minoritaire & populaire
point aveugle
Cette nouvelle rubrique « minoritaire & populaire » veut interroger dans les discours et les expériences de gauche les modes d’articulation entre peuple et minorités. Avec cette enquête menée dans le bassin minier du Pas-de-Calais, il s’agit ainsi de mesurer, à rebours des politiques locaux, l’importance des discriminations ethniques aujourd’hui à l’œuvre. Adossées pour certaines d’entre elles à une mémoire ouvrière largement reconstruite et à une tradition républicaine universaliste, elles révèlent un refus d’affronter la réalité des inégalités.
Les discriminations sont devenues un « problème public » en France, au cours des années 2000, mais leur reconnaissance continue de faire l’objet d’un déni persistant. L’impossibilité à concevoir l’existence à grande échelle de traitements inégalitaires sur la base de l’origine ethnique et raciale dans le cadre de l’universalisme républicain est en jeu. Mais aussi, paradoxalement, la reconnaissance du fait migratoire et de son importance dans la construction de la Nation semble parfois faire obstacle à l’identification des discriminations. Cette contradiction s’observe de manière amplifiée dans des territoires qui se sont constitués dans une relation dialectique à l’immigration et à l’histoire ouvrière. Dans ces terres d’accueil historiques, une mémoire locale exaltant l’intégration des vagues précédentes d’immigration met à distance les immigrations plus récentes. Celles-ci ne participent alors pas de la mémoire locale et leur déficit supposé d’intégration fait l’objet de critiques violentes, qui facilitent l’occultation des discriminations.
Théâtre privilégié de la dramaturgie sociale et de sa mise en scène à travers les luttes syndicales et politiques, le bassin minier du Pas-de-Calais occupe une place de choix dans l’histoire du mouvement ouvrier français, de Germinal jusqu’à la fermeture du dernier puits au début des années 1980. Encore récemment, le combat des ouvriers de Métaleurop est venu souligner la permanence des épreuves sociales et de la mobilisation collective des travailleurs qui ont marqué ce territoire. L’activité minière, qui avait besoin de bras en grand nombre, a suscité d’importants mouvements migratoires au cours des deux derniers siècles, lesquels ont durablement façonné le paysage humain du bassin. À en croire les discours politiques locaux, le travail et les luttes auraient assuré l’intégration spontanée des immigrés (belges, allemands, italiens, polonais, algériens, marocains) arrivés par vagues successives. Partie intégrante de la classe ouvrière, ils auraient expérimenté les mêmes difficultés et partagé les mêmes combats que les travailleurs français. Cette vision homogénéisante du travail et des luttes comme moteurs de l’intégration résiste mal à l’analyse historique [1]. Elle est fortement mise en question par la situation des enfants de mineurs maghrébins qui expérimentent, dans l’indifférence générale, une exclusion massive du marché de l’emploi et des structures de décision locale. Cette invisibilité des discriminations découle en premier lieu de l’absence de sensibilisation du personnel politique du bassin minier, mais aussi de la faible (ou très inégale) mobilisation des services déconcentrés de l’État et du service public de l’emploi, qui sont les relais naturels des politiques nationales de lutte contre les discriminations. Qu’est-ce qui, dans cette région pétrie de la mémoire collective de l’universalisme républicain, forgée par l’expérience de la mine, semble faire à ce point résistance à la notion même de discrimination ?
La romance d’une intégration harmonieuse des vagues d’immigration de la fin du XIXe siècle et de l’entre deux-guerres est utile pour recomposer une mémoire apaisée [2]. Elle ne fournit pourtant qu’une vision partielle des relations concrètes entre immigrés et autochtones dans le bassin minier. Dès la fin du XIXe siècle, les travailleurs belges ont été victimes de flambées xénophobes, qui ont culminé en août 1892 avec le pillage de leurs logements et la fuite de près d’un millier d’entre eux. Qualifiés péjorativement de « Prussiens », les Polonais ont dû être évacués vers les houillères du Massif central durant la première guerre mondiale, avant de connaître, à l’instar des Italiens, des rapatriements de masse pendant les années 1930. Ceux qui se sont enracinés localement — et ils furent nombreux, notamment chez les Polonais — ont maintenu des liens étroits avec leurs pays et culture d’origine. Regroupés dans les mêmes structures d’habitat par le patronat des mines, ils ont reconstitué des micro-sociétés, appuyées sur des écoles, des paroisses, des associations culturelles et sportives spécifiques.
Ce rappel des modes de vie communautaires du passé, très prégnants chez les Polonais [3], permet de nuancer les discours d’aujourd’hui qui vantent le caractère exemplaire des parcours d’intégration accomplis par les immigrés d’origine européenne (et catholique), pour mieux souligner la persistance de traits communautaires qui expliqueraient les difficultés actuelles des Maghrébins. Arrivés en masse dans les années 1950 (mais ils étaient déjà présents avant 1914), les mineurs algériens se sont fortement impliqués dans le mouvement syndical et politique communiste. Cependant, le processus d’intégration fut remis en cause assez rapidement à mesure que les Algériens réinvestissaient cette culture politique et syndicale dans la lutte pour l’indépendance nationale. Les manifestations de xénophobie et de défiance envers cette population se sont alors durablement enracinées, pour s’étendre aux Marocains arrivés plus tardivement, alors que se profilait la fermeture des mines. Terre historique de la gauche ouvrière, le bassin minier est devenu l’un des bastions du Front national.
