du grand enfermement aux péniches du coeur

Une histoire des DDASS

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« Née en 1964, la direction départementale des affaires sanitaires et sociales a vécu vingt ans. Vingt ans au cours desquels elle a affirmé sa place et son rôle dans la mise en oeuvre de la politique sanitaire et sociale du pays. Elle a su se situer au carrefour des interventions de l’État, du département, des communes, de leurs établissements publics et également des organismes de Sécurité sociale, des hôpitaux et des institutions privées. » [1] Les DDASS seraient-elles mortes en 1984, comme le laisse entendre cet hommage d’un ancien directeur ? Une certaine DDASS assurément, à laquelle une autre a immédiatement emboîté le pas. Depuis les lois de décentralisation des années 1983-1985, la prise en charge des affaires sanitaires et sociales à l’échelle du département a été scindée en deux, répartie entre les DDASS nouvelle manière - autrement nommées DDASS-État et rattachées aux préfets, relais départementaux de la politique sanitaire et sociale du pouvoir central - et les services sanitaires et sociaux gérés par le Conseil général (à Paris, la DASES, « Direction de l’Action Sociale, de l’Enfance et de la Santé », mais chaque direction départementale a forgé son propre nom). C’est le paradoxe des DDASS ultime formule : produites, aussi loin que leur histoire remonte, par regroupement et scissiparité ; voulue à la fois administrations de proximité et perpétuation d’un jacobinisme sanitaire et social.

« À un mur bête blanc ivoire monte certain vigoureux sarmenteux : persicaires, aristoloches, inimaginables chèvrefeuilles monstrueusement indisciplinables, suremberlificoté, multidimensionnel. »
(Latis, in Oulipo, la littérature potentielle)

Un point optique

Les DDASS n’ont pas d’identité institutionnelle rigide : leurs fonctions changent à travers le temps, plastiques, mais toujours liées au souci de « gérer la vie ». Des missions leur ont été ajoutées, prélevées sur d’autres structures, ou bien retranchées et dévolues à d’autres. Leur sigle n’a pas toujours désigné la même chose. Jusqu’à la réforme de 1977, il signifie « Direction départementale des Actions sanitaires et sociales ». Après cette date, on substitue au terme d’« Actions » celui d’« Affaires » [2]. Première erreur à éviter, donc, s’agissant des DDASS : le fétichisme de l’identité, du moins celui d’une identité close. Impossible d’identifier des fonctions invariantes qui individualiseraient absolument les DDASS : la plupart des fonctions qu’elles ont assumées leur préexistaient, ces fonctions ont évolué dans le temps, et elles n’ont par ailleurs jamais été remplies par elles seules. La création des DDASS en 1964 ne se fait pas ex nihilo, mais résulte de la fusion de plusieurs services. Et après 1964, la loi de 1977, puis les lois de décentralisation des années quatre vingt, modifient considérablement leurs attributions. Il serait toutefois inexact de conclure, faute de critères précis d’identification, à l’inexistence de l’objet. Disons plutôt que la plasticité des DDASS reflète aussi bien l’extrême fluidité de leur matériau - la vie des populations - que les tâtonnements de l’État dans sa prise en charge.

Deuxième erreur : céder au fétichisme des catégories. Les DDASS n’équivalent pas à l’ensemble des institutions « sanitaires et sociales ». Elles ne constituent qu’un élément de leur maillage aussi serré qu’embroussaillé. Quelques linéaments toutefois. Verticalemement, les DDASS relèvent de l’échelon départemental au-dessus duquel on trouve du « sanitaire et social » de niveau national, en l’espèce le ministère des Affaires sociales et ses services (Inspection générale des Affaires sociales, Direction générale de la Santé, Direction de la Sécurité sociale, Direction de l’Action sociale, Direction de la Population et des Migrations, Direction des Hôpitaux, Services des Statistiques, des Études et des Systèmes d’Information), et du « sanitaire et social » de niveau régional, en l’espèce les Directions régionales des Affaires sanitaires et sociales (DRASS), chargées notamment de coordonner les DDASS. Au-dessous de l’échelon départemental qu’elles représentent, on trouve les relais communaux de la politique sanitaire et sociale, dont l’une des pièces majeures sont les Centres communaux d’Action sociale (CCAS), chargés par exemple d’instruire les demandes de RMI. Outre cette inscription verticale dans la géographie administrative, les DDASS sont flanquées horizontalement d’autres structures qui prétendent elles aussi gérer les affaires sanitaires et sociales du département. C’est le cas des services sanitaires et sociaux dépendant directement du Conseil général.

