la capitale échouée

par

« ... je retrouvais Gaza telle que je l’avais toujours connue, vieil escargot enfermé dans une coquille que la mer avait jeté, par hasard, sur le sable. Encore plus recroquevillée sur elle-même que l’âme d’un dormeur en plein cauchemar. