Vacarme 36 / cahier

les petites puissances d’une fiction

par

Cindy the Doll is mine, court-métrage de Bertrand Bonello, s’inspire, en les mettant en scène, de clichés de la photographe Cindy Sherman. Moins hommage que réinvention, moins commentaire que prolongement gestuel, le film rejoue le récit à l’œuvre dans la photographie. C’est une mise en intrigue qui se déploie pour donner figure à la métamorphose du modèle en actrice. S’y exprime alors pour le spectateur toute la puissance affective d’une action réduite à sa plus simple émotion.

Cindy the Doll is Mine est un film de Bertrand Bonello, un court-métrage. Réalisé à partir d’une commande — faire en s’inspirant de l’une des pièces d’une collection publique d’art contemporain —, il réinvente fidèlement quelque chose d’une photographie de Sherman. Il en reproduit l’auto-duplication : une puis deux femmes. Il la déploie en durée : expansion temporelle des pleurs. Il en réassume surtout le double geste d’un arrachement au réalisme et d’une contestation de la prise directe. Rien d’une auto-fiction, tout le contraire même : juste de la fiction. Ni document, ni témoignage. Procès hétérogène à la mémoire : inventaire peut-être, réminiscence sûrement pas. Une construction et une production.

Cindy la brune prend la blonde en photo, et veut qu’elle pleure, la fait pleurer et finit par en pleurer. Tel est le petit récit reconstruit par le cinéaste, qui en dit d’ailleurs assez précisément la procédure et l’inspiration : « Elle (Sherman) fabrique tout de suite de la fiction, chaque photo raconte une histoire comme si on pouvait tout de suite l’inscrire dans un film. Et c’est un peu ce que j’ai fait : j’ai pris une de ses images, j’ai pris le personnage qu’elle avait mis en scène et je l’ai remis dans un film ». À ceci près que le film raconte encore l’invention d’une prise de vue. En cela, on notera qu’il fait écho au propos de l’artiste, inverse, dans un entretien récent avec Arthur Danto : « J’ai toujours été intéressée par le cinéma, ou du moins par la narration visuelle ». Et la suite de l’entretien lui fait préciser : ce sont les photographies de plateau récupérées dans des brocantes qui font pour elle inspiration ou origine. Allers-retours de la photographie au cinéma, et du cinéma au film-stills ou au rear screen projections. Restitution au sens économique du terme. Emprunt et réemploi. Échange réglé.

« C’étaient des fragments de photos jetées, sans rapport entre elles. Il y en avait des paquets. Parfois on reconnaissait quelques films, mais le plus souvent aucun. Alors on se fabrique sa propre histoire sur ce qui peut se passer » poursuit Sherman. Je ferai du coup l’hypothèse que le cinéaste situe la question Cindy en-deçà de l’anatomie des stéréotypes qui constitue le trait le plus régulièrement identifié du travail de l’artiste. C’est la fabrique d’une photo qui est ici mise en scène. C’est la demande de l’artiste au modèle, homologue sans doute à celle du réalisateur à l’actrice, qui est le nœud de cette petite intrigue. Un désir, un effet et une séquence.

Une différence cependant dissocie la photographie et le film : si Sherman est à elle-même son propre modèle, le cinéaste délègue à une autre l’incarnation de cette chose, manière ou question. Mais dans un cas comme dans l’autre parions sur l’opacité de ce qui aura été figuré : l’objet de cette demande à quoi répond le jeu, et très précisément le jeu d’être un autre subverti par l’identité du modèle. Jeu qui n’est jamais comportement ou conduite, mais propose le vœu insensé de donner figure, ou juste prêter visage à un affect, un sentiment, une passion, voire une idée. Y faire face. La déconstruction — des apparences culturelles, des appartenances sociales, des identifications sexuelles — viendrait donc en second. Et ce qui sous-tend peut-être la reconstitution des motifs chez Sherman serait ici comme indifférencié. Le film de Bertrand Bonello en revient au support : l’actrice. L’actrice comme un travail en acte, comme une construction de volonté et comme un être — et une superficie.

À la demande des Cahiers du cinéma, Caroline Champetier, directrice de la photographie, a tenu chronique tout au long de l’année 2005 : arrêt sur certains instants de cinéma et les questions qu’ils lui adressent, état des lieux de ces images, figures et positions qui font son travail. Dans un article intitulé « Jouer », elle relate en termes précis ce que lui aura appris le tournage de Ponette de Jacques Doillon : quelque chose sur « le risque, la folie de l’acteur ». Plus encore, elle y décèle un témoignage touchant « la foi du cinéaste dans le jeu de l’acteur ».