Une enquête sur les DDASS suppose donc que l’on tienne compte du rapport qu’elles entretiennent avec d’autres structures sanitaires et sociales, et du va-et-vient des fonctions entre elles. Ensuite, et c’est là tout leur intérêt politique, précisément parce qu’elles ne forment pas le tout des institutions sanitaires et sociales, mais seulement un maillon déterminant et parfaitement enchaîné aux autres, elles peuvent constituer un point optique et permettre de démêler un peu leur enchevêtrement.

Si loin, si proche

Lorsqu’on demande au chargé des relations avec l’extérieur à la DDASS de Paris, simplement, ce que sont les DDAS, il semble partager notre désarroi : « C’est très très, complexe... Il y a plusieurs niveaux... Très compliqué... Y a de tout ici. ». Et de nous entraîner dans un dédale de curiosités administratives, dont les DDASS ne sont souvent qu’un détour. Le petit imbroglio du RMI, par exemple, illustre la stratification des différentes administrations sanitaires et sociales dans la gestion d’un même dispositif. La demande de RMI, d’abord, se fait essentiellement dans les CCAS. Le dossier est transmis à l’organisme payeur, la Caisse d’allocations familiales (CAF), qui se charge d’obtenir la décision préfectorale, instruite en fait par les services départementaux de la DDASS (c’est d’ailleurs pour cette raison que la décision prise par la DDASS parvient à l’intéressé dans une lettre à en-tête de la CAF). Le paiement de l’allocation, lui, a lieu au guichet de la CAF. À quel niveau intervient la DDASS ? Au niveau de la décision préfectorale, ainsi que de la commission de radiation. Le RMIste est donc fondamentalement suspendu aux décisions de la DDASS sans pourtant jamais entrer directement en contact avec elle. Ses interlocuteurs administratifs immédiats, ses guichets, sont en effet la CAF et le CCAS. « Administration de proximité », dit de la DDASS l’un de ses fonctionnaires, arguant de ce que cette administration met en application localement les grandes lignes de la politique sanitaire et sociale de l’État. Une proximité toute relative alors, dans la mesure où la DDASS reste invisible à ses usagers. Très puissante et invisible : la DDASS, un dieu caché.

Cette invisibilité relative trouve d’ailleurs une traduction topographique. À Paris, par exemple, la DDASS est éclatée entre cinq sites. Dans le 1er arrondissement, 42 rue du Louvre, on trouve le bureau du RMI. Dans le 10ème, au 204 Quai de Jemmapes, c’est la COTOREP, chargée des adultes handicapés. Dans le 9ème, au 14 de la rue de Moncey, c’est le CDES (la « COTOREP enfant »), également sous la tutelle du rectorat de l’Académie. Enfin, au 23 boulevard Jules Ferry, dans le 10ème, sont rassemblés les services centraux de cette administration déconcentrée. Cette dispersion dans la capitale, comme le cloisonnement géographique des services, favorisent l’incompréhension et l’invisibilité d’un échelon sanitaire et social départemental. Cela dit, et avis aux militants, une « Direction des Affaires sociales de Paris » devrait se constituer en cible dès l’année prochaine puisque tous ses services doivent être regroupés rue de Tocqueville, dans le 17^ème arrondissement.

