chroniques érotiques

chronique de la folie ordinaire

par

Quand la machine à travailler et à se reproduire s’enraye, on s’abandonne à une douce folie qui présente le monde suivant d’autres espaces, d’autres principes, d’autres mystères. Ce n’est pas voulu, ce n’est pas empêché, c’est comme ça. Jusqu’à ce que sa fêlure intérieure trouve d’étranges résonnances dans les crises du dehors, la grève.

La conscience n’est apparue que sur le tard, par un miraculeux dédoublement du sujet à qui il fut donné de contempler sa propre dérive. Comment dire cette faculté intermittente de ne plus faire corps avec soi-même pour faire corps avec tout ? Lieu de passage sans coordonnées, puissance catastrophique puisqu’il n’y a plus de port d’attache, puissance d’expansion aux quatre vents, infinité des sexes, infinité d’espaces se peuplant de tous les prolongements improbables d’une création qu’un Dieu inassouvi remettrait en chantier au point du septième jour.

D’un certain décalage, j’ai tiré matière à transports : déborder de toutes parts, prendre le large de soi-même. Le monde soudain s’annule, c’est une genèse recommencée, avant toute chose, avant toute mise en forme. Il n’y a plus rien à voir, il n’y a qu’à entrer en résonance : le regard s’abolit, inutile pour se fondre en une vibration du début des temps.

Au commencement, il y a toujours un flux d’êtres en coagulation. Peu importe le lieu. Ce pourrait être une rame de métro, un couloir de correspondance ou un très large ascenseur à heure de pointe. Peu importe le mouvement d’ensemble. Dans cette montée des corps, la coagulation n’est jamais aboutie. On veille à ce qu’elle n’aboutisse pas : assurer l’étanchéité, éviter l’engorgement, lubrifier les canalisations, optimiser les flux. La machine doit fonctionner coûte que coûte.

Rompre les conduites forcées, c’est être immédiatement relégué dans un espace bien précis : celui de l’excentrisme ou de la folie. Etre centré, c’est savoir s’économiser. La machine exige une conduite policée. Toute autre attitude est jugée déplacée, incorrecte, anti-économique. Les regards sont parlants.

Il faut d’abord goûter cette petite combustion qui souligne discrètement telle et telle zone corporelle, la laisser venir avant de se répandre comme une traînée de poudre à travers la masse. Les corps sont conducteurs de chaleur. Toute direction doit alors être abdiquée, toute organisation. C’est la condition du départ. Bientôt l’espace non plus n’est plus repérable. La chaleur a dissout les frontières et le temps. L’isolation n’est plus assurée. L’instant d’avant, il y avait encore une architecture savante d’organes et de membres échangeant flux et impulsions. Maintenant, il n’y a plus qu’une tension, un avant du verbe et de la chair, pure masse d’énergie en expansion.

C’était pendant cette grève de l’an passé. Artères bouchées, drains inutilisables, entassement des corps, mouvements erratiques, stagnation, débordement, thrombose. Paradoxe relevé, il régnait, pudiquement, un petit air de fête. C’est aussi ça la grève : une ouverture d’horizons, une perméabilité des frontières vers de nouveaux démarrages.

J’ai erré de longues heures ; Sans nom, sans mémoire, sans sexe, je prenais dans le lit du monde tous les noms, toutes les mémoires, tous les sexes.

Dispersion des sens. Dispersion des mots. Télescopage des corps se déliant dans de nouveaux espaces. Des trajectoires inédites apparaissent, non corrigées. Ca cherche de nouvelles voies. Croise d’autres lignes. Ca s’échauffe dans le frottement. Ca perce et ça s’écoule goutte à goutte ça veut se mêler, puis en trombes ça emporte toutes les rives dans une implosion qui aspire l’univers.