Vacarme 36 / cahier

écritures de la musique / 2

La musique hors-la-loi

par

La meilleure façon de nouer ensemble musique et politique n’est sans doute pas la pratique de l’analogie rapide. C’est pourtant bien ce dont procèdent grossièrement les discours servant des fins de disqualification ou de dénonciation, quitte à méconnaître les œuvres. Ainsi, on croyait peut-être en avoir fini avec la mise en accusation de la musique sérielle : ce second volet dédié aux écritures de la musique nous montre qu’il n’en est rien.

« S’il existait un tribunal pour les choses de l’art, il faudrait immédiatement y déférer MM. Berg et Webern, et au moins mettre M. Schoenberg en examen en tant que spiritus rector de cet abus contre la musique. À moins que l’autorité la plus compétente dans ce cas ne soit le psychiatre ». C’est dans ces termes que Veritas, pseudonyme d’un critique peu courageux, inculpe en 1913 ces trois compositeurs. La création publique de leurs partitions avait provoqué une quasi-émeute et conduit une partie de l’assistance au poste de police. L’image psychiatrique n’est alors pas surprenante : nous sommes dans la Vienne de Freud. L’allusion médicale était par ailleurs déjà à l’œuvre dans Le Cas Wagner de Nietzsche. Dans un registre différent, mais avec aussi peu de délicatesse, un autre écrivait en 1909 : « J’entends dire que le ministre de la guerre veut employer la musique de Schoenberg contre les bandes de Serbes qui menacent nos frontières [1]. » De nouveau, la remarque s’inscrit dans son époque : l’armée allemande a été mobilisée après les attentats des groupes nationalistes qui ont réagi à l’annexion de la Bosnie par l’Autriche-Hongrie. Ces résonances discursives entre le musical et le politique étaient monnaie courante. Ils le sont encore aujourd’hui, quoique souvent de façon plus sourde.

En effet, plus de cinquante ans après sa mort, le cadavre d’Arnold Schoenberg bouge encore. Il semble que ne soit pas complètement tari le danger suscité par la musique de la Seconde École de Vienne. Toutefois, la menace paraît plus inquiétante : ce qui était, au début du XXe siècle, le choix de quelques artistes isolés serait devenu l’arme de destruction auditive d’une avant-garde officielle, d’un nouvel académisme. L’État se retrouve aussi sur le banc des accusés. C’est tout du moins la thèse principale de l’ouvrage de Benoît Duteurtre, Requiem pour une avant-garde (réédité cette année aux Belles Lettres).

Les polémiques lors de la première édition (1995) furent nombreuses. Dix ans et quelques romans plus tard, devenu, entre autres, producteur d’une émission hebdomadaire sur France Musique, Duteurtre « enfonce le clou » (quatrième de couverture) et n’indigne plus personne : son « autre histoire de la musique moderne » (bandeau de couverture) est dans l’air du temps. On en veut pour preuve notamment le fabuleux destin de son ami Jean-François Zygel [2], professeur d’harmonie et d’improvisation au clavier au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, et nouvelle coqueluche des mélomanes avec ses « Leçons de musique » [3] dont l’édition en DVD (Naïve) a reçu une Victoire de la musique classique cette année. Il ne s’agit pas ici de prendre position sur l’aspect esthétique de la querelle, ou du moins indirectement. En interrogeant l’argumentation logique déployée par Duteurtre pour disqualifier une « certaine musique contemporaine », c’est avant tout un positionnement idéologique qu’il faut dénouer.

La démonstration de Benoît Duteurtre repose en premier lieu sur une dénonciation de la musique atonale et sérielle. Celle-ci serait contraire à la nature, aux lois de l’acoustique. La sensibilité tonale caractériserait « toutes les données de la pratique et de la perception musicales, telles qu’elles sont apparues presque toujours et partout. On n’oserait affirmer qu’il doive en être éternellement ainsi » (p. 68-69). On appréciera le subtil art de la prétérition ; soulignons surtout le sens de l’italique. Le nœud de l’argument réside dans ce glissement entre une conception descriptive et scientifique de la loi énoncée par ailleurs et une approche normative proclamée comme une injonction morale. Il procède selon la logique des avocats du droit naturel, confrontés à des lois positives susceptibles d’aller à l’encontre d’une légitimité prétendument universelle et transhistorique. Ce tour de passe-passe, ce numéro de funambule entre la physique et la morale se double d’une opposition plus explicitement politique.

