Huguette
par Hortense Lyon
Lorsqu’elle entra dans le piège, Huguette découvrit le visage de son bourreau. « Quel est cet insecte, s’exclama-t-elle, et quel beau spécimen ! » Il lui rappelait l’un de ceux dont parfois son œil avait accroché la couleur au moment même où, d’un ample coup de langue, voluptueusement elle l’engloutissait. Une planche maintenait la tête d’Huguette à l’horizontal et un étau lui enserrait la gorge mais elle n’avait, malgré cela, pas de gros efforts à faire pour braquer vers lui son regard à plus de 180° sur sa droite. C’est à la portée de n’importe quel bovin. Non, ce qui la contrariait, c’était ce foutu contre-jour qui masquait les moindres détails de sa physionomie et puis il y avait ce muret qui les séparait. Si seulement elle avait pu en une seule ruade le faire tomber d’un bon coup de sabots. La partie inférieure de son squelette, les pattes et l’extrémité de l’abdomen, lui étaient invisibles. C’était d’autant plus agaçant que ce corps, d’un beau bleu azur traversé de zébrures, promettait derrière une carapace cylindrique une anatomie parfaite. Elle fit défiler le diaporama des images de tous les coléoptères qu’elle avait stockés dans sa mémoire après leur escale dans ses différents estomacs. Seul le scarabée-bouc ou certains capricornes auraient pu faire concurrence au spécimen qui s’agitait au dessus d’elle. Tandis que dans son esprit dansait une sarabande d’insectes, Huguette, appréciant le jaune de ses pattes supérieures et la ligne tirebouchonnée de son unique antenne, s’aperçut que tant de beauté lui mettait l’eau à la bouche. Était-ce un accident ou une erreur génétique ? Elle avait du mal à démêler la patte de l’antenne. Son corps avait beau être anormalement asymétrique, ce qu’elle voyait l’enchantait et lui donnait faim. Ses années d’expérience le museau au ras du sol lui avaient enseigné que chez elle, l’œil et la langue marchaient main dans la main. Mais elle savait aussi qu’ils avançaient ainsi contraints et forcés et d’un concert discordant. Leurs intérêts divergeaient. Il était toujours trop tard, sa gourmandise était incontrôlable et l’emportait sur l’esprit scientifique. Huguette menait avec fatalisme sa vie de ruminant mais se rêvait entomologiste, collectionneuse de cerfs-volants, de mantes religieuses aux puissantes mandibules, de sauterelles frivoles et de gracieuses libellules, de larves craquantes, et surtout de chenilles imberbes. Si seulement elle avait pu, une fois dans sa vie, épingler avant qu’il n’advienne le prince de la nuit, le sphinx à tête de mort.
Une fois pourtant, elle avait rencontré sa chenille près d’un buddleia. Grassouillette à souhait, elle portait une corne discrète et poussa un petit craquement, plus qu’un cri, lorsque... Huguette serra les dents et de toutes ses forces concentra son esprit pour revenir en arrière. La chenille apparut à nouveau sous ses yeux, langoureusement entortillée autour d’une brindille. Sous sa robe jaune et verte, ses petites pattes portaient des bottines à semelles-ventouses et au sommet de son crâne, elle arborait sa corne enroulée en chapeau. Huguette approcha son œil, elle regarda à la loupe : la corne granuleuse ressemblait à la surface de la lune tandis que le reste de son corps lisse et satiné brillait, l’obligeant à cligner des yeux. Huguette ferma l’œil et l’ouvrit à nouveau : le corps souple se cabra, trois paires de pattes battirent l’air au ralenti, la tête pivota lentement à droite et leurs regards se croisèrent. « C’est fou, se dit elle, ce qu’elle lui ressemble. Déjà sur son visage l’amorce d’une jolie tête de mort. »
À cette pensée, son cœur s’emballa et son corps tout entier s’enflamma. Quittant sa rêverie, Huguette leva la tête des quelques millimètres que lui permettait son harnachement. Elle vit le gros scarabée au-dessus de sa tête pencher son regard vers elle. Tandis que ses yeux plongeaient dans deux lacs opaques et vides, la vache soupira en pensant aux mondes fabuleux qu’elle avait laissés échapper. La peau de son dos se mit à trembler au contact d’un léger chatouillement quelque part près de sa colonne vertébrale. Les parois latérales se déplacèrent dans un bruit de poulie rouillée comprimant son ventre au point qu’elle se reprocha d’avoir mangé double ration de foin avant son départ dans la nuit. Elle se remémora les événements de la veille et constata que pour la première fois sa vie s’était emballée. Tout avait commencé dans des stalles malpropres et mal éclairées, par une attente qui lui aurait paru longue si n’était venu se presser contre elle un bœuf encore magnifique : un rouquin qui, à peine arrivé, lui confessa sous le sceau du secret qu’il avait vu de ses yeux le fermier qui l’avait nourri pendant plus de dix ans se faire dévorer par un verrat et que lui-même, par curiosité, en avait goûté. Depuis, son estomac ne supportait plus le foin, l’odeur même lui donnait des haut-le-cœur. Il était devenu carnivore, avait fui la ferme du drame et mené dans les bois une vie d’errance, ne sortant en plaine qu’entre chien et loup. C’est avec ces derniers qu’il partageait ses repas.