Il me faudrait ici restituer la séquence commentée et déposée en photogrammes au long de l’article : série d’images de Ponette — Victoire Thivisol, fillette de quatre ans, qui tient un petit miroir et s’y regarde. Elle cherche à y composer son personnage, et peut-être aussi y décèle le mystère de la disparition d’elle-même comme cette petite fille-là, et de sa mère morte selon l’intrigue. M’intéressent deux questions formulées par Caroline Champetier : « Que regarde Ponette dans son miroir magique ? Et que cherche Victoire dans le miroir de Ponette ? » Cette distinction de l’actrice et de son personnage, et cette intrication de l’une avec l’autre pas moins. Surtout, je ne résiste pas à la citer longuement plutôt que tenter de redire son propos : « Le bas du visage lentement s’effondre avec Ponette, les yeux regardent cette transformation, de photogramme en photogramme, le visage se modifie, le regard reste scrutateur et soudain il se perd et Victoire ne voit plus Ponette, il y a une sorte de folie dans ce regard-là. »

Telle est, parallèle, proche, affine, la leçon de Cindy the Doll is Mine, qui expose et défait le lien entre acteur et personnage. Telle est la question de son réalisateur qui, dans ces mêmes Cahiers du cinéma, notait : « Dans un film, je regarde avant tout ce qui se passe entre la caméra, l’acteur et le personnage. » La singularité de son court-métrage, dès lors, est d’entendre cette défection littéralement, et que les larmes incarnent cette littéralité. Ce moment où la brune demande ses pleurs à la blonde, et s’en trouve affectée en retour, et pleure, est l’endroit de la fiction propre au cinéaste — et son envers pas moins. Construction du personnage à partir de ce que l’artiste photographe aura obtenu du modèle travesti d’elle-même. Le film s’installe du coup au lieu même de la puissance propre de l’œuvre photographiée : le regard. Place inquiétante de la caméra.

Ce fait est surtout sensible si l’on rapporte Cindy the Doll is Mineà la série des femmes allongées des Centerfolds/Horizontals de 1981 commanditée à Sherman par Artforum. L’œil du modèle y hésite entre allégorie du sentiment et absentement pur à soi-même. Désubjectivation. De cette série, souvent interprétée comme subversion de l’image de « la » femme et déconstruction du genre, le discours critique aura essentiellement prélevé l’ironie. « L’idée de cette série est venue de ce qu’on attend d’une pin-up. Je voulais que ce soit le contraire, d’une certaine façon », pose l’artiste. Mais lorsque, dans l’entretien cité, Danto lui dit : « Dans cette série, vous tournez en dérision l’idée même de pin-up, non ? Vous vous en amusez. », elle le récuse. Elle n’y consent pas, et répond : « Pas vraiment. Ce n’était pas la question. J’ai cherché à ce que le spectateur éprouve davantage d’empathie pour le personnage de telle sorte que là où vous vous attendiez à voir, disons, des seins ou des fesses, vous vous disiez soudain : « Oh, la pauvre ! », regardant un personnage plutôt pathétique. » Le pathétique en jeu est en réalité singulier : « C’est juste comme si elles attendaient que le téléphone sonne ». Trouble de la durée, de l’ennui, de l’incertitude plus encore. Psychopathologie de la vie quotidienne à l’ère de la retransmission des voix. Standardisation du temps et de ses façons de nous affecter pas moins. Télévision. Le regard y semblera du coup logiquement évidé, installé en-deçà de l’expressivité, et c’est bien le point saisi par Cindy the Doll is Mine. Ce dont se saisit Bonello. Ce qu’il prend à Sherman. Non pas la perspective dite post-moderne d’une copie à l’infini de soi-même, et d’une image sans fond. Non pas la doctrine en cinéma d’un miroitement sans Moi. Non pas l’analytique des genres sexués. Travestissement, poupées, fards, joues, paupières : l’élémentaire d’une émotion si intimement tissée de déceptions et de défections. Une émotion sans autre support qu’une actrice. Une émotion soutenue par une pure figure. Mais qu’incarne cependant quelqu’Une. Et que nous regardons.

