la santé : enjeu scientifique ou politique ? entretien avec Claire Ambroselli et Armand Tomaszewski

entretien avec Claire Ambroselli, médecin, auteur de l’ethique médicale et Les comités d’éthique (collection « Que sais-je ? »), et Armand Tomaszewski, médecin et chercheur en immunologie.

Comment la santé, problème apparemment individuel et privé, a-t-elle pu devenir, au cours de l’histoire, un enjeu public, qui concerne tout le monde ? Et vous, qui êtes médecins, comment vivez-vous ce double statut de la santé ?

Claire Ambroselli Déjà, pour nous médecins, il n’est pas sûr du tout que ces concepts de « santé » ou de « santé publique » soient encore très pertinents pour penser la crise actuelle. D’abord, l’opposition santé / maladie, normal / pathologique, est récente. Elle renvoie à une normalisation de l’individu et à une biologisation du corps qui datent du début de la médecine expérimentale, au XIXe siècle. Jusque-là, la maladie n’était qu’une autre allure du vivant, que la médecine devait aider à supporter. Le rôle du médecin n’était pas de conformer le corps à une norme de « bonne santé ». Il devait simplement permettre à son malade de vivre le mieux possible, quel que soit son état.

Aussi, c’est notre rapport au corps qui est en fait central. Réfléchir abstraitement sur la manière dont l’État prend en compte la maladie, cela ne suffit pas. Ce qu’il faut comprendre, c’est comment tout notre rapport au corps, notre vision du corps humain (du sens à lui donner, de la folie, de la sexualité, de la clinique) ont évolué en fonction du développement des institutions médicales, des Églises, et des États modernes.

Maintenant, où on en est ? La crise qui secoue la médecine va bien plus loin que la seule question de la protection sociale. Elle concerne l’éthique médicale, et elle court depuis la seconde guerre mondiale, depuis les crimes contre l’humanité. Si la médecine a pu être instrumentalisée par l’appareil nazi, ce n’était pas une simple perversion de la science. Cela a été possible, parce que la pensée médicale avait été complètement envahie par le biologique. Il faut bien comprendre cela : toute la médecine moderne s’est constituée à partir des notions de race, de population, de génération. Par exemple, toute la réflexion sur l’eugénisme a joué un grand rôle dans le
développement de notre médecine actuelle. On a déresponsabilisé les citoyens sur toutes ces questions. Car ce ne sont pas seulement des points d’histoire médicale ! Le cas du nazisme montre bien que ces problèmes sont d’ordre politique.

Selon vous, cette dimension éthique et politique de la crise n’a pas été suffisamment prise en compte ?

C. Ambroselli Il y a eu des tentatives. Nuremberg d’abord, où les juges confrontés aux médecins nazis ont énoncé un code, un ensemble de principes de base de l’éthique médicale. Le but était de prévenir de nouveaux crimes contre l’humanité, d’éviter de voir les pratiques biologiques ou sanitaires verser dans le crime politique. Quelques années après, à partir de 1967, les médecins, surtout aux États-Unis, ont créé des comités d’éthique médicaux autonomes. Ils sont ainsi, c’est tout à leur honneur, les seuls à avoir essayé de tirer, dans leur pratique, les leçons de Nuremberg.

Plus tard, avec les nouvelles expérimentations sur l’embryon, puis la biologie génétique et moléculaire, il y a eu malgré tout un sursaut du politique. On a créé de nouveaux comités d’éthique, d’abord au plan national (comme l’a fait François Mitterrand en 1983), puis au niveau international, au Conseil de l’Europe et maintenant à l’Unesco. Ces comités n’étaient plus réservés aux seuls médecins. C’était vraiment une prise de conscience nécessaire, et on avait là enfin une vraie structure libre, publique, pour réfléchir aux problèmes moraux que posent les développements actuels de la recherche. C’était la première ouverture publique depuis Nuremberg sur ce qui se passe dans nos institutions médicales.

Mais aujourd’hui, c’est fini : dès 1984, les politiques ont eu peur de perdre leur pouvoir de décision. L’État a complètement centralisé et fermé l’ouverture publique du Comité national d’éthique. Au lieu d’engager un véritable débat collectif sur ces questions, ce Comité est devenu très vite un paravent vide, sans moyens. Les comités internationaux de bioéthique, c’est un peu la même chose : ils ont finalement pour effet de rendre impossible toute consultation civique.

La leçon de toute cette histoire, c’est que la bonne volonté ne suffit pas. Lorsque les principes moraux sont faits par les médecins pour les médecins, sans consultation des citoyens, sans être garantis politiquement comme le sont les droits fondamentaux, ils restent sans effet démocratique. Ni les juristes, ni les philosophes, ni les spécialistes de la bioéthique ne peuvent suffire aux nouveaux besoins civiques des sociétés industrielles. Depuis dix ans, la réflexion éthique se réduit de plus en plus aux innovations technologiques. On oublie de penser ce que cela veut dire, d’avoir un corps personnel et de se faire soigner. C’est pourtant de là qu’il faut repartir : penser la politique et la personne humaine, le public et le privé, en même temps. Sinon, on court à nouveau à la catastrophe.

Face aux « nouveaux besoins » que vous évoquez, quel doit être le rôle d’une éthique médicale ? Que doit-elle défendre, contre quoi doit-elle lutter ?

C. Ambroselli Un des problèmes fondateurs est celui du droit d’avoir des droits, des droits correspondant à notre humanité. En particulier, le citoyen a le droit de pouvoir participer et exprimer son avis sur les sujets médicaux. Mais on ne l’informe en rien, on ne lui raconte que des choses fausses, on le terrorise. Au lieu de construire nos peurs communes — parce que cela peut être fondateur, la peur —, « on prend l’humanité par la technique », et c’est le grand danger. Du coup, les gens ont peur de tout : de la vie, de la mort, des maladies, etc. Mais plus encore, le danger est la confusion politique entre l’ennemi intérieur et l’ennemi extérieur, cette idée de guerre et paix au sein d’une même société dont l’apothéose macabre, au XXe siècle, est le nazisme. Comme pour les races alors, on croit aujourd’hui pouvoir « exterminer » les maladies considérées comme dangereuses : mais c’est une fuite en avant, on n’en aura jamais fini. C’est peut-être la plus importante des leçons de Nuremberg : tant qu’on maintiendra notre rapport à l’humanité entre la vie et la mort, dans la peur continuelle de la contagion, tant qu’on définira la vie par la mort biologique, on deviendra inhumain. Par contre, si on comprend que la vie humaine ce n’est pas simplement un individu biologique qui s’achemine vers la mort, ce n’est pas simplement un corps et que ses plus grands dangers ne sont pas la mort, alors peut-être quelque chose d’humain pourra se dire. L’idée de protection sociale française jusqu’à présent était le maintien d’une telle solidarité humaine entre les citoyens. Mais ce n’est presque plus le cas : avec le tout-biologique, on entre dans l’inconnu. On remet en cause l’humanité même.

A. Tomaszewski Prenons le cas du sida par exemple. La nécessité d’obtenir des thérapeutiques efficaces a fait privilégier, comme dans beaucoup d’autres cas, la recherche aux dépens d’une prise en charge globale. Les besoins concrets et immédiats des malades sont passés au second plan. Or, la recherche est indispensable, mais elle ne suffit pas. Tant qu’on ne prendra pas le temps de remettre à plat les rapports entre la biologie et la médecine, on aboutira à des solutions similaires : des millions de francs engagés dans une recherche qui, seule, n’aboutira pas, et l’oubli douloureux des malades. C’est à l’éthique médicale de mener cette réflexion. Si elle ne veut pas servir de paravent pour légitimer certaines politiques de recherche, elle doit s’attaquer au concret des choses, c’est-à-dire à la sphère du politique. On n’a pas besoin d’un moralisme de plus.

Comment conciliez-vous cette définition politique, citoyenne, de la réflexion éthique avec votre statut de médecin et de chercheur ?

A. Tomaszewski Nous ne pensons pas l’éthique médicale en tant que médecins, mais en tant que citoyens qui avons des connaissances médicales. Cela ne nous donne pas le droit de nous estimer meilleurs juges. La dérive actuelle, c’est de voir des gens se présenter comme des spécialistes : on parle de bioéthiciens, on enseigne la bioéthique comme la cardiologie ou les mathématiques, notamment dans les premiers cycles de médecine... Arrêtons de faire de l’éthique un savoir.

Par ailleurs, faire de l’éthique médicale, ce n’est pas faire de l’anti-science. Si j’étais contre la recherche, pourquoi en ferais-je ? Nous ne sommes pas contre la recherche ! Nous sommes contre des politiques de recherche qui nous ont conduits à des événements aussi délétères que l’affaire du sang contaminé, celle de la vache folle, celle de l’ARC. Sans parler de celles qui seront prochainement révélées... Plus généralement, nous voulons rappeler qu’une bonne médecine est une médecine respectueuse du corps, pas uniquement du corps malade. C’est une personne qui demande de l’aide, c’est elle qui doit rester au centre des pratiques biomédicales.

Vous parlez d’une réflexion éthique, d’un travail à mener si l’on veut, aujourd’hui, définir une « bonne » médecine publique, respectueuse des choix de chacun. Quels seraient les grands axes de ce travail, quels « chantiers » devrions-nous ouvrir ?

C. Ambroselli Il est essentiel de revenir sur la crise ouverte par les totalitarismes. On ne pourra pas penser la médecine de demain si l’on refuse aujourd’hui de penser les crimes contre l’humanité de l’Allemagne nazie. C’est essentiel, parce que nous vivons depuis 1945 dans un monde où les appareils d’État participent au développement de la recherche politique et médicale. On est donc obligé de se demander comment les logiques d’État ont respecté, comment elles peuvent respecter les droits civiques et politiques, économiques, sociaux, culturels. En même temps, il faut se demander comment, dans ce nouveau contexte, on peut mettre le corps humain sous protection du droit. Aujourd’hui, les biotechnologies (par exemple, la fécondation in vitro) échappent aux principes énoncés par la Charte internationale des droits de l’homme. Comment faire jouer, par exemple, l’article 7 de cette Charte, qui subordonne l’expérimentation au libre consentement du sujet, lorsqu’on a affaire à un embryon ? C’est un véritable imbroglio juridique, qui laisse la porte ouverte à la fabrique, par les États, de « produits humains » sans protection aucune.

Après cela, il y a tout le problème de la formation et de l’encadrement médical. Si vous regardez aujourd’hui comment se déroulent les études de médecine, il n’y a rien, rigoureusement rien, pour donner aux futurs médecins et chercheurs un début de réflexion sur les nouvelles innovations biologiques. Encore moins sur la relation médicale, sans parler de relations à leur propre humanité ! Que va-t-on faire demain, si on n’a appris ni aux médecins, ni aux citoyens à réfléchir sur ce qu’est un protocole de recherche ? Sur le rôle et le statut des sujets humains par rapport à la recherche ? C’est d’autant plus inquiétant qu’aujourd’hui, la biologie moléculaire met la médecine face à des molécules et non à des humains. Et c’est là où il n’y a plus d’humanité, parce qu’on ne donne plus le pouvoir à l’homme de s’exprimer sur sa propre condition.

A. Tomazewsky Cette définition moléculaire du vivant, nous n’en avons pas encore mesuré toutes les conséquences. Les citoyens sont encore habités par les représentations traditionnelles de la santé, du corps, mais actuellement, la santé et le corps sont envahis par tous les concepts et pratiques de la biologie moléculaire. On voit la recherche sur les maladies
génétiques phagocyter de plus en plus de crédits publics et privés, pour des pathologies qui sont certes gravissimes, mais très rares. La biologie moléculaire peut nous expliquer les maladies génétiques dues à un seul gène, mais pas celles, plus complexes, dont nous souffrons le plus souvent : les maladies cardio-vasculaires, le cancer, le sida, etc. Or, on veut nous faire croire qu’en isolant tel nouveau gène on va tout résoudre.

Cette croyance scientiste dans la toute-puissance de la biologie
moléculaire a des conséquences graves. Elle oriente la majeure partie des restructurations en cours dans les laboratoires et les hôpitaux. On assiste à la création de véritables pôles de recherche qui mêlent public et privé, hôpitaux, laboratoires, réseaux de médecins libéraux. Dans l’affaire, c’est tout l’héritage clinique de la pratique médicale que nous risquons de perdre ! Il est urgent d’y réfléchir, car les citoyens ne sont pas consultés. Il n’y a toujours aucune personne représentant les malades dans les conseils d’administration des hôpitaux, ou de ces pôles de recherche. Personne pour rappeler aux promoteurs de ces projets gigantesques que le but de la médecine, c’est de soulager humainement des personnes qui souffrent.