Devant une telle dispersion et tant de complexité, on pourrait dire avec emphase que tout cela est kafkaïen, administratif, absurde. Bien sûr. Et avancer dans la foulée une hypothèse paranoïaque : et si une telle segmentation était délibérée ? Une façon de créer de l’opacité, donc de l’ignorance. Une manière de diluer les responsabilités, en démultipliant les interlocuteurs. À qui dois-je ou surtout ne dois-je pas mon RMI ? La faute à qui ? Pas d’ennemi identifiable, pas de front où lutter. La CAF que je vois se défausse sur la DDASS que je ne vois pas. En première ligne, aux guichets, sont dépêchées des administrations sans pouvoir, sous tutelle d’administrations supérieures et invisibles. Un dispositif à fabriquer de la résignation. Autre hypothèse, généalogique celle-ci : leur complexité tiendrait à leur mode de constitution. Issues de dispositifs d’hygiène et d’assurance anciens, de nature religieuse ou bien liées à la figure classique de l’hôpital-hospice ou encore conçus selon le vieux modèle républicain et paternaliste de l’assistance, les DDASS seraient une façon pour l’État de se ressaisir d’une prolifération un peu trop spontanée, non planifiée, dans le champ du sanitaire et du social. Regardons-y de plus près.

La charité par d’autres moyens

1964. La Direction de l’Action sanitaire et sociale naît de la fusion de plusieurs des services extérieurs des ministères de la Santé (Direction de la Santé), de l’Intérieur (les Directions départementales de la Population et de l’Action sociale, les services d’aide sociale des préfectures) et de l’Éducation nationale (services scolaires médicaux et sociaux), par l’intermédiaire desquels, jusqu’alors, l’État intervenait dans les départements. Ce afin de « regrouper les actions de l’État en direction de la population d’un département, dans le domaine de la santé, de l’aide sociale et de la santé scolaire » [3]. L’originalité des DDASS ne tient donc pas à leurs missions - celles-ci leur préexistaient, assumées par les services extérieurs des ministères. Elle tient plutôt à la réunion de services sanitaires et de services sociaux sous la houlette d’un directeur unique - fonctionnaitre d’État placé sous l’autorité directe du préfet - dont il reçoit délégation de signature. Les DDASS incarnent donc le moment administratif d’une volonté étatique de coordination des actions sanitaires et des actions sociales, conçue sur le mode d’une rationalisation des interventions de l’État. Elles constituent donc l’une des étapes clé de la construction d’une catégorie « sanitaire et sociale ». C’est d’ailleurs deux ans après la naissance des DDASS, en 1966, qu’est créé le premier « super-ministère » des Affaires sociales, regroupant le ministère de la Santé publique et de la Population, et celui du Travail et de la Sécurité sociale.

Concrètement, que saisissent les DDASS, et comment déclinent-elles la catégorie « sanitaire et sociale » de 1964 à 1984, date du mouvement de décentralisation ? Et de qui héritent-elles leurs fonctions ? L’organigramme des DDASS de cette période nous enseigne que son Directeur départemental, assisté d’un adjoint médecin-inspecteur de la Santé et d’une conseillère technique assistante sociale chef, gère six services dont les attributions se distribuent selon quatre axes. Primo, les services de l’enfance en difficulté, qui comprennent la protection maternelle et infantile (PMI), le service de santé scolaire, l’aide sociale à l’enfance, l’enfance inadaptée. L’origine de ces services remonteraient à l’action de Saint Vincent de Paul au XVIIème siècle. Secundo, l’aide et les actions sociales, qui rassemblent une aide dite traditionnelle (aide médicale, aide aux handicapés, aux personnes âgées...), l’action sociale générale (animation de structures sociales, action familiale, action sociale envers les « migrants, les vagabonds, les inadaptés sociaux », actions dans les « quartiers dégradés »...), la lutte contre les situations de pauvreté et de précarité, et le traitement des urgences sociales. Ces aides s’enracinent dans les lois d’assistance obligatoire, juridiquement assises sur l’élaboration d’un « droit à l’assistance » pendant la Révolution française, et concrètement mises en place à partir de la fin du XIXème siècle : loi de 1893 sur l’assistance médicale gratuite ; loi de 1905 d’assistance aux vieillards, infirmes et incurables ; loi de 1913 d’assistance aux familles nombreuses... Tertio, la tutelle et le contrôle des établissements sanitaires et sociaux « subventionnés ou agréés au titre de l’aide sociale ». Soit les hôpitaux, les dispensaires de prévention (dispensaires antituberculeux, dispensaires d’hygiène mentale, consultations avancées du cancer, dispensaires antivénériens, consultations de protection maternelle et infantile), les établissements destinés aux familles ou aux mères isolées (centres sociaux, maisons familiales de vacances, maisons maternelles, hôtels maternels), les établissements en faveur de l’enfance en difficulté (foyers de l’enfance, « orphelinats »), les foyers de jeunes travailleurs, « les Centres d’Hébergement et de Réinsertion sociale » (CHRS) destinés aux « personnes en situation d’exclusion » - autrement nommées « personnes socialement handicapées » -, les établissements pour les enfants et les adultes « inadaptés et handicapés » (centres d’aide par le travail, instituts médico-éducatifs, ateliers protégés, maisons d’accueil spécialisées...), les établissements destinés aux personnes âgées (foyers-logements, maisons de retraite, hospices). Enfin dernière attribution des DDASS, les actions sanitaires, qui se subdivisent en deux catégories : l’hygiène du milieu (surveillance de l’environnement, des eaux, des installations sanitaires, lutte contre les pollutions et l’insalubrité, élaboration des règlements sanitaires...), et l’hygiène de l’espèce en quelque sorte (prophylaxie des maladies transmissibles, déclarations des maladies contagieuses, enquêtes épidémiologiques, campagnes de dépistage et de vaccination, contrôle sanitaire aux frontières, prévention des maladies mentales, lutte contre l’alcoolisme et les toxicomanies). Figure de l’étatisation la plus récente des affaires sanitaires et sociales, de leur centralisation et de leur homogénéisation, les DDASS cristallisent néanmoins un certain nombre de processus anciens.

Le spectre de l’hôpital

Tirons l’un des fils qui se nouent lors de leur création : l’aide sociale (à la fois « aide sociale à l’enfance » et « aide sociale générale »). À Paris, l’aide sociale devient l’une des attributions des DDASS après que l’Assistance publique s’en est dessaisie par lambeaux dans les années soixante pour se concentrer sur des missions plus médicales. Cette évolution hospitalière est d’ailleurs symbolisée par la modification du nom de l’« Administration générale de l’Assistance publique à Paris », devenue « Assistance publique - Hôpitaux de Paris » en 1991 [4]. Jusqu’aux années soixante, l’Assistance publique avait conservé une double vocation médicale et sociale, de soins et d’accueil. A Paris, la DDASS est donc l’héritière de sa dimension sociale. Que recouvre cette filiation ? L’« Administration générale de l’Assistance publique à Paris » était néé par la loi du 10 janvier 1849, en pleine IIème République et en écho au principe du « droit à l’assistance » proclamé durant la Ière. La Constitution de 1793 affirmait en effet que : « la Société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens de subsister à ceux qui sont hors d’état de travailler. » Il s’agit alors de soustraire l’aide aux plus démunis à la charité de l’Église et des bienfaiteurs, et de la confier à la « Société ». L’Assistance publique de Paris, l’un des premiers services publics organisé de façon moderne, incarne la réponse administrative à une obligation juridique nouvelle, par laquelle la société se reconnaît redevable d’un devoir d’aide et d’assistance envers « les miséreux ». Innovation d’une part, puisque les pauvres sont désormais pris en charge par la collectivité. Continuité de l’autre, dans la mesure où l’Assistance publique s’adresse à une catégorie forgée au XVIIème siècle, le pauvre. D’ailleurs, dès sa création elle se voit confier l’administration des structures mises en place lors du « grand enfermement » de l’âge classique. La loi du 10 janvier 1849 définit très précisément ses compétences : la gestion des hôpitaux destinés aux malades indigents et celle des hospices chargés d’accueillir les pauvres, les vieillards, les infirmes sans ressources, les enfants abandonnés, ainsi que tous les services de secours à domicile dispensés par « les bureaux de bienfaisance » ou les « maisons de secours », d’abord sous la forme de secours en nature (vivres, linge, médicaments, combustibles) puis, à la fin du XIXème siècle, en argent. L’Assistance publique intervient en dispensant une série d’aides aux pauvres, au nombre desquelles l’aide médicale. Les soins, la dimension sanitaire, ne constituent donc que l’un des aspects de la prise en charge sociale des pauvres. Dans la Presse médicale du 23 mai 1903, le docteur Lermoyez insiste sur le fait que l’hôpital ne doit s’occuper que des maladies des pauvres. « Quoi qu’en puisse prétendre une argumentation spécieusement humanitaire, l’hôpital est fait pour les pauvres et pour les pauvres seuls. [...] Admettre les non-pauvres à l’hôpital, c’est léser tout le monde. C’est léser les intérêts des pauvres. Car les autres, ceux qui ne relèvent ni de la nécessité ni de l’indigence, les bousculent, accaparent le temps et la place qui leur sont dûs : si bien que plus d’une fois j’ai vu, à ma consultation, de vrais pauvres, humiliés d’un tel voisinage s’effacer humblement et s’en aller. [...] C’est léser les intérêts des contribuables. Leur argent est-il destiné à subvenir à l’entretien des gens aisés ? » Et dans la même veine, en 1934, dans la Revue médico-sociale, monsieur Reuchsel de dénoncer les dérives de l’hôpital : « Les pouvoirs publics semblent s’émouvoir enfin du scandale à forme chronique que constitue la présence dans les hôpitaux de nombreux malades qui n’ont aucun droit de s’y trouver. L’hôpital est, en principe, destiné aux malades privés de ressources qui y reçoivent gratuitement tous les soins nécessaires. » L’ouverture des hôpitaux, ici décriée, à l’ensemble de la population rencontre une sanction juridique à travers la loi hospitalière du 21 décembre 1941, fondatrice de l’hôpital « toutes-classes ». Désormais, l’hôpital se recentre sur la figure du malade et se déleste de celle du pauvre. Cet allègement se concrétise peu à peu avec l’abandon par l’hôpital de ses services à caractère social (l’aide sociale à l’enfance, l’aide médicale, les bureaux d’aide sociale, la PMI), pris en charge à partir de 1964 par les DDASS.

Retenons un triple enseignement de cette petite généalogie. Tout d’abord, originairement ce qui suscite l’articulation du sanitaire et du social, c’est la figure crainte du pauvre. Ensuite cette catégorie « sanitaire et sociale » est ancienne, elle s’enracine dans la séparation d’avec la population dite normale et l’enfermement indistinct de toutes les figures de la pathologie et de l’écart par rapport à une norme socio-physiologique, à la fois moyenne statisque et modèle de perfection : celui qui a trop peu de ressources, trop peu de raison, celui qui est trop peu sain, trop vieux, trop jeune... Les DDASS pour cette raison peuvent trouver place en bout de parcours dans un mouvement qui part des grandes structures d’enfermement de l’âge classique et passe par l’Assistance publique. Enfin la création des DDASS entérine deux processus parallèles et aussi antagonistes : la jonction des secteurs sanitaires et sociaux à l’intérieur des DDASS, leur disjonction à l’intérieur de l’hôpital telle que l’illustre, à Paris, l’histoire de l’Assistance publique.

Comment s’effectue la transmission du « sanitaire et social » d’une administration à l’autre et que signifie-t-elle ? Qu’est-ce qui se produit dans ce passage du « sanitaire et social » de sa matrice hospitalière à l’activité départementale des DDASS ? Premièrement, le sanitaire s’affranchit du médical. Il existe du sanitaire en dehors de l’hôpital, en dehors du soin à une personne malade. Le sanitaire quitte l’échelle individuelle au profit de l’échelle de la population départementale, et devient prophylactique plutôt que thérapeutique. Deuxièmement, le social prolifère dans l’espace et dans les institutions, comme socialisé par l’Etat lui-même : tranférer l’aide et les actions sociales de l’hôpital aux DDASS suppose que la gestion des problèmes sociaux s’accommodent d’une échelle plus large et de modes d’intervention plus diversifiées.

Une bureaucratie au second degré

1983-1985. Les lois de décentralisation déchargent les DDASS d’une grande partie de leurs missions. Celles-ci sont redistribuées pour l’essentiel aux services sanitaires et sociaux du département sous dépendance du Conseil général (70% des effectifs des anciennes DDASS passe sous la responsabilité du président du Conseil général), mais aussi aux Centres hospitaliers psychiatriques et à l’Inspection académique pour la santé scolaire. Les services sanitaires et sociaux départementaux possèdent une grande diversité d’organisation et des appellations variables d’un département à l’autre, mais héritent dans l’ensemble de la polyvalence et surtout des terrains dont la nouvelle organisation de l’État, voulue à la fois plus moderne et plus proche, entend soulager les DDASS [5]. Les compétences sont partagées entre Etat et département dans tous les secteurs de l’intervenion sanitaire et sociale, selon des répartitions parfois difficilement lisibles pour le profane : les Conseils généraux ont en charge les campagnes de vaccination et la lutte contre les grandes épidémies (tuberculose, sida, MST, etc.), mais laissent aux DDASS-Etat le soin de collecter les données épidémiologiques ; l’Etat finance le RMI, mais confie aux départements la prise en charge des actions d’insertion qui y sont associées ; certaines populations (les personnes âgées par exemple) relèvent du Conseil général pour ce qui concerne l’aide sociale, mais de l’Etat dès lors qu’elles ont besoin de soins... Explosion et perte de cohérence pour les uns, rationalisation pour les autres, l’ensemble du secteur se recompose.

Le décret du 14 mars 1986 précise les deux principales missions désormais confiées aux DDASS. Une mission de santé publique, qui recouvre trois domaines : l’épidémiologie et la prévention des maladies ou des conduites à risque comme l’alcoolisme et la toxicomanie ; le contrôle des établissements sanitaires et sociaux ; l’hygiène et le cadre de vie visant à l’amélioration de la santé par actions sur l’environnement. Et une mission de solidarité et d’intégration, recherchant l’intégration sociale des populations menacées d’exclusion (personnes handicapées ou dépendantes, personnes pauvres, migrants...). D’après leur redéfinition, les DDASS doivent obéir à un certain nombre de principes dont celui du « décloisonnement », visant la prise en compte de l’imbrication des problèmes sociaux et de santé, et celui de l’« évolutivité », mettant en avant la nécessité d’une organisation souple, capable de s’adapter aux besoins du terrain comme aux priorités gouvernementales [6]. Elles changent non seulement d’objet, mais aussi d’échelle : il s’agit moins désormais d’administrer des populations que d’autres administrations ou dispositifs d’intervention. Bureaucratie sans doute, mais au second degré : « L’objectif est d’obtenir une meilleure coordination des acteurs et financeurs pour aboutir, in fine, à un dispositif global plus performant. En fait, l’idée est de sortir de l’empilement des dispositifs. » [7]

Dans sa plaquette de présentation, en 1996, la DDASS de Paris dresse pourtant la liste de ses « usagers » : bénéficiaires du RMI, chômeurs, malades du sida, toxicomanes placés sous injonction thérapeutique, personnes sous tutelle, sans abri hébergés dans des structures d’accueil, bénéficiaires de l’aide médicale de l’État, handicapés adutes et enfants. De quels usagers entend donc parler une administration qui s’est, pour l’essentiel, libérée de ses terrains ? Pour le comprendre, il faut sans doute quitter la généalogie et plonger dans le détail de l’histoire immédiate.

Administrer sans guichet

Aux deux extrémités de l’année 1998 se jouèrent entre les DDASS et ce qu’elles nomment « les personnes en situation de précarité » des conflits plus ou moins avoués. Les DDASS, on l’a vu, administrent la précarité à plusieurs niveaux : en tant que service d’État, elle décide en dernière instance de l’attribution ou de la suspension du Revenu Minimum d’Insertion ; elle coordonne l’attribution d’aides d’urgence destinées aux personnes en difficulté financière ; mais elles règnent aussi sur un ensemble de services assurés par des associations intermédiaires : foyers d’hébergement d’urgence, restaurants ou épiceries sociaux...