Est mise notamment en avant la concordance conjoncturelle du « succès » de la musique atonale et sérielle avec la révolution soviétique. Schoenberg et Pierre Boulez notamment se sont appuyés pour imposer leur musique sur un vocabulaire d’inspiration marxiste. Ils ont invoqué une « dialectique historique » pour justifier leurs orientations esthétiques. C’est en vertu de ces usages que Duteurtre considère qu’il peut écrire : « De même que l’action politique d’inspiration marxiste a engendré, au nom de la nécessité historique, de monstrueux accommodements où la vie humaine devenait négligeable, de même l’obsession historique peut favoriser des égarements artistiques proches de l’absurde. » (p. 140) On est rassuré d’apprendre quelques lignes plus bas que la musique atonale a eu « des conséquences heureusement moins violentes ». Ce propos appelle au moins trois remarques.

Cette musique aurait donc été violente ! Que Pierre Boulez en particulier se soit comporté comme un terroriste intellectuel, prononçant anathèmes et condamnations, il n’y a aucun doute. Que sa musique en tant que telle l’ait été, cela reste à démontrer. Par ailleurs, l’homologie lexicale est trompeuse. Ce n’est pas parce que les termes utilisés sont les mêmes en soi qu’ils ont la même signification. Faut-il rappeler le contexte historique et intellectuel de l’époque ? De plus, si le régime soviétique s’est illustré en matière musicale, ce n’est guère dans sa défense de la musique atonale. Ou alors le réalisme socialiste n’est pas celui qu’on croit ! Enfin et c’est là le fond du problème : l’argumentation repose sur une analogie trompeuse. Empruntons à Robert Musil, critiquant Le Déclin de l’Occident de Spengler, un exemple : « Il existe des papillons jaune citron ; il existe également des Chinois jaune citron. En un sens, on peut donc définir le papillon : Chinois nain ailé d’Europe centrale. Papillons et Chinois passent pour des symboles de la volupté. On entrevoit ici pour la première fois la possibilité d’une concordance, jamais étudiée encore, entre la grande période de la faune lépidoptère et la chinoise [4]. » Sous prétexte d’une vague ressemblance, deux phénomènes de nature absolument différente sont ainsi associés. Musique et politique, même combat ?

Pour Duteurtre, la pensée atonale « prône en fait un élargissement plus politique que musical : après l’ordre supposé archaïque des échelles tonales, cette révolution prétend libérer tous les sons et les mettre à égalité » (p. 28-29). Il s’agit d’un « gadget » (p. 42) accessible à tous. Dès lors, tout le monde peut se l’approprier et devenir compositeur. La crainte point que tout le monde puisse faire son petit compositeur, sans avoir reçu de formation digne de ce nom. Cette inquiétude face au slogan « tous égaux » fait écho aujourd’hui aux déplorations sur la crise actuelle des sociétés démocratiques contemporaines qui seraient ravagées par l’égalitarisme. Ainsi la musique sérielle aurait-elle tout d’un totalitarisme. C’est en effet l’État qui serait infesté à tous les niveaux institutionnels par ce dogme. Attention, gaspillage d’argent public ! De plus, cela ne laisserait plus de place à l’inspiration individuelle, à l’expression d’une sensibilité géniale. C’est pourtant méconnaître profondément les processus de création à l’œuvre chez ces compositeurs. L’émotion ne peut-elle pas entrer en compte dans le choix de la série et de son traitement ? En outre, la liberté chez ces musiciens était justement de se donner des contraintes. Que cela les ait dispensés par l’usage de leur liberté créatrice d’œuvrer à la liberté politique, c’est un autre problème. Mais alors que ces raisonnements contre une certaine musique contemporaine proclament haut et fort une légitimité naturelle, leur rhétorique ne se fonde que sur une analogie grossière entre musique et politique. En cela, bien que défendant des lignes esthétiques opposées, Duteurtre utilise des armes proches de ceux qu’il combat : Adorno — dont il faudra bien admettre un jour les défaillances conceptuelles en la matière — entrevoyait aussi un lien nécessaire entre matériau artistique et structure sociale. De ce point de vue, il serait temps, tout en le reformulant, de sortir de ce mode d’appréhension des liens entre musique et politique. En attendant, si le critique anonyme de 1913 ne supposait que l’existence du « tribunal des choses de l’art », la vulgate critique d’aujourd’hui avance drapée dans sa vérité avec la certitude de délivrer ses « leçons de musique ».

Notes

[1Sur l’ensemble des questions qui suivent, il faut lire les travaux d’Esteban Buch, en particulier Le Cas Schönberg. Naissance de l’avant-garde musicale, Gallimard, à paraître en septembre 2006.

[2Duteurtre le remercie de telle sorte qu’il apparaît (malgré lui ?) comme un proche complice.

[3Le Théâtre du Châtelet à Paris accueillera la saison prochaine une série de ses « Leçons de musique ».

[4Cité par Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l’analogie, Raisons d’Agir, 1999, p. 20-21.