De là que s’inscrive, dans cette série de Sherman comme dans ce petit film, quelque chose du propos par lequel Gilles Deleuze conclut le chapitre qu’il consacre au visage comme gros plan dans l’Image-Mouvement : « Telle est l’image — affection : elle a pour limite l’affect simple de la peur, et l’effacement des visages dans le néant ». Les larmes — objet de la photographie, motif de la demande, attente du cinéaste, point de conjonction et de diffraction de l’actrice et du personnage, temps d’apparition de la musique dans le film —, les larmes indiquent les oscillations de l’affect simple à l’effacement. Rien ici d’une érotique dont Bataille a donné les linéaments. Rien d’une dette au martyre chrétien ni de la douleur des mères. Ce n’est pas le don des larmes. Rien non plus de l’affliction documentaire. Ce n’est pas le ravage du monde. Me vient cette idée qu’elles témoignent d’un lieu où s’installent et l’actrice et le personnage, et plus encore le désir du cinéaste, — et peut-être le nôtre. Et ce lieu, je le désignerai en infléchissant après Lacan la traduction du texte aristotélicien de la Poétique : non pas par la terreur et par la pitié, mais à travers toute terreur et toute pitié franchies. Tel est le point des larmes. L’au-delà du subjectif où demeure comme un très pauvre résidu d’un tragique dénué de substance ou de site. Un reste de ce qui aura été franchi. Et de tout cela, dans l’intuition de son mouvement propre, le cinéaste témoigne paradoxalement en relatant son expérience de tournage : « C’est passionnant de voir toute la journée quelqu’un jouer dans le vide ». La foi, évoquée par Caroline Champetier, est dès lors et mise à mal, et déposée, et mise en action. Jeu de langage plus que scénographie de la prière : comment pleurer, et faire savoir qu’on pleure, et pour rien ?

Déplaçant dans le champ du film une distinction technique élaborée pour la peinture par Wölfflin, Gilles Deleuze établit une typologie des visages en cinéma. Ligne continue du contour et surface d’une part, fragments dispersés et détail signifiant de l’autre. Mais surtout : unité réfléchissante ou série intensive. Encore faut-il prendre la mesure d’un déplacement qu’on assigne souvent à l’œuvre de Sherman : elle ne poursuivrait pas la tradition de l’autoportrait, mais réinventerait celle du changement d’identité. Encore faut-il modérer cette affirmation en considérant la série History portraits/Old masters où l’artiste prend la pose et reconfigure les modèles mêmes de l’Histoire de la peinture. Y reviennent le Bacchus malade du Caravage, la Vierge de Melun de Jean Fouquet et la Fornarina de Raphaël, des réminiscences de Goya, Bosch et Arcimboldo... Corps, photo, peinture, tableau. On sait la puissance de ces allers-retours de la forme au médium, et notamment dans les arts visuels des années 1980 : extension du cadre, photo color field, image bord à bord, modifications de l’échelle, destruction du reportage... Mon propos, ici, touche ailleurs. Il s’en tient à ce point d’énigme qui fait que Bonello va à Cindy Sherman. Parce que c’est là ce qui me touche : qu’un film cristallise cette division de l’œil au regard. En-deçà du changement d’identité. En-deçà du portrait. Au plan de la demande brutale et pure des larmes. Distribution brouillée de l’un et de l’autre — de l’œil organe et du regard fonction, de l’œil lieu du corps et du regard déposé dans l’autre. Quelque chose dit l’insaisissable de cette distinction, et donne figure aux paradoxes du voir. De l’œil et du regard comme évanouissements où échouent toute psychologie comme toute phénoménologie. Là est le fait de limpidité de cette mini fiction de Cindy. Où le trait pour trait du portrait devient œil pour œil, dent pour dent, larme pour larme.

Dans un entretien récent, suscité par la rétrospective parisienne de l’œuvre de Cindy Sherman, Bonello posait : « On part de 1975, avec au début une image plutôt heureuse, puis la solitude arrive, puis les larmes, et moi j’adore l’arrivée des larmes dans une œuvre, c’est quelque chose qui me touche beaucoup. Puis le cauchemar arrive [...]. Et du coup ça raconte encore plus quelque chose, et quand à la fin des années 1980 c’est la terreur qui règne dans ses images, je me dis que comme Brett Easton Ellis ou David Lynch, elle parvient de manière très habile et détournée à parler de l’Amérique. » Amérique politique, Amérique de cinéma. Projection du lexique de l’intimité (pleurer, se regarder, dormir, être allongé, attendre, jouer à être une femme, s’habiller...) dans l’espace d’un autre contrat. Non plus dans la mise en œuvre d’un mime de contrat de travail liant l’artiste au modèle, mais dans le délitement du contrat dit social. D’autant que Sherman tentait depuis longtemps de pousser à son terme le contrat commercial, le deal, qui fait la valeur des œuvres. Où la poupée se fait clown...

