’augmenter la précarité juridique pour obtenir des travailleurs encore plus soumis et dociles.
Outre les bénéficiaires du statut de réfugiés ou du regroupement familial, un stock permanent de « clandestins » s’est constitué, composé de personnes à qui le permis de séjour a été refusé et, par le fait même de la loi sur le travail, détournées sur le marché de l’emploi dissimulé (le Code du travail - art.L 341-6 - interdit l’emploi d’étrangers dépourvus d’un titre ouvrant le droit à travailler). Il est stupéfiant que, notamment par la voix de son précédent ministre de l’Intérieur, Jean-Pierre Chevènement, le gouvernement ait multiplié les attaques contre les mouvements de soutien aux sans-papiers en les traitant de « complices des négriers », quand les lois restrictives sont en fait responsables de la constitution de ce stock. Lors d’une grève de la faim de sans-papiers à Lille, le comité du Parti socialiste a été jusqu’à accuser « certains » de pousser ces immigrés à mettre leur vie en danger (Le Monde, 28 juin 2000). Dans certains secteurs, pourtant, nul ne songerait à nier que les immigrés en situation irrégulière constituent une part importante de la main-d’oeuvre - et tous les plus gros chantiers de l’État se sont déroulés de la sorte, mobilisant des cascades de sous-traitants échappant aisément à la caractérisation de l’infraction. Il faut aussi savoir, bien que ce secteur n’ait jamais été sur le devant de la scène xénophobe, que le travail saisonnier agricole des étrangers n’a jamais cessé d’exister et que son rôle de tremplin pour le séjour irrégulier est également notoire. Dans un article de Libération du 8 mai 2000, au titre significatif (Immigrés bienvenus dans les vergers),les arboriculteurs vantent d’ailleurs sans façon les avantages des Polonais, « peu regardants sur les conditions de travail », ainsi que du travail au noir.
ambiguïtés du modèle opportuniste
Ainsi, c’est de la confrontation entre les discours et les lois, d’une part et, de l’autre, les pratiques, que l’on peut tirer une interprétation de l’utilitarisme migratoire. L’examen de ce que devient toute l’hypocrisie d’une « politique » opportuniste est à son tour éclairant lorsque la croissance et le spectre du vieillissement se profilent à nouveau.
Depuis quelques temps, un certain nombre de pays européens parlent ou reparlent d’assouplir le contrôle des frontières. Les arguments n’ont pas changé, et sont plus instrumentaux que jamais : il existe des tensions sectorielles sur le marché du travail, la fécondité baisse, la part de la population active diminue et bientôt il n’y aura plus personne pour payer « nos » retraites. Ce à quoi les employeurs ajoutent in petto que les immigrés présentent des caractéristiques avantageuses -on escompte plus de disponibilité et moins d’exigences ;remarquons d’ailleurs que les milieux patronaux ne se sont jamais mis en avant dans le délire xénophobique des deux décennies passées.
Hier encore réputés fauteurs de chômage, profiteurs de notre protection sociale, les immigrés sont de nouveau convoités. Les pays qui sont restés à l’écart de la politique de fermeture des frontières ont donné le ton. Ainsi, Mary Harney, vice-Premier ministre irlandaise, a déclaré récemment : « La croissance naturelle de la force de travail ne permettra pas à elle seule de répondre aux besoins de notre économie » (AFP, 28 mars 2000). Même son de cloche chez Antonio Fazio, gouverneur de la Banque d’Italie : « L’immigration est une bonne chose pour la croissance économique d’un pays comme l’Italie qui fait face au problème du vieillissement de sa population », et elle permet de compenser l’« appauvrissement [quantitatif] des classes les plus jeunes qui sont les plus en mesure d’apprendre les nouvelles technologies et de contribuer au développement économique » (AFP, 28 mars 2000).
Au niveau de l’Union, le Commissaire européen Antonio Vitorino, après avoir plaidé en faveur d’une directive européenne fixant des « règles minimales pour une immigration contrôlée » réclamait, lors d’un séminaire sur l’immigration à Rome le 12 juillet 2000, « de nouvelles procédures légales permettant aux immigrés d’entrer en Europe » (Le Monde 30-31 juillet 2000). Ces appels à un retour de l’immigration utile pourraient être multipliés. Ils ont curieusement reçu l’aval d’une étude de la Division de la population de l’ONU qui, sur la base de simulations douteuses mais révélatrices d’une préoccupation, évaluait les besoins en immigrés de l’Europe à... 70 millions dans les 50 prochaines années [3]. Et même en France, malgré les fortes réserves de Jean-Pierre Chevènement (qui qualifiait de « thèse libérale » la déclaration de Vitorino, après avoir pourtant laissé son gouvernement envoyer en catimini, le 28 décembre1998, une circulaire aux préfets leur enjoignant de déroger à la loi pour importer des informaticiens - DPM 98/767), Sami Naïr, un de ses très proches, affirmait pour sa part, dans un style fleurant l’eugénisme, que l’économie européenne avait aujourd’hui besoin de « forces de travail jeunes, vives et qualifiées » (Libération 23 juin 2000).