Les immigrés maghrébins et leurs descendants sont à peu près entièrement exclus aujourd’hui des domaines de la vie politique et économique locale. Leur situation contraste de façon spectaculaire avec celle des descendants de migrants polonais, très présents sur la scène locale et monopolisant une bonne partie des fonctions de direction politique [4], administrative ou économique. Du fait de leur invisibilité statistique, il est certes malaisé de connaître avec précision la situation des descendants d’immigrés polonais ou italiens et de mesurer a fortiori les éventuelles discriminations qui les frappent pour les comparer à celles qui concernent les descendants d’immigrés maghrébins. L’exploitation des données disponibles (qui portent sur la seule génération des migrants) apporte cependant une série d’indices témoignant de l’ampleur des inégalités subies par les immigrés d’origine maghrébine. Dans un territoire où le chômage est endémique, ils sont deux fois plus souvent privés d’emploi que la moyenne. Les inégalités se prolongent dans l’emploi, où ils sont deux fois plus nombreux à connaître la précarité. Concentrés dans les emplois d’exécution, leur position contraste avec celle des actifs originaires de Pologne et d’Italie, sous-exposés au chômage et largement représentés dans les postes de techniciens et contremaîtres.
Ces inégalités résultent-elles de pratiques discriminatoires ? Une grande partie des acteurs locaux se refuse à le croire, privilégiant l’hypothèse d’un déficit d’intégration — notamment culturelle et éducative — des Maghrébins. Ce sont bien leur manque de qualifications professionnelles et leur prédisposition à se replier sur leur culture d’origine, qui leur feraient subir, davantage que les autres, les effets de la désindustrialisation. Cette hypothèse ne résiste pas à l’analyse. La convergence des niveaux de formation s’accompagne en effet d’une persistance des écarts de niveaux de chômage et de précarité dans l’emploi occupé. Si l’on considère les seuls immigrés âgés de 20 à 40 ans, soit pour l’essentiel des Maghrébins arrivés très jeunes en France, dans les années 1960 et 1970, les différentiels de formation avec les Français du même âge sont quasiment nuls. Pourtant, 14% des jeunes Français sont au chômage contre 47% des jeunes d’origine algérienne et 46% des jeunes d’origine marocaine... De même, 34% des jeunes d’origine algérienne occupent des emplois précaires (intérim, emplois aidés, stages...) contre 14% des jeunes d’origine française. La situation des huit cent trois anciens salariés de Métaleurop fournit un indice supplémentaire, s’il en était besoin, de l’ampleur des discriminations. À structure comparable (âge et qualification), les métalos d’origine maghrébine étaient deux fois plus souvent au chômage que leurs collègues, deux ans après la fermeture de la fonderie de Noyelles-Godault.
Cette situation ne devrait pas laisser insensibles les acteurs politiques et sociaux du territoire, convaincus — comme on l’a vu — d’être les héritiers d’une tradition de luttes contre les inégalités. Pourtant, force est de constater leur faible mobilisation dans la lutte contre les discriminations par l’origine, voire le déni dont celles-ci sont l’objet dans nombre de discours. Par un curieux retournement, les spécificités historiques du « modèle minier d’intégration » — ou leur idéalisation rétrospective — sont mises en avant par beaucoup d’acteurs du territoire pour occulter les réalités d’aujourd’hui. Par la vertu de son histoire, le bassin minier serait en quelque sorte prémuni contre les discriminations, suivant l’idée défendue par un maire, lui-même ancien mineur, à l’occasion d’une réunion publique impulsée par le FASILD [5] sur le thème des discriminations : « L’histoire de l’ex-Bassin minier renvoie à une réalité très différente de ce territoire par rapport à d’autres territoires. [...] Au fond de la mine, le charbon recouvrait toutes les figures quelle que soit la couleur de la peau. Dans le travail de fond, il y avait comme une grande famille, des relations humaines fortes. Je n’ai jamais entendu parler de discriminations ou d’humiliation pendant les trente-six ans et demi que j’ai passés aux Houillères. On n’a jamais eu de problèmes particuliers. Tout le monde se côtoyait, discutait, quelles que soient les races. Pour moi, en tant que maire, tous les gens sont traités de la même façon, quelle que soit l’origine. Je n’arrive pas à me dire qu’ici les gens puissent s’humilier, qu’on puisse ne pas traiter tout le monde de la même façon. » L’invocation de la mine comme modèle d’intégration égalitaire est un puissant facteur d’occultation des discriminations actuelles. Les inégalités observables aujourd’hui ne seraient que temporaires, appelées à disparaître au terme d’un processus long qui finira par donner leur juste place aux Maghrébins, comme aux autres communautés d’hier. Recourant à la métaphore culinaire, un responsable de l’État local souligne ainsi que « le mélange s’est opéré. La mine a tout mélangé. Il reste juste quelques cités dégradées où sont concentrés des Marocains. L’émulsion n’est pas encore parfaite, mais c’est comme dans une mayonnaise : avec un peu de travail, les derniers ingrédients vont se lier au reste. »
