Vacarme 01 / démocratie

mythes en partage

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Comment des mythes fondateurs — démocratiques ou religieux — sont aujourd’hui le passage obligé de la reconstitution d’un paysage politique.

Au lendemain de la crise de septembre 1996, la grande vague du sentiment national a porté la population vers le pouvoir qu’il contestait juste avant, cela grâce à Benhyamin Netanyahou. Le sentiment national est important, certes, mais il vaut mieux le gérer à dose homéopathique. Plus tard, quand la société palestinienne aura acquis son indépendance et sa souveraineté (le 4 mai 1999, selon les accords d’Oslo), assistera-t-on à l’émergence de formations qui, les nouvelles générations aidant, se détacheront de ce passé combattant et soumis à la fois, qui fut celui des Palestiniens depuis 1948 ? Celui qui a combattu pour la démocratie et, auparavant, pour la libération de sa terre et de son peuple, n’est pas pour autant un démocrate dans l’âme. C’est même une bonne chose que cette société soit pratiquement démilitarisée — même si son appareil policier reste important —, car au moins elle ne pourra pas s’enfermer dans une mythologie héroïque — il n’y a pas d’héroïsme policier, seulement militaire — à l’instar de son voisin qui, lui, y est aveuglément enfermé. De façon pathologique.

Il me restait à conclure. Il me tenait à cœur de faire entendre, encore une fois, Azmi Bishara, et de parler de mon passage en Israël.

Pour Azmi, cela est clair, les Palestiniens ont pensé être le peuple le plus démocratique du monde arabe, « bien sûr, c’est un mythe. » Ce n’est évidemment pas vrai, et parfois même, le sont-ils moins que leurs voisins. Pourtant, ce mythe est de première importance parce qu’en tant que tel, il « fait venir des forces et les dirige ». En ce sens, il a une fonction positive. « Vous croyez que vous êtes plus démocrates que les autres, vous ne l’êtes pas, mais vous pouvez le devenir parce que vous en êtes persuadés, et parce que vous essayez de vous conduire en accord avec le mythe. » « Le fait que les Palestiniens aient ce mythe d’eux-mêmes mobilise chez eux les forces suffisantes pour édifier une démocratie. »

Mais, en Palestine, un véritable combat ne se livre-t-il pas entre trois mythes : celui de la démocratie des Palestiniens, celui de la nation islamique des islamistes, et celui de la terre promise des juifs croyants que sont la plupart des colons ? Azmi Bishara admet qu’il existe peut-être un tel combat. Mais, complète-t-il, cette situation très « post moderne » fait oublier trop facilement que le mythe n’est pas le réel, que celui-ci n’est pas réductible à celui-là. Des solutions concrètes sont nécessaires. « Des gens sont oppressés, d’autres sont les oppresseurs des premiers. Voilà une réalité qui n’est pas métaphorique. Oppresseurs et oppressés peuvent être, tous deux, motivés par des mythes, voire par les mêmes mythes. Cela ne change pas le fait que les uns sont oppresseurs, les autres, oppressés. La voie vers la libération peut être tracée par le mythe [en est-il jamais autrement ?], mais le besoin de se libérer est réel. »

Revenant des territoires, une vague nausée vous envahit à l’entrée de Tel Aviv. Comment la société reste-t-elle si lisse quand, à moins de 80 kms, les Palestiniens survivent, sous le couvre feu ? « Ici, nous sommes plus près de New-York ou de Washington que de Hebron. » Jaffa, ancienne ville arabe évacuée en 1948. Il est 23 heures. Vous vous y êtes rendu parce que vous saviez qu’en front de mer, Turquoise offrirait des poissons grillés sur sa terrasse balayée par les vents. À l’appel d’air des années 1993-1994 — « comme c’est parti, dans deux ans on ira de Jérusalem à Beyrouth par la côte », disiez-vous alors — succède l’étouffement d’un pays qui s’enfonce dans une schizophrénie communautariste. Bien que la guerre ne représente plus, aujourd’hui, de danger permanent, le culte de la force armée est un élément de la culture israélienne. Jeudi 3 octobre, 18 h. vous avez remonté rehov Frishman