Cependant, on pourrait penser que, les leçons de l’histoire aidant, un nouveau pas soit franchi dans le cynisme. Sous la surveillance du censeur français, les dirigeants européens ont, d’un côté, l’oeil tourné vers leur électorat, parfois prêts à entonner à nouveau les refrains de l’extrême-droite et, de l’autre, forts de l’expérience d’une impossible « maîtrise des flux », le souci d’éviter désormais tout abcès de fixation. Les Italiens, tout en reconnaissant que la main-d’oeuvre étrangère « accepte plus facilement des conditions de travail plus flexibles, comme le travail de nuit ou les week-ends », énoncent cependant que « l’intégration reste difficile » (Europ Magazine été 2000). La France claironne régulièrement qu’on peut sans doute « assouplir », mais que la « politique migratoire » ne sera pas remise en cause, tandis que le ministre de l’Intérieur déjà cité qualifiait l’immigration de remplacement de « miroir aux alouettes ». En Allemagne, lorsqu’il a été question d’importer 20 000 informaticiens en Rhénanie (en provenance d’Inde, notamment), la CDU (droite chrétienne-démocrate) s’est répandue en affiches xénophobes où était écrit : Kinder statt Inder - Des enfants plutôt que des Indiens (Libération 12 mai 2000). Détail éclairant : le chancelier Schröder a promis qu’ils seraient rapatriés dès la fin de leur contrat - sans pour autant préciser comment il s’y prendrait ! Dans le même esprit, on a cité le cas d’agriculteurs grecs en colère parce que le gouvernement persécute les immigrés albanais qui cueillent leurs fruits, mais disposés à les reconduire eux-mêmes à la frontière après la cueillette (Migrations Europe août 1999).
où l’on prétend choisir ses immigrés
C’est ainsi que, avec l’aide des experts patentés, un nouveau schéma se dessine progressivement, qui relève d’ailleurs davantage de l’affichage d’intentions que de la réalité prévisible. La préoccupation utilitariste s’affine et, combinée avec les réminiscences eugénistes, s’organise autour de deux orientations : primo, s’il le faut et là où il le faut et dans la quantité qu’il faut, on va importer de l’immigration « de qualité », secundo, si de surcroît des besoins de main-d’oeuvre ordinaire se font sentir, alors on veillera à la fois à ce qu’il s’agisse de contrats à durée limitée et à choisir des travailleurs en provenance de pays culturellement proches des nôtres(par exemple, les chrétiens d’Europe centrale et orientale remplaceront opportunément les musulmans d’Afrique).
Les milieux proches du patronat sont parfois tiraillés et pour le moins sceptiques quant à la validité d’un croisement raisonné des variables quantité, temps et qualité. Une immigration, dite « non qualifiée mais professionnelle » pourrait succéder à celle des anciens OS de la métallurgie, énonce Arnaud du Crest (qui propose cependant d’épuiser d’abord toutes les ressources offertes par les femmes, les jeunes et les chômeurs) [4]. C’est pourtant - il semble l’ignorer - depuis longtemps le cas pour l’emploi, par définition clandestin, des étrangers dépourvus de titres de travail. Ignorant ces réalités, le directeur de la même revue, Hugues de Jouvenel, reprend les vieux clichés et dit « oui à l’apport de travailleurs étrangers » de type 3D : demanding, dangerous, dirty - « difficiles, dangereux, sales » [5]. Grosso modo, la tendance de l’aile gauche et technocratique du patronat est celle de la prudence et de la souplesse pragmatique. Ces gens-là n’ont rien appris : éternel trait de l’opportunisme.