Lorsqu’ils ne nient pas les difficultés spécifiques auxquelles sont confrontés les immigrés maghrébins et leurs descendants, les acteurs publics locaux les expliquent le plus souvent par les handicaps et déficits de cette population, renvoyant ainsi aux victimes la responsabilité de leurs difficultés. Quelques propos tirés d’entretiens conduits avec des responsables politiques et administratifs du territoire illustrent ce singulier retournement : « Dans les métiers de la bouche, il n’y a pas de discriminations, mais ce sont eux qui ne peuvent pas toucher la viande qui n’est pas halal » ; « Ce n’est pas tant un problème de savoir-faire qu’un problème de savoir-être, de comportement : arriver à l’heure, être poli, avoir une bonne présentation, ne pas être revendicatif. Le levier essentiel des discriminations, c’est le manque de savoir-être des jeunes » ; « Les trucs de testing, c’est des histoires. Ils n’ont pas de souci pour rentrer en boîte de nuit. Mais ils rentrent une seule fois. Parce que la fois suivante on se souvient d’eux... »
Contrairement à la génération des pères, fortement impliqués dans les luttes du passé, les enfants des mineurs maghrébins apparaissent peu mobilisés, d’un point de vue collectif, face à cet ostracisme qui les frappe, préférant la loyauté ou la fuite à la protestation. Tout se passe comme si les victimes s’étaient résignées à leur triste sort (« Quand on parle entre nous, on se dit que la France elle n’a pas été juste avec nos grands-parents, avec nos parents et qu’elle n’est toujours pas juste avec nous. Tu vois, j’ai une petite fille et j’ai peur que la France ne soit pas juste avec elle. Qu’est-ce qu’ils vont faire à ma fille ? Quand ma femme et moi avons cherché un prénom, on a fait attention à ne pas lui ajouter un handicap de départ. ») ou avaient tout du moins renoncé à lutter (« Vu que c’est trop bouché ici pour nous, on se dit que s’il faut bouger, partir d’ici pour réussir, il n’y a pas de problème. Moi je n’ai pas envie de partir, mais si on me laisse pas ma chance ici, je pars »).
Le contraste est saisissant avec l’agglomération lilloise toute proche, où la dynamique associative et militante des descendants d’immigrés a obligé les acteurs publics à reconnaître l’existence du problème — sinon à le traiter [6]. Dans cette terre d’élection du mouvement ouvrier qu’est le bassin minier, les élus socialistes et communistes qui détiennent le pouvoir local sont les principaux instructeurs du procès en illégitimité de la lutte contre les discriminations. Tétanisés par la pression électorale du Front national et la xénophobie d’une partie de leur électorat ouvrier, ces élus paraissent incapables d’articuler la lutte contre les inégalités sociales avec la lutte contre les inégalités raciales. Mettre en avant la primauté de la question sociale sur la question raciale leur permet de rester fidèles à une tradition républicaine universaliste de gauche, toujours très dominante en France au-delà de l’exemple du bassin minier. Les inégalités économiques subies par les minorités ethniques sont forcément référées en dernière instance aux inégalités liées à l’origine sociale, et leurs difficultés d’intégration s’expliqueraient avant tout par leur défaut d’assimilation culturelle. Il est vrai que penser l’articulation des questions sociale et raciale reviendrait non seulement à questionner le monopole du pouvoir que détiennent les élites françaises et d’origine européenne, mais aussi à considérer que les bénéficiaires des conquêtes sociales d’autrefois ne sont plus forcément les meilleurs remparts contre la xénophobie dans les décombres de l’universalisme prolétarien.
Notes
[1] M. Cegarra, O. Chovaux, R. Damiani, G. Dumont, J.R. Genty et J. Ponty, Tous gueules noires, histoire de l’immigration dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, collection « Mémoire de Gaillette », n°8, Centre historique minier du Nord-Pas-de-Calais, 2004.
[2] G. Noiriel, « Petite histoire de l’intégration à la française », Le Monde Diplomatique, janvier, 2002.
[3] Voir J. Ponty, Les Polonais du Nord ou la mémoire des corons, Autrement, 1997.
[4] Quatre des quatorze maires de l’agglomération d’Hénin-Carvin sont issus de l’immigration polonaise. À l’inverse, on ne trouve qu’un élu issu de l’immigration maghrébine parmi les quatre cents conseillers municipaux que compte le territoire.
[5] Fonds d’action et de soutien pour l’intégration et la lutte contre les discriminations
[6] A. Jaulin, S. Bouamama et al., « La discrimination « raciale » dans trois bassins d’emploi du Nord-Pas-de-Calais. Analyse d’acteurs », étude d’Un Monde à l’Autre, 2004