Vacarme 01 / démocratie

à élu, élu ennemi

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Les élections de janvier 1996 et le conseil législatif ont une portée symbolique de première importance pour la fondation de la démocratie en Palestine. Symbolique parce qu’en réalité, il en a été autrement.

« Le Conseil représente une bougie allumée, bien que les élections n’aient pas été très orthodoxes. Le résultat, nous le considérons comme démocratique malgré ses vices de formes et ses tricheries, ses luttes d’influences et une certaine corruption. Le Conseil est désormais pourvu de membres conscients et responsables, et il est le représentant du peuple selon une « théorie du minimum » », répond Fathi Al Jabari quand je l’interroge sur la santé de la démocratie dans son pays. Palestinien de l’intérieur, qui n’a vécu ni la déportation, ni l’exil, Fathi Al Jabari est journaliste et écrivain, il vit à Al Khalil (Hebron, comme on dit en hébreu). Ancien membre de ce grand parti panarabique qu’est le BAAS, il a choisi, en 1983, « d’être Palestinien avant d’être Arabe ». « Comprenez, je ne suis pas contre l’Autorité, mais je veux qu’elle entende la voix du peuple. » Il existe des visions plus sombres que celle d’Al-Jabari, parmi lesquelles celle de Riad Malki, opposant officiel dont la « carrure » politique est importante. Le Conseil est composé de médiocres, les rares exceptions, pense-t-il, s’useront très vite. Je pense aussi aux élections qui ont eu lieu dernièrement en Bosnie, en Arménie, et ailleurs... tricheries mafieuses organisées sous la bienveillance de la communauté internationale.

Il est encore bien tôt pour évaluer la réalité du rôle démocratique que se donne le Conseil et que lui réserve son avenir. Néanmoins, si plus d’une soixantaine de membres du Conseil estaffiliée au Fath, cette majorité n’a pas permis une réelle cohésion en faveur de Yasser Arafat, ni un véritable alignement sur l’Autorité. Il y a même eu, au sein de cette majorité, des votes contre les propositions de celui qui est à la fois chef de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), du Fath et de l’Autorité. En ce sens, le Conseil est potentiellement un contre-pouvoir. De surcroît, les rapports entre les membres du Conseil et leurs électeurs sont étroits et constants et l’on peut déjà voir dans ce rapprochement la formation du premier véritable corps législatif démocratique du monde arabe.

Énumérer les priorités de la question de Jérusalem, du statut des réfugiés — près de 400 000 au Liban —, de l’approvisionnement en eau, des colonies israéliennes, ne suffit pas à donner une idée de l’ampleur de la tâche à accomplir pour structurer juridiquement, institutionnel-lement, politiquement et économiquement la Palestine. Il s’agit, « tout simplement », d’édifier une société avec un État, privés l’un et l’autre de la plupart des bases stables et solides nécessaires à leur fonctionnement, et de délimiter le pouvoir de chaque instance. Édification qui doit se faire sans autre héritage que le passif de cinquante ans de déportation,
d’occupation et de déculturation.

Pour éviter le piège du discours victimaire, prenons le domaine institutionnel du droit. Il n’y a pas véritablement de constitution. La priorité serait donc d’en établir une, au plus vite, certes, mais sur des ruines car les bases existantes sont une mosaïque des droits ottoman, égyptien, britannique, israélien et jordanien, selon qu’il s’agit de la bande de Gaza ou de la Cisjordanie. Or, une des entraves au fonctionnement du Conseil est la volonté même de Yasser Arafat, d’un Arafat qui tolère à peine la réalité du contre-pouvoir qui lui est infligé. « Son style politique n’est pas seulement anti-démocratique », dit Azmi Bishara, Arabe israélien, député à la Knesset. « [Yasser Arafat] est anti-institutionnel. Il ne peut pas travailler en institution, il travaille seul, selon une façon très traditionnelle qu’il a pratiquement inventée ; avec, en plus, un lourd fonctionnement clientéliste. C’est le chef, avec une élite qui l’entoure et qui est très dépendante de sa personne. C’est la figure du père, le patriarche. Et le patriarche est habituellement anti-institutionnel parce qu’il est l’institution et qu’il n’en a pas besoin d’autres. »

Les zones de désaccords et de frictions entre Yasser Arafat et le Conseil touchent aussi bien l’élaboration de la constitution que la désignation des fonctionnaires, le pouvoir des maires ou le domaine de l’opinion. Le Conseil, par exemple, n’a pas de droit de regard, ni de contrôle sur le budget qui est, tout entier, placé sous le contrôle de Yasser Arafat. Ces discordances donnent lieu à de véritables batailles procédurières entre le législatif et l’exécutif, du type de celle du 21 mars 1996 où le Conseil a refusé de prêter serment à l’Autorité. Ou celle du 10 avril 1996, lorsque le Conseil s’est opposé à ce que l’immunité parlementaire de certains membres qui avaient critiqué l’Autorité soit levée. « Arafat a tout essayé pour diminuer le pouvoir du Conseil dès que celui-ci touchait à son propre pouvoir. La plupart des décisions prises ont été gênées, freinées, voire bloquées par lui », souligne Al Jabari. Je peux transcrire intégralement vos paroles et mentionner votre nom ? Bien sûr, il n’y a pas de problèmes de ce côté-là. Et Anwar, mon hôte à Al Khalil, d’enchaîner aussitôt : « Tu vois, nous sommes en démocratie ».