Dans les trois cas, les personnes qui dépendent des services de la DDASS n’ont jamais affaire à elle. Les allocataires du RMI s’adressent à la Caisse des Allocations familiales ; les demandeurs d’aides d’urgence aux administrations locales ; les personnes hébergés en foyer sont directement en rapport avec leurs gestionnaires. Il est difficile, dans ces conditions de déterminer ou de construire une catégorie d’ « usagers » des DDASS. Service social aussi polyvalent qu’invisible, main de l’État central dans l’action sociale départementalisée, les DDASS ne possèdent ni guichet ni file d’attente, aucun lieu, où ceux qui en dépendent pourraient se croiser, se reconnaître, s’organiser.

Et pourtant. En janvier 1998, le gouvernement Jospin met en place un « Fonds d’urgence sociale » (FUS) doté d’un milliard de francs pour répondre aux demandes d’aides d’urgence, entre autres, du mouvement de précaires déclenché durant l’hiver. Ce sont les DDASS qui, en tant qu’administration d’État, sont chargées de la distribution. Premier problème pour cette administration sans guichet : les chômeurs (organisés ou non) prétendant à leur part du pactole viennent les harceler jusque dans leurs locaux pour obtenir ces aides. Elles prennent la forme, du coup, de ce « guichet unique » à la fois réclamé par les allocataires de prestations sociales éparpillées et promis sans enthousiasme par le gouvernement. Second problème, qui découle du premier : les DDASS, parce qu’elles n’ont pas de guichet, ne disposent pas non plus de critères précis pour l’attribution pour ces aides, contrairement aux organismes qui les distribuent habituellement (CAF pour les familles, assedic pour les chômeurs indemnisés, CCAS...). Parmi les 800 000 personnes qui demandent une aide d’urgence début 1998, les trois quarts l’obtiendront, dans la confusion de l’administration et sous la pression des occupations. 40% sont totalement inconnus des services sociaux. Parmi eux, des jeunes, des étudiants, des sans-papiers...

Second acte : en octobre 1998, la DDASS de Paris est occupée par un groupe de précaires venu demander des comptes sur la mise en place de la Commission des aides sociales d’urgence (CASU), dont la création a été prévue par une circulaire ministérielle six mois auparavant. Les CASU ont pour mission de coordonner, sous l’égide des DDASS, l’attribution des fonds d’urgence existants au plan départemental et municipal. Le principe en est simple : le manque de coordination des services sociaux a permis jusqu’ici à d’habiles ou chanceux demandeurs d’aides d’urgence de cumuler deux, voire trois aides pour la même période (fonds de solidarité logement, aide du CCAS, aide à la famille, par exemple). Avec ce nouveau dispositif, une seule demande pourra être introduite devant la commission et le demandeur recevra, si son dossier est accepté, une aide unique - celle qui semble la plus adaptée à sa situation. Cette procédure d’attribution constitue une variante du guichet unique : il ne s’agit plus délargir, voire de faire disparaître des critères d’attribution, comme pour le Fonds d’Urgence sociale, mais de rationaliser le contrôle (les fichiers des services sociaux sont croisés) et de cumuler des critères. Madame Annick Morel, alors directrice de la DDASS de Paris, invoque les « faux chômeurs », ceux qui sont venus toucher le FUS en Mercedes... c’est-à-dire, en some, les mauvais pauvres... C’est pour protéger les vraies familles en difficulté contre ces abuseurs que les CASU sont mises en place.

Elles peineront cependant un peu partout à exister. Car si la DDASS, en leur qualité de représentantes de l’État, coordonnent, les administrations locales traînent les pieds. En particulier les Centres communaux d’Action sociale (CCAS), dont les crières d’admission sont les plus « souples » (car liés principalement au montant de revenus et non à la situation administrative ou à un poste de dépense) et qui craignent d’avoir à assumer la plupart des demandes. Et les Assedic qui, en tant qu’organismes privés, ne voient pas pourquoi elles appliqueraient une simple circulaire ministérielle.

Les DDASS se trouvent ainsi au centre, durant toute l’année 1998, d’un rapport de forces où se joue la question du guichet et du rapport des usagers à l’administration. En janvier, la logique même des DDASS, administration centrale mais invisible de ceux qui en dépendent, est mise à mal. Les usagers vont se fabriquer eux-mêmes leur guichet, et c’est un guichet unique. À l’automne, la situation s’inverse. Les usagers sont renvoyés à l’éparpillement des services dont ils dépendent ; le contrôle est en revanche unifié, coordonné, lissé.

