Vacarme 36 / cahier

vies d’enfants / 2

le prince

par

John Aubrey inventa ses Vies brèves vers 1680 ; Marcel Schwob à son tour, en 1896, publia de parfaites Vies imaginaires. Les Vies que voilà, modestes, partent de tableaux ; mais il ne s’agit pas de tant de peinture : d’enfants.

à June Leaf

Le prince Baltasar Carlos, 1631 à 1639 par Velázquez

Le premier portrait de Baltasar Carlos par Velázquez n’est pas celui d’un futur roi. C’est celui, exceptionnel, d’un nain — le sien. Ou bien celui du costume du petit prince, ou du rideau derrière lui, cramoisi, ou d’un bout de coussin bordé de passementerie, agrémenté de plumes tranchant avec la lame d’une hallebarde. Ou bien c’est une variation sur un thème en rouge et ses contrepoints or, noir, blanc, aucune autre couleur, pour quoi faire, sinon dans l’ombre, au col du nain.

Il est encore trop tôt pour que cet enfant soit un prince autrement que parce que c’est écrit, tout ce que semble exprimer son maintien, c’est : Je ne dois pas — je ne peux pas bouger. On a lissé ses boucles, déployé la dentelle du col, porté la dernière main à son costume, armure et pourpoint, et large jupe brodée d’or, dentelle encore aux poignets, de l’or à la ceinture, et comme si ce n’était pas assez, un large ruban rose-rouge en travers de la poitrine, noué à la taille, ses pans flottent sur le velours. Ses mains serrent la garde ouvragée d’une épée, un bâton de commandeur des armées. Le jeune Baltasar s’applique à tout cela, il ne respire presque pas ; son regard, sa bouche close, ses doigts repliés ne disent rien, ne peuvent rien exprimer d’autre que sa concentration muette, une sorte d’exploit qu’il accomplit sans même le savoir, ce n’est que le premier des exploits que doit accomplir l’enfant-roi.

Tout ceci serait triste, infiniment, malgré la splendeur du décor, de la peinture qui le rend, le chatoiement de draperies, le jeu de lueurs sur le fil du rideau, malgré la douceur du coussin, le souffle de plumes contre le métal... n’était la figure, essentielle, du nain. Car au tout petit prince on en a donné un, à sa taille, qui donc ne saurait l’effrayer, comme lui porte la robe des jeunes enfants — avec un col plus simple, un tablier, un collier comme en ont les nourrices afin d’amuser les bébés. Le nain tient une pomme, qu’elle roule ou soit mangée, un hochet sphérique au bout d’un manche court, agite ses grelots, et alors cela donne à la scène un ton plus joyeux, quand on craignait de la trouver morne, guindée. Ce nain, quelle est son histoire, quel âge a-t-il, c’est difficile de l’imaginer, ses traits sont juvéniles ; quand il tourne la tête, les yeux rivés sur quelqu’un, une crainte se lit sur ce visage, laquelle, il craint que quelque chose, il ne sait quoi, n’arrive à cet autre pas plus grand que lui, objet de toutes les attentions, si démuni. Et le nain veille à tout, son prince ne devra manquer de rien, jamais il ne devra pleurer, lui doit l’amuser, s’affaire, lui parle, il lui est attaché. Ce que le nain regarde, au-delà du tableau, c’est le cortège infini des devoirs qui attendent son protégé, devoirs que rappelle chacun des objets, panache pour l’apparat, lame pour les guerres qu’il lui faudra mener, avec armes ou sans, afin de garder l’héritage ou même l’augmenter — cela s’appelle exercer le pouvoir. De tout cela, le nain de Baltasar Carlos ne sait que le principe, mais il l’a présent à l’esprit, ce souci fait de lui, alors que rien encore ne menace, une figure du service et de la vigilance.

Au moment du portrait suivant Baltasar Carlos a trois ans, l’artiste le peint exactement dans la même attitude, au centre de la toile, campé sur ses pieds, tenant d’une main son bâton, de l’autre son épée, il porte encore armure, pourpoint, jupe, col, dentelles au poignet, ruban barrant le buste (et cape courte aux épaules), auprès d’un rideau rouge, un coussin gît au sol, pourtant des détails ont changé. Désormais il est seul, fier de l’être, il s’affirme avec netteté. On ne saurait se tromper à ses boucles dorées, à son oreille petite, à sa bouche très enfantine : le regard très noir vient se planter dans celui du peintre, dans le nôtre, qui le regardons. De ce jour Baltasar Carlos regarde Velázquez le peindre, il sait qui se tient face à lui et pourquoi, il se prête à la pose parce qu’il doit, on lui a dit, peut-être aussi parce que tout cela a commencé de l’intriguer confusément, cette fois il ne se laisse pas seulement peindre, il s’intéresse à qui le peint et comment, pour la première mais pas pour la dernière fois.

Qu’y a-t-il encore de changé, avec le troisième portrait, chez cet enfant qui sera roi — peut-être, peut-être pas ? Il a l’air ici de danser, l’air mobile, quelque chose d’un jouet, un culbuto, ou bien monté sur des roulettes. Il tient une nouvelle fois son bâton de chef des armées, le tient comme un levier d’une machine gigantesque — un manège. On jurerait qu’il va se mettre à tourner sur lui-même, une musique va se faire entendre et on le verra rire, prendre part à la fête. Pourtant le décor est plus sombre, plus de tapis, un fond noir, plus de ganse ni glands dorés, un rideau foncé, seul un chapeau laissé là disparaît sous une profusion de plumes d’un blanc gris. Cette fois le prince est habillé d’argent que rehausse un ruban rose, les habituelles dentelles, son habit décline celui que portait son père dans un portrait du même Velázquez, les voilà donc associés d’une certaine façon, ils le seront encore, grâce au peintre, le resteront. Le modèle a l’air impatient : de grandir, commander, se faire entendre, que lui a-t-on dit de son prochain métier ? Tant d’énergie accumulée, de désir, volonté chez un si petit homme. Les mains serrées toujours, dans l’œil une étincelle. Tout va venir, le voilà prêt déjà, et tout va commencer.

La fois suivante, tout a commencé. Baltasar Carlos brandit haut son bâton, le ruban flotte, le portrait est à cheval et le cheval se cabre, des nuages traversent un ciel gris-bleu, au-dessus de montagnes pelées, vertes, enneigées, il règne sur le monde à cinq ans, jeune prince en noir et or, hautes bottes et chapeau, cape au vent. Il monte un petit cheval rond, la queue, la crinière abondantes, harnaché précieux, qui rue. Cela n’effraye pas son cavalier, très droit, le visage absolument calme, l’œil sous l’ombre du chapeau comme une vrille. Le portrait équestre serait un parmi d’autres, commandes pour la maison des plaisirs du Buen Retiro, s’il n’était celui d’un enfant, aussi impérieux que ceux de ses parents, de son oncle, d’Olivares, ministre conseiller du roi.

Autre chose : il est ganté. Maître de sa monture il tient les rênes et ne cesse de vous fixer : Me voici.

L’incarnation de la décision, de la puissance à venir, du courage, est entourée d’une délicatesse immense dans la peinture de l’animal, du costume, du paysage. Les plans s’étagent, clairs et doux, cela ne diminue en rien la force que dégage le si jeune prince, c’est une autre caresse à sa joue, en priant pour que demeurent longtemps préservés le naturel, la grâce qu’il montre ici pour la première fois, au grand jour. Il a déjà beaucoup appris, il ne cesse d’apprendre, sait quel est son devoir, obéit à son père et l’admire, il observe ce peintre qui le peint pour la quatrième fois, se demande quel est cet homme qui le connaît, qu’il ne connaît pas bien mais voudrait bien connaître. Achevé, le portrait décidément lui plaît. Il le dit, gratifie son auteur d’un mot sincère, il se voit là tel qu’il doit apparaître, il le sent. Probablement aussi l’enfant est soulagé que se soient achevées les séances longues de pose en majesté déjà. Quant à celui qui peint, il en a décidé, il ne s’en défend pas.

Quelques mois plus tard Baltasar Carlos de nouveau fait se cabrer son cheval, et l’arrête — un autre petit cheval, noir, du blanc au front ; son maître le tient court, lui toujours paradant, poing sur la hanche, même regard sous le chapeau, même allure affirmant : Me voici. Sans suffisance. On l’observe : le ministre influent de son père, et plus loin au balcon ses parents, tout près celui qui lui enseigne l’équitation, un valet et un nain, devant une bâtisse rose, imposante sous un ciel bizarre. Il y a dans l’air comme une dureté, une atmosphère dramatique malgré la présence de familiers. Les talents du prince à cheval n’ont rien d’exceptionnel, ce qu’il démontre c’est la force de son caractère, un sang-froid impressionnant chez un si jeune enfant. Il ne sourit pas plus qu’avant, pourquoi sourirait-il ? Point de mire, il domine la situation. Plus jamais il n’aura de compagnon, aucun ne serait son égal — de nain, pas plus. Dorénavant c’est avec son père qu’il ira parfois, quand il n’accomplit pas son apprentissage de roi. Le ruban n’est plus pâle, il flamboie — il faut cela pour faire pièce au noir des cieux, des costumes alentour, il faut le blanc éclatant des plumes, le rouge sur son cœur, et faire que ce cheval qui caracole soit dompté, pour que tous applaudissent. En vérité le petit prince donne sa mesure. Et sans quitter l’artiste des yeux, nous non plus : Regardez-moi.