pour atteindre la place où Itzakh Rabin a été assassiné. Elle porte maintenant son nom. Depuis quelques jours, Tsahal y organise la grande exposition de ses chars, parmi lesquels son dernier né, son fleuron, le Merkava. Les familles amènent jusqu’au soir leurs enfants à la fête. Écho exaspéré de cette violence, la rhétorique haineuse de colons se déverse sur les Palestiniens comme sur la gauche israélienne. « Les Arabes sont partout... Toujours très gentils... et tout d’un coup ils veulent nous exterminer... Ils jettent les enfants sur les soldats... Les médias israéliens ? C’est la gauche qui les a en mains... Ils sont contre nous... Les Israéliens laïques, c’est à cause d’eux que nous en sommes là. Ils sont la cause de nos malheurs. »

Je souhaitais effectivement parler des colonies, voir de près ses habitants, pour un autre point de vue. Les colonies polarisent les contradictions entre tradition, religion, sionisme, diaspora, etc., que la société juive israélienne ne peut résoudre à l’intérieur de son propre territoire. Ainsi met-elle au dehors ses contradictions endémiques qui l’embarrassent, ce sont ses symptômes qu’elle neutralise en les exportant. Mais ce dehors est à l’intérieur des territoires, c’est comme un dehors-dedans. La neutralité est faussée, elle est entourée par Tsahal ou par des barbelés, elle se constitue en ghetto. Toute la névrose que cette société ne peut affronter directement — quand l’affrontement se produit, c’est le chef du gouvernement qui est assassiné par un religieux compromettant les services secrets —, elle le fait par la médiation du peuple qu’elle a expulsé en 1948, dont, en 1967, elle a envahi les territoires restant. Celui-ci est, comme le peuple juif, dispersé à travers le monde et persécuté, non seulement par les Israéliens mais aussi, de « temps en temps », par les Arabes, et qui est, en somme, son autre : le Palestinien.

Azmi pense même que la négation des Palestiniens, implique, par un effet de retour, une certaine forme de négation de la judéité des juifs au profit des mythes sionistes. « C’est toute la diaspora juive et son histoire qui est niée. » « Ils cultivent deux figures héroïques, le paysan-pionnier, et le militaire. Pour arriver à un compromis avec les Palestiniens, il faut que les Israéliens fassent un compromis avec leur propre histoire juive. »

Le chevauchement de l’État d’Israël et de la terre biblique d’Israël après 1967 est, ici, de première importance. Avant 1967, l’État d’Israël n’était pas la terre biblique, il avait affaire avec des principes publics. Quand l’État d’Israël a recouvert la terre biblique, l’extrémisme nationaliste a été recouvert par l’extrémisme religieux.

La démocratie palestinienne ne préoccupe pas Israël, « ce n’est pas dans son agenda », dit Azmi. Le problème, c’est que les Palestiniens existent. « Aussi Israël a-t-il essayé de les contrôler directement par l’occupation. Ce modèle a échoué. Maintenant, il essaie d’instaurer un nouveau modèle, celui du bantoustan, comme en Afrique du sud. Ce modèle a échoué il y a peu, quand Palestiniens et Israéliens se sont affrontés en se tirant dessus. Il est clair que ce modèle a raté. Maintenant, le pouvoir israélien cherche quelque chose de nouveau. » Azmi pense qu’Israël a le choix entre deux modèles. « Tous les autres rateront, finiront par rater. » Soit l’évacuation des territoires, laissant ainsi les Palestiniens construire leur propre État. Soit l’annexion des territoires occupés et Israël devient réellement un État binational, c’est l’option vers laquelle incline Azmi Bishara, lui, arabe israélien. « Plus jamais un État juif, mais binational. Tous les autres choix conduisent à l’apartheid. Soit deux États, l’un Palestinien, l’autre, Israélien. Soit, un État, mais où ni les Palestiniens ni les Israéliens ne seront dominateurs. Une confédération. Il n’y a pas d’autres possibilités. »