politique et sensation / 8
du ton en politique
par Pierre Zaoui
Il existe différents modes du dire en politique. Avant même de recevoir une promesse ou un discours, on entend la manière dont il est énoncé, proféré. Ainsi un régime politique se distingue-t-il aussi par son timbre. Prêter attention à ce véhicule privilégié qu’est le ton, être sensible à la façon de s’exprimer n’est-il pas l’un des signes de l’état de santé de notre démocratie ?
Tout le monde ou presque reconnaît au quotidien l’importance du « ton » en politique. On se révolte sans doute bien moins parce qu’on est opprimé ou parce qu’on a faim que parce qu’on nous a parlé sur un certain « ton », ton de mépris ou ton de haine ressenti, subitement ou à la longue, comme insupportable. La « cascade de mépris » qui, selon Tocqueville, caractérisait l’Ancien Régime, a au moins autant contribué à la Révolution française que les famines de 1788 ou le système des privilèges. De même, mutatis mutandis, on peut penser que le déclenchement des révoltes urbaines de l’automne dernier relevait au moins autant d’un certain ton, à la fois martial et odieusement familier, adopté par le ministre de l’intérieur que de la situation des banlieues ou des mots exacts qu’il avait pu employer.
Le ton, cette modulation de la parole, toujours singulièrement déterminée par sa situation et son adresse, ce quelque chose assez proche du mi-dire lacanien puisque laissant la parole être traversée par ce qui ne peut pas et ne doit pas se dire, est sans doute le véhicule primordial de l’affectivité politique. C’est bien davantage par le ton que par le lexique ou le discours que passent la distance, le mépris, la haine, mais aussi bien la confiance, la complicité ou l’amour. Et c’est pourquoi on pardonnera ou on oubliera les coups, les insultes, les trahisons, mais jamais un ton déplaisant. Le ton seul dit l’indicible désir de mort de l’autre, et la solitude, et les distances qui ne se comblent pas. Et c’est pourquoi aussi, à l’inverse, on accordera sans compter sa confiance et son amour à quelqu’un qui ne nous a pourtant apporté aucun bien, qui ne nous connaît peut-être même pas, qui n’est même pas de son « camp naturel » (un chef, un homme politique, un orateur quelconque), mais chez lequel on aura perçu un ton juste. Car seul le ton fait aussi ressentir, au moins parfois, une compréhension plus intime et plus archaïque que toute explication, une bienveillance plus immédiate que tout gage objectif.
En un sens, et à un niveau faussement plus intime, toute la littérature de Nathalie Sarraute peut être lue comme une recherche de ce rôle fondamental du ton dans la rencontre, comme dans le conflit. Comment chaque ton, davantage ressenti qu’entendu dans l’entrelacs des paroles et des silences, produit un tropisme ou un arrêt, plus encore enveloppe dans un monde commun tout un planétarium, ou dresse une frontière infranchissable (frontière de classe, frontière des amours mortes (le « je ne t’aime plus » sarrautien se dit dans le ton bien avant de s’énoncer en phrases articulées), ou encore frontière exclusive de l’intelligence — « Mon Dieu, qu’ils sont bêtes... »). Dans Pour un oui ou pour un non, par exemple, H. 2 rompt avec H. 1 parce que celui-ci lui avait simplement répondu un jour, à l’annonce de ce qui était pour H. 2 une bonne nouvelle, « C’est bien ... ça » avec « un grrrand suspens ». Un suspens involontaire, un mot trop appuyé ou lâché dans un murmure suffisent à desceller des secrets qui ne devaient pas l’être, ou plus exactement à cristalliser dans la sensation ce qui jusque-là avait pu demeurer sous le contrôle inhibiteur du silence ou de la parole pleine. À cette aune, les combats d’intérêts, d’idées, d’idéologies, de slogans apparaissent presque dérisoires, à la fois trop extérieurs à soi pour susciter un engagement, et trop intérieurs pour produire un élan, d’avancée ou de recul, vers les autres. Dépouillés de leur tonalité affective qui constituait le monde commun ou la fracture de classe de leur signification politique, les slogans d’autrefois paraissent vides et les idéologies deviennent des rengaines. Tous les signes imperceptibles de l’appartenance ou de l’écart politiques se résument dans cette réalité irréductible et pourtant inobjectivable du « ton », signant ainsi la supériorité radicale de l’art sur la science pour toute analyse politique en profondeur, et plus particulièrement l’importance décisive du style, celui-ci n’étant jamais que la juste saisie d’une tonalité constituante de tout mode d’existence publique, c’est-à-dire de rien moins, à l’horizon, que de la paix ou de la guerre. La politique n’est pas une science parce que c’est justement un art, à entendre presque aux sens de beaux-arts, l’art de la juste modulation de sa parole et de ses manières face à l’autre, à toute fin de laisser sentir un lien qui engage en commun. En d’autres termes, le ton est le seul « contrat social originel » crédible, avant tout calcul comme avant tout affect supposé plus naturel (la peur, l’intérêt, la pitié ou encore l’amour de la liberté). Et à Paul Veyne qui à la fin du Pain et le Cirque résumait fortement tout l’enjeu de la politique à ces trois questions : « Qui commande ? Qu’est-ce qu’il commande ? Sur quel ton commande-t-il ? », on aimerait donc rétorquer qu’à vouloir saisir la vérité de la politique in statu nascendi, on est obligé de renverser l’ordre des questions. Non seulement, c’est la question du ton qui est première, mais surtout, et plus encore, c’est elle qui décidera si l’enjeu de la politique doit effectivement se saisir en termes de commandement/obéissance, ou dans un autre registre, plus égalitaire, ou au contraire plus manipulateur ou plus fusionnel dans la personne du chef (incomparable puissance de fusion, par-delà tout contenu réel précis, du ton des grands démagogues).