Le portrait suivant a quelque chose de détaché, détendu, c’est aussi la déclinaison d’un portrait de Philippe IV en costume de chasse — Velázquez fera même un portrait analogue du frère du roi. Puisque l’enfant parfois accompagne son père, lui aussi sera peint près d’un arbre, devant un paysage gris, vert ou brun, mi-monts, mi-nuages. Deux chiens sont avec lui, l’un paisiblement endormi, l’autre assis, un lévrier frémissant comme le veut sa race. Le petit prince est comme le chat, botté — et coiffé, ganté, portant culotte, ample veste, dentelle au col, il tient le canon d’un fusil dont la crosse est à terre. Plus de boucles, une frange, la bouche reste close, le même regard sonde ceux qui lui font face. La même assurance qui réussit à n’avoir rien d’outré, de déplaisant. Verrait-on ce seul tableau, aucun des précédents, on ne saurait douter que l’enfant est un prince. Il a les traits de son père, visage long, œil profond, une sorte de lippe (heureusement chez lui moins prononcée).

Au fil des toiles, qu’apprend-on sur ce petit garçon, ses relations avec son peintre ? Baltasar Carlos doit avoir sept ans lorsqu’il pose en chasseur, l’impression que donne ce portrait des jours tranquilles est d’une entente entre l’artiste et son modèle, tous deux connaissent qui est qui, ce sentiment relayé par d’autres signes appartenant à la nature en demi-teintes, tons d’automne vert-de-gris, fauves, écrin pas si sévère pour un enfant raisonnable. Il y a le chêne au tronc noueux, aux feuilles frissonnantes, la lumière sur les reliefs en pente douce, les nuées couleur de perle. Et surtout les deux chiens, celui qui, aigu, se tient à l’affût, et cet autre, imposant, qui forme au sol une espèce de descente de lit bien près d’être sonore. Voilà qui pourrait amuser le prince, voilà qui, on l’espère, l’amuse, même s’il se garde de le laisser voir.

Le dernier portrait n’aurait pas dû l’être, il l’est devenu. Baltasar Carlos a neuf ans. Vêtu comme un adulte, noir et gris argent, il ne porte plus au cou qu’une médaille, ses cheveux lisses encadrent son visage, une main repose sur la garde de l’épée, l’autre sur le dossier d’une chaise à sa taille, quand la table derrière, son chapeau dessus, est une table ordinaire. Le prince a là son regard décidé, sûr des moyens dont il dispose, de ce qui l’attend. Il meurt quelques années après, à la veille de ses dix-sept ans.

La dernière chose que je sais de lui : Velázquez, quand il peint Les Ménines, est dans les appartements autrefois réservés au prince, ceux-là même où, sans doute, sauf pour les portraits en plein air, il avait peint Baltasar Carlos.

Petite fille en gris, vers 1640 par Diego Velázquez

J’aurai cinq ans bientôt, je ne suis pas une princesse, je ne suis la fille de personne, m’en moque, je sais jouer mieux qu’elles, mieux que tous ces enfants de rois, de princes, grands. J’habite quelque part tout au fond du palais, on ne me donne pas souvent la permission d’en sortir ni d’aller à mon gré, je sors quand même, parfois m’échappe dans la galerie, qui s’en aperçoit, personne. Je me promène, fais tranquillement mon tour, invisible, une petite fille en gris, personne ne la voit. Moi je vois. Il suffit de me regarder pour savoir. Les yeux très noirs je suis là, je sais bien. Tout ce que j’ai vu je l’ai vu. Je ne dis rien — à qui devrais-je dire quoi, on me demande uniquement de ne pas faire parler de moi, de rester sage, et douce. Je ne le suis pas du tout.

Je ne rêve pas à qui je voudrais être, à qui je serai, je pourrais m’imaginer reine, nonne sûrement pas. Si je ne souris pas du moins je ne suis pas triste. J’observe et je suis au monde. Ce matin le ciel était si neuf et clair, changeant, je me suis coiffée toute seule, pas de fleur ni de perles dans mes cheveux lourds, et ma robe est si neutre qu’on n’en retient que la couleur, à peine. Mes joues je les perdrai, pas tout de suite. Ce regard je ne le perdrai pas.

J’aime les oiseaux mieux que les chats, les chiens, les tortues et les singes. N’ai pas le droit de cueillir les fleurs des parterres, mais il arrive qu’un des jardiniers m’en donne, il a vu comme je guettais leur passage, glanais après tout ce que je pouvais, il a vu comme j’aime faire des bouquets. Ces bouquets, à qui les donner, parfois je pense à qui je pourrais les offrir, j’imagine, quelqu’un que je ne connais pas.

Aujourd’hui je suis gaie, me suis levée avant les autres, tous, pour voir dans le froid l’aube passer du violet au rose orangé, puis le bleu est monté. Je ne laisserai rien, de moi ne restera qu’un visage, pas oubliable. Il se pourrait que j’aie été Ines, la fille aînée de Francisca, elle-même la fille aînée du peintre Velázquez et de Juana, fille du maître Pacheco. Faut-il en être sûr pour ne pas m’oublier ? On ne m’oubliera pas.

Post-scriptum

Diego Velázquez, Le Prince Baltasar Carlos en costume de chasse, 1635-1636, huile sur toile, 190 x 103 cm, Prado, Madrid ; Diego Velázquez, Petite fille, vers 1640, huile sur toile, 51,5 x 41 cm, The Hispanic Society, New York.