Il revient à Walter Benjamin de nouer, pour moi, ces perceptions ou fragments d’intelligence apparemment disjoints : la traversée du sentimental qu’incarnent ces larmes de personne, le trait américain de l’œuvre de Cindy Sherman, la division de la petite fille et de son personnage, la matrice fictionnelle repérée par Bonello dans chaque photo de l’artiste, sa réinstallation dans le mouvement propre du cinéma, fantôme d’une féminité comme clownerie. Dans Franz Kafka, Pour le dizième anniversaire de sa mort, à propos de L’Amérique, il écrivait : « Sur quelque mode conceptuel qu’on traduise cette pureté — peut-être une simple balance, particulièrement sensible, qui mesure l’attitude gestuelle —, le théâtre en plein air d’Oklahoma évoque, en tout cas, le théâtre chinois, qui est un théâtre de gestes. Une des fonctions essentielles du théâtre en plein air est de dissoudre l’action en gestes. [...] L’œuvre entière est un code de gestes qui, d’entrée de jeu, ne présentent, même pour l’auteur, aucun sens déterminé et ne deviennent de vrais symboles que par un système sans cesse renouvelé de corrélations et d’ordinations probatoires ». Il poursuivait : « Les gestes des personnages kafkaïens ont trop d’ampleur pour le monde banal qui les entoure. Ils se répercutent dans une plus vaste sphère. À mesure que s’affirme la maîtrise de l’écrivain, nous le voyons renoncer de plus en plus souvent à adapter les gestes de ses personnages aux situations communes, à les expliquer. »

Il n’y a rien à affirmer du cinéma de Bonello en général. Pas davantage de l’œuvre de Cindy Sherman. Quelque chose toutefois y résiste au réalisme, qui peut être pris en charge par cette dysharmonie de l’espace et des corps en action. Non pas le cadre seulement. Mais la lumière, peut-être, qui installe cette « plus vaste sphère » dans le champ clos de cet intérieur aux poupées qui fait les premiers plans du film ou certaines photographies de l’artiste. Répercussion du geste. Mais le monde banal tout de même. Me frappe alors, dans ce propos sur le héros de Kafka, l’idée qu’il est clair, limpide, transparent, élémentaire, ordinaire, chinois. Aucune dépersonnalisation. Une pure personne. Quelqu’un qui fait des actions. Entre geste, mime et performance. Quelqu’un qui obtient des mouvements singuliers de son propre corps, et les donne à voir, et les installe dans le champ d’une caméra. Sans autre raison qu’un impératif, voire sans raison. De là ce point de rencontre, dans le renoncement à l’explication qu’à propos de son propre travail avec les comédiens, le cinéaste retient à plusieurs reprises : « Je n’explique jamais autre chose que les actions de la séquence ». On appréciera que pleurer soit une action, et que le film en propose l’expérimentation.

Ni le visage de Victoire Thivisol / Ponette, ni celui d’Asia Argento / Cindy brune et blonde ne sont autre chose que pure affection. Pitié et crainte, ou peurs, sont traversées. Non parce qu’il y aurait là, dans les larmes, Tragique. Mais parce que le visage est l’espace littéral de la traversée, coulée, tracée. Ne glosons pas : ni dripping, ni jouissance. Ni manière de peindre, ni façon de vivre. Mais des conditions de la mise en scène dans son opacité propre. De celle-ci, en effet, Caroline Champetier posait dans un autre article de sa chronique : « Rien n’est frontal dans cette affaire, et rien ne sert de se regarder dans les yeux ». Assurément, elle parle du rapport particulier du cinéaste à son directeur de la photographie, du metteur en scène à son interprète regardeur. Ce qui n’est pas réduire Cindy à une métaphore du cinéma, ni l’œuvre de Sherman à une série métonymique où se dépose l’inexistence de la féminité. Quinze minutes de film. Sobriété. Petite durée du déploiement d’une question qui échappe aux formulations simples (qu’est-ce qu’une actrice, qu’est-ce qu’une femme) mais les assume malgré tout : les projette. Petite forme où le plan de cinéma interroge la logique des surfaces et des traits que condense un visage : « une série de micro-mouvements sur une plaque nerveuse immobilisée ». Curiosité du metteur en scène, de l’artiste, de nous-mêmes enfin, les yeux ouverts.