« Manger de la viande, c’est cruel et inhumain, comment l’homme peut-il en jouir ? », se révolta Huguette tout en ruminant sa botte de foin.
« Ne pas en manger, n’est-ce pas trop naturel pour être humain ? », lui renvoya le bœuf d’un air supérieur.
« Vous viviez à l’état sauvage une vie de paria. La chair, si je ne m’abuse, vous a fait dégringoler d’un coup et rouler en bas de l’échelle. »
« C’est vous qui le dites. N’avez-vous jamais rêvé de faire un pas de côté, au risque de vous étaler, n’avez-vous jamais essayé d’échapper ne serait-ce qu’une journée aux lois de votre petite nature ? »
La conversation était mal emmanchée. Huguette ne sachant que répondre regretta d’avoir l’esprit lent et embrouillé. Si elle avait pu marcher en faisant résonner ses sabots sur la chaussée veloutée d’une route bien goudronnée, elle serait parvenue, elle n’en doutait pas, à dérouler sa pensée. Mais elle était coincée là, elle manquait de perspectives, tout se bousculait dans sa tête et elle n’y pouvait rien.
« Prenez le tigre par exemple, de quoi est-il fait et à qui doit-il la vie ? Aux antilopes qu’il digère, éventuellement aux hommes s’il s’en trouve un sur son chemin, mais il les mange car il en a besoin. L’homme lui jouit de ce dont il n’a pas besoin, désire contre sa nature sans quoi il ne peut jouir. Vous devriez essayer vous aussi une fois dans votre vie. »
« L’homme ne comprend rien à la jouissance et encore moins à la fraternité. N’entend-il pas en lui gémir la vache, le porc, le poulet, l’agneau, le canard, l’autruche, le sanglier, le renne, le chevreau, le lapin, l’âne, le chien, la baleine, le cheval, la caille, le faisan, la biche, le chevreuil... »
« Ça va, j’ai compris. Que faites-vous des tortues, des poulpes, des crevettes, des homards, des crabes, des araignées, des carpes et de tous les muets de la terre et de la mer ? Et des sourds, des aveugles et des infirmes, des idiots et des fous ? »
Le bœuf hors d’haleine se tut un instant puis il continua.
« Savez-vous seulement ce que fait le tigre esseulé quand il a dévoré sa proie ? »
Huguette haussa les épaules et détourna la tête.
« Il pleure. »
« Laissez-moi ruminer tranquille. Vous ne saurez jamais ce qui le fait pleurer. Moi je n’aime que ce que je vois, la surface des choses. L’enveloppe est tout ce qui m’importe, c’est elle qui m’a plu en vous, la couleur de votre poil mais dites-vous bien : toutes vos profondeurs m’indiffèrent. Seule est belle la carapace, la peau avec ou sans poils, les écailles, la couleur, les ailes des papillons... »
Huguette se tut. Il avait raison. Le regret l’envahit d’une existence trop rangée, sans risque et sans surprise. Elle soupira avant de fermer les yeux. Ses longs cils avaient gardé leur courbure de jeunesse. Sa panse élargie marquait à peine un début d’affaissement. Une dernière rumination et elle s’endormit. Sans transition, en l’espace d’un battement de paupière, un monde merveilleux vint à elle, sous la forme virevoltante d’un helicopis cupido ou papillon à six queues. Elle rêvait qu’elle était à l’affût près d’un massif de zinias, prête à abattre son filet. Mais au moment précis où son geste, d’une parfaite maîtrise, ferait d’elle — in extremis — une entomologiste, elle ressentit une douleur aiguë à l’oreille droite. Elle se réveilla dans un meuglement déchirant, mais ce n’était pas le sien.
« Je vous ai blessée, jamais je ne me le pardonnerai. J’ai essayé de me retenir mais voyez vous, mon appétit est sans limite. » Puis le bœuf s’effondra. « Qu’ai-je fait ? Si vous ne vous étiez pas réveillée, si un sursaut de conscience ne m’avait retenu, je vous aurais dévorée tout entière. Tuez-moi, je suis un cannibale et je veux mourir. » Sa plainte n’en finissait pas. Heureusement la nuit touchait à sa fin et au petit matin, bœufs, veaux et vaches sans distinction furent rassemblés puis jetés dans des camions et Huguette ne l’a plus revu.
Ses quatre pattes ne trouvant à s’appuyer, se balançaient mollement dans le vide lorsque entre ses oreilles, une voix haut perchée se mit à chanter en boucle « adieu plancher des vaches... plancher des vaches, adieu plancher... » D’où venait cet air ? Elle roula les yeux un demi-tour à gauche et décrivit du regard quelques volutes anarchiques suivant le bourdonnement de ce qu’elle découvrit être une mouche, dont les élytres reflétant la lumière brillaient d’éclats vert émeraude. Huguette aurait voulu se boucher les oreilles. Elle essaya de se débattre mais son cou était pris dans un étau serré et sa tête immobilisée. Un sentiment mêlé d’impuissance et de culpabilité l’envahit. Etait-ce la vengeance de tous ceux que son estomac avait inlassablement ruminés ? Qu’ils fussent moucherons ou coccinelles, sauterelles, scarabées ou araignées sa langue comme un typhon les avait emportés. À nouveau elle contempla, éblouie, son bourreau, puis sans pouvoir trancher entre le remords et l’amour de tant de beauté, de bonne grâce elle lui offrit son front. Bang !