Le président du Haut conseil à l’intégration, Patrick Weil, qui s’est spécialisé dans l’art de dire en nuances le tout et son contraire [6], demandant que « l’administration cesse d’avoir une attitude trop restrictive », et estimant que « s’il faut un cadre, il ne doit pas être trop contraignant », après avoir autrefois admiré le système allemand des gastarbeiter, énonce aujourd’hui que « le récent exemple allemand nous montre ce qu’il ne faut pas faire ». Et il ajoute, dans un élan volontariste qui confine à l’aveuglement, qu’il « faudra imaginer des migrations saisonnières avec les pays de la rive sud de la Méditerranée » (Le Monde 20 juin 2000). Sami Naïr assène de son côté qu’il faut aujourd’hui « systématiser le modèle des migrations temporaires » et que « l’expérience allemande des contrats de travail temporaires devrait être méditée sérieusement » (Libération 23 juin 2000).Clairement, ce qui arrive à pas feutrés - et malgré les dénis de Patrick Weil [7] -, c’est une préparation de l’opinion à une politique de quotas, dont chacun sait que, si elle est effective, elle débouche sur une gestion eugéniste (dans ses différentes variantes : communautariste, discriminatoire, voire raciste) de la force de travail allogène. Ces experts, par ces suggestions qui relèvent plus de la propagande que d’une volonté politique planifiée, oublient d’ailleurs - ce qui est symptomatique - de préciser comment la France, toute xénophobie mise à part et dans le plus total respect des droits de l’homme (on connaît sur ce point les moeurs de tous nos ministères de l’Intérieur sans exception), va s’y prendre pour renvoyer ces « saisonniers » et autres « temporaires » une fois le contrat échu. Cette simple omission suffit à discréditer leurs propositions - ou comment de nouvelles formes d’autoritarisme national-républicain se profilent à l’ombre de l’utilitarisme et de l’eugénisme migratoires.
Parallèlement, des voies complémentaires sont tout naturellement explorées : on reparle ainsi de délocalisation. L’installation de certains services et industries dans des pays où la législation du travail est plus souple (pas toujours des pays dominés : le Canada et l’Irlande en sont des exemples) permet non seulement des gains de coût, mais aussi et avant tout de se décharger de ce double « problème » devenu obsessionnel, que trahissent bien les déclarations citées plus haut : « Ces travailleurs, comment s’en débarrasser après utilisation ; leurs enfants, comment leur refuser le droit d’être chez nous, puisqu’ils y sont aussi chez eux ? » Enfin, par la délocalisation, la nation et ses acteurs économiques récupèrent d’un seul mouvement la maîtrise et la légitimité du choix - si du moins ils ne sont pas dénoncés pour dumping social.
Mais c’est l’actuel président de la Commission Européenne, Romano Prodi, qui résume le mieux le new look de l’utilitarisme migratoire quand, après avoir déploré que « à propos d’immigration, actuellement, on fait une politique à partir d’émotions », il déclare : « Nous avons besoin des immigrés, mais ils devront être scelti, controllati e collocati », c’est-à-dire « choisis, contrôlés et placés [au bon endroit] » (Dépêche Ansa 11 septembre 2000).
Il se dessine là une étonnante résurgence des classements culturo-raciaux, ceux de la démographie de Georges Mauco et Alfred Sauvy : éternel eugénisme, à la nuance près qu’il s’agit cette fois d’importer des gens dont on affirme qu’ils ne resteront pas [8].
la régularisation comme mode de gestion de la force de travail
Retour aux réalités, tout aussi douteuses que les doctrines. Depuis environ vingt ans, une des annonces favorites à l’appui de l’introuvable « politique » migratoire est la nécessité de lutter simultanément contre l’immigration illégale et contre le travail clandestin [9]. Sur le premier front, on n’observe pas sur le terrain de diminution notable des entrées ou des permanences illégales, et les politiques extrêmement restrictives en matière d’asile, par ailleurs, dans le cas français, totalement indéfendables du point de vue des principes internationaux, n’endiguent rien. Quant à la lutte contre l’emploi illégal, il semble préférable de ne pas en parler tant elle est insignifiante et contraire à des intérêts puissants, toujours prêts à se faire entendre sur leurs deux registres habituels : celui du chantage à l’emploi et celui de la corruption.