La réalité n’est pourtant pas si évidente. Toutes les cessions du Conseil ne sont pas ouvertes au public et elles restent médiatiquement peu diffusées, aussi bien par la radio que par la télévision, l’une et l’autre étant aux mains de l’Autorité. La presse et l’édition sont régulièrement l’objet de pressions qui peuvent aller loin — des journaux ont été suspendus, des livres, interdits. Sous le régime de Yasser Arafat, le « délit d’opinion » a une réalité. Iyad Sayyaj, entre autres dissidents, est régulièrement incarcéré dans les cachots palestiniens. De même, y a-t-il eu des cas retentissants de tortures ou de morts lors d’émeutes ou d’interrogatoires, qui mettaient en cause l’intégrité de la police palestinienne. À l’occasion de ces exactions et pour faire un exemple, l’Autorité a mené des procès expéditifs, condamnant les inculpés mais n’allant pas jusqu’à soulever les problèmes de fond. Et Anwar a beau me raconter l’histoire de ces policiers, à Jericho, qui enfermaient quiconque en état d’infraction routière dans un conteneur en plein soleil, pendant un « certain » temps, comme eux-mêmes l’avaient été, lors des entraînements militaires ; il a beau avoir mis bon ordre dans tout cela, m’explique-t-il, ce genre de cas montre combien la police vit encore plus avec son passé combattif, que dans le présent de sa responsabilité dans la polis. Je pense aux CRS qui enfoncent les portes de Saint-Bernard, au mois d’août. Autre version de la brutalité.

Pour Azmi Bishara, les Palestiniens ont à livrer un véritable combat avec leur propre réalité et leur propre calendrier, pour discerner ce qui ouvre la voie démocratique de ce qui l’obstrue.

« Nous avons un réel problème avec cela, mais je reste persuadé que la démocratie est un besoin réel, non seulement pour réguler les relations de l’individu avec l’Autorité, mais pour toute la société, à quelque niveau que ce soit. » Il s’agit de choisir entre la règle de la loi et l’arbitraire de l’Autorité, c’est vrai, mais la démocratie est aussi nécessaire dans la lutte pour conquérir la souveraineté. Azmi pense que « la souveraineté n’est pas le seul chemin qui mène à la démocratie » parce que « la démocratie est tout autant un chemin qui mène à la souveraineté ». En l’occurrence, la démocratie représente une arme politique contre l’occupation militaire israélienne. Et si les Palestiniens sont privés de la souveraineté de la terre, pourquoi ne prouveraient-ils pas à Israël, au monde entier, et même à quelques intellectuels palestiniens, que c’est la souveraineté institutionnelle qui commande. Peut-être, me dis-je maintenant, faut-il penser une démocratie qui ne serait plus assignée à une souveraineté territoriale, où le politique primerait sur le national, voire le déterminerait, et non l’inverse... Pour Azmi, la démocratie n’est pas seulement une nécessité pour le citoyen palestinien, le protégeant du pouvoir excessif de l’Autorité, mais « une véritable leçon de démocratie face aux Israéliens ». Certes, mais ce serait aussi une leçon pour les Arabes... non ? « Cela ne fait même pas question », répond-il sans hésiter.


Paysage politique

Comment Yasser Arafat, chef de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), s’accommode-t-il de partager son pouvoir avec la démocratie ? Un peuple élevé dans l’atmosphère d’un rapport de force quotidien avec l’occupant est-il prêt à la démocratie ? Les différentes instances décisionnelles et politiques palestiniennes sont :

  • le président, Yasser Arafat, élu le 20 janvier 1996 à 87,1% des voix, contre 9,6% à Samiha Khalil ;
  • l’Autorité, équivalent de l’exécutif, c’est le « gouvernement » d’Arafat ;
  • l’OLP, créée en janvier 1964 au Caire lors de la première conférence au sommet des États membres de la Ligue arabe ;
  • le Fath, parti créé par Yasser Arafat en 1958 au Koweït, est la principale composante de l’OLP ;
  • le Conseil, assemblée législative de 88 membres, élu le 20 janvier 1996.

Le Conseil est l’institution la plus représentative du projet démocratique palestinien. Mais c’est l’OLP, non l’Autorité ou le Conseil, qui conduit les négociations pour le statut final de la Palestine. Cette apparente contradiction s’explique en partie parce que les négociations concernent les 6 millions de Palestiniens, diaspora et territoires rassemblés, tandis que le Conseil représente les 2,3 millions de Palestiniens résidant dans la bande de Gaza et la Cisjordanie.