La subtilité de Nathalie Sarraute oblige toutefois à ne pas se contenter d’une caractérisation aussi univoque du « ton » en politique. Parce qu’après tout H. 2 est aussi un peu caractériel, ses amis l’ont jugé et classé comme « celui qui rompt pour un oui ou pour un non ». Plus encore, ce qui se cristallise dans cette sensibilité au ton est aussi davantage qu’une simple question de ton : il exprime cette jalousie de H. 2 qui se sent raté, dominé et que nomme sa sensibilité au ton peut-être encore plus justement que la condescendance qu’il avait perçue dans le « C’est bien... ça » de H. 1. Autrement dit, une trop grande sensibilité au ton est peut-être aussi ce qui empêche de constituer une relation durable aux autres (de l’amitié dite privée à l’inscription dans une communauté politique), celle-ci ayant le double inconvénient et d’hyperboliser continuellement les relations (du côté de la défiance ou de la fusion), et, plus encore, d’hyper-personnaliser la relation à l’autre. Car un tel personnalisme passionnel signe aussi bien la ruine de tout monde politique stable. C’est en tout cas en ce sens que l’on peut comprendre pourquoi l’essentiel de la sensibilité politique antique comme moderne s’est constitué contre le privilège du ton.
Socrate est le mauvais ton incarné dans l’Athènes en crise de la fin du Ve siècle, peut-être à la fois trop vulgaire et trop franc pour son ancienne sensibilité aristocratique, et trop ironique pour sa nouvelle sensibilité démocratique. Dans tous les cas, la question du ton est absente du texte platonicien. Sa question est celle de la rhétorique et de la sophistique, donc du discours, mais non du ton, orientant ainsi, plus ou moins malgré lui, mais pour longtemps, la philosophie politique du côté de l’écrit et de l’école et non plus de la parole publique. Et a contrario, elle est peut-être bien trop radicalisée dans la posture des cyniques pour demeurer en tant que question proprement politique : un ton qui se réduit à une perpétuelle provocation n’est plus un ton politique, mais un ton qui ne peut s’employer que depuis un au-dehors radical de toute cité et de tout vivre-ensemble.
Il en va de même dans la conception moderne de la politique. La sensibilité au ton, c’est l’aristocratisme et l’Ancien Régime, c’est une pensée de cour et de classe qui, sous couvert d’une attention au bon ton comme expression d’un bon naturel, ne cherche qu’à naturaliser les places pour y fixer chacun et condamner ainsi d’avance tous ceux qui tentent vaille que vaille d’en sortir : la vérité de l’amour du bon ton et des bonnes manières, c’est aussi la haine des parvenus, des arrivistes, des nouveaux riches, des revendicatifs en général, bref de tous ceux qui tentent de changer de statut. La Rochefoucauld écrit dans ses Réflexions diverses : « Ils prennent des tons et des manières hors d’eux-mêmes ; ils en font l’expérience sur eux, sans considérer que ce qui convient à quelques-uns ne convient pas à tout le monde, qu’il n’y a point de règle générale pour les tons et les manières, et qu’il n’y a point de bonne copies ». Sous la finesse de la description, on ne peut en effet que lire un très profond rejet : rejet de la bonne volonté, rejet de l’expérimentation sur soi et auprès des autres, rejet de tout bien commun, rejet de toute règle générale, rejet de toute identification, bref rejet des constituants mêmes de toute politique démocratique.
Refuser pourtant de se préoccuper du ton et des personnes au nom d’une attention exclusive aux idées ou aux structures impersonnelles ne peut que s’apparenter, dans le jeu concret de la politique, à un parfait déni. Car ce véhicule de l’affectivité politique n’en demeure pas moins ce qu’il est, même en démocratie, et n’y pas prêter attention revient souvent à laisser la porte ouverte aux tonalités les plus répugnantes. Quel ton martial, quel ton viril ou, parfois et pour reprendre l’expression de Kant, quel « ton d’apocalypse » chez tous ceux qui prétendent ne pas se soucier du ton et ne regarder qu’au réel. De ce point de vue, le bon ton démocratique est peut-être moins une contradiction dans les termes qu’une juste posture à ré-inventer pour chaque nouvel engagement singulier. Ce qui ne signifie pas qu’il ne tournerait pas à chaque fois autour d’un certain invariant permettant seul de le caractériser comme démocratique. À quoi ressemblerait ce dernier ? Peut-être à un étrange ton, à la fois ferme et bienveillant, vis-à-vis des mauvais tons, des mauvais genres et des mauvaises manières.