L’enjeu est de taille : dans ces conflits à peine perceptibles pour le grand public se jouent à la fois la visibilité des usagers des services sociaux et leur capacité à se reconnaître comme tels, voire à s’organiser en groupe de pression. Le même type d’enjeu pousse actuellement les mouvements de chômeurs et de précaires à exiger la refonte du système d’indemnisation (assurance et minima sociaux) du chômage en un dispositif unique - pendant que le gouvernement n’accorde de revalorisation ou des « primes » annuelles qu’à une ou deux catégories de chômeurs, multipliant autant qu’il est possible les catégories et les sous-catégories d’ « ayant-droit ».

En octobre 1998 toujours, Annick Morel répondait aux invectives des occupants des locaux de la DDASS, rue Jules Ferry, par un engagement solennel « à ce qu’il n’y ait plus de morts de froid à Paris. » « Maintenant, nous avons les péniches du coeur », annonce-t-elle fièrement. Le propos ne pouvait que provoquer la colère de ceux qui, autour de la table, avaient fréquenté ne serait-ce qu’une fois les foyers d’urgence et autres « Centre d’Hébergement et de Réinsertion sociale », et déclencher la litanie des abominables conditions d’hébergement, de la gestion militarisante des foyers, du primat des organisations confessionnelles, et de la difficulté d’en sortir faute de logements sociaux...

De ce dialogue de sourds, on peut au moins tirer une leçon : les véritables « usagers » des DDASS sont probablement moins ceux qui dépendent des services sociaux que ceux qui dispensent ces services. Administrations sans guichet, les DDASS-état ne se sont pas seulement déléestées peu à peu de leur fonction d’acceuil et d’assistance sur les collectivités territoriales. Elles subventionnent des nébuleuses entières d’associations caritatives, humanitaires ou parapubliques, chargées de mettre en place la politique sanitaire et sociale de l’Etat (dans le domaine de la lutte contre les drogues et les toxicomanies, par exemple), ou de gérer l’urgence produite par l’absence de réponse politique aux problèmes structurels des précaires. Leur politique est celle de la « délégation de service public ». Une délégation qui profite au Secours catholique, à la FNARS ou à l’Armée du Salut... selon les départements. Et permet tout au plus de saupoudrer le territoire d’interventions disparates et inégalement réparties, selon les localités. Une délégation impulsée, coordonnée et contrôlée, nous dira-t-on. Mais qui engendre encore segmentation, opacité, et échec. Pendant l’hiver 1998, le nombre de morts de misère à Paris a battu tous les records de ces dix dernières années.

Notes

[1Amédée Thévenet, L’aide sociale aujourd’hui, Paris, ESF, 1990, p. 81.

[2Amédée Thévenet, Les institutions sanitaires et sociales de la France, Paris, PUF (« Que sais-je ? »), 1986.

[3Isabelle Mehl-Auget, « Santé et sociéte, comment l’État intervient dans le département », Epid 92, n°16.

[4Accueillir et soigner, l’AP-HP, 150 ans d’histoire, Doin.

[5La Direction de l’Action sociale, de l’Enfance et de la Santé (DASES) de Paris s’organise par exemple en quatre secteurs : la santé (vaccinations, santé scolaire, tutelles...), les actions familiales et éducatives (bureau des adoptions, bureau de l’aide sociale à l’enfance), la petite enfance (PMI, gestion des crèches), et l’action sociale (bureau des personnes âgées, des handicapés et de l’Aide Médicale). Le cas de Paris est cependant particulier : la ville cumulant les statuts de commune et de département, certains services s’y trouvent agrégés, alors qu’ils seraient répartis ailleurs entre différents niveaux de compétence territoriale.

[6Lettre-circulaire du 4 février 1985.

[7Acteurs magazine, le magazine interne de l’administration sanitaire et sociale de l’État, n°41, janvier 2000.