Il faudrait enfin évoquer les campagnes de régularisation, dont les pays nord-méditerranéens se sont fait une spécialité, parfois dans la plus grande discrétion [10]. C’est devenu une habitude de gestion sur le modèle de la précarité entretenue, suivant un scénario qui, précisément, rappelle celui des temps bénis : on laisse immigrer(par choix ou par impuissance), on laisse la personne entrer dans les circuits du travail non déclaré et consolider son installation, puis on la régularise. En matière de cynisme, la formule ne le cède en rien à celle que proposent les experts français dont il a été question. D’ailleurs la France a eu recours aussi à ce genre de procédés, et l’on doit préciser à son corps défendant que cela s’est fait sous la pression légitime des immigrés sans papiers et des démocrates français qui les soutenaient. Plus encore, elle a institué (discrètement, presque clandestinement, pourrait-on dire), par la loi du 11 mai 1998, dite Chevènement, un dispositif de régularisation permanente d’étrangers en situation irrégulière. Ce dispositif est bien pratique : il ouvre une possibilité mais il reste discrétionnaire - les instructions aux préfets donnant le ton selon les humeurs de la politique et de l’économie [11].
Dans tout ce débat, les pays dominés sont considérés comme une garenne, c’est-à-dire un terrain de chasse. À l’heure où, dans les milieux patronaux, certains bons esprits libéraux ne manquent pas de rappeler qu’hélas ! aujourd’hui tout circule sauf les hommes, on s’apprête à reproduire les mêmes stratégies, où le tiers-monde est un réservoir de travailleurs - et peu importe d’ailleurs si nos « politiques » d’immigration le saignent à blanc. Face à ce libéralisme économique, peut-être faut-il opposer un libéralisme politique, assorti d’une vigilance renouvelée sur la question des droits de l’homme : oui à l’ouverture des frontières aux étrangers, mais à condition que soient imposées des règles juridiques maximales et semblables à tous, tant sur le plan du travail que sur celui de la citoyenneté. Sinon, l’on saura que le rêve d’une Europe unie n’est qu’un rêve nationaliste de la pire espèce.
Notes
[1] Jean Faber, Les indésirables - L’intégration à la française, Grasset, 2000, p. 15-16. On notera que l’auteur utilise le mot « immigré » au sens large de « tête d’immigré », tout en rappelant que beaucoup (et la quasi-totalité parmi les jeunes ainsi qualifiés) sont français. Cette terminologie élargie, qui renvoie aux perceptions et non aux réalités, a des avantages et aussi beaucoup d’inconvénients, dont la discussion dépasse le but de cet article. Ici, ce mot désignera l’immigré stricto sensu, c’est-à-dire la personne qui est née dans un autre pays et est venue séjourner sur notre sol. Quant aux autres, on utilisera faute de mieux les périphrases habituelles, telles que « enfant » ou « descendant d’immigré ». Aucun terme n’est tout à fait satisfaisant : voir par exemple la critique des notions de beur, black, deuxième génération etc. proposée par Véronique De Rudder dans : « Identité, origine et étiquetage - De l’ethnique au racial, savamment cultivés... », Journal des anthropologues, n° 72-73, 1998, p. 31-47.
[2] Patrick Weil, La France et ses étrangers - L’aventure d’une politique de l’immigration, 1938-1991, Calmann-Lévy,1991, p.54-55.
[3] Replacement Migration : Is it a Solution to Declining and Ageing Population ?, New York, mars 2000. Cf. le compte rendu du prérapport dans Le Monde du 6 janvier 2000.
[4] « Chômage paradoxal et difficultés de recrutement », Futuribles n°254, juin 2000.
[5] Futuribles n°254, juin 2000.
[6] Cf. notre critique dans De l’immigration zéro aux quotas, Le Monde Diplomatique novembre 2000.
[7] « Au niveau national, il ne faut pas envisager des quotas » (ibid.). Il semble sous-entendu qu’aux niveaux régional, ou sectoriel, ou ethnique, cela peut s’envisager.
[8] Pour plus de détails sur l’enracinement eugéniste de la démographie (et d’une partie de la science politique)française, cf. le livre de Hervé Le Bras et Sandrine Bertaux, L’invention des populations - æ©Biologie, idéologie et politique, Odile Jacob, 2000.
[9] Cf. les différentes contributions à l’ouvrage collectif présenté par Didier Fassin, Alain Morice et Catherine Quiminal, Les lois de l’inhospitalité - Les politiques de l’immigration à l’épreuve des sans-papiers, La Découverte, 1997. Cf. aussi, de Emmanuel Terray, « Le travail des étrangers en situation irrégulière ou la délocalisation sur place », in Étienne Balibar et al., Sans-papiers : l’archaïsme fatal, La Découverte, 1999.
[10] Cf. la rubrique de Claire Rodier, « Les choix politiques contrastés des États européens face aux "sans-papiers" », L’état de la France 1999-2000, La Découverte & Syros, 2000.
[11] Cf. l’analyse de Jean-Pierre Alaux, Jeux de loi, Les Inrockuptibles 7 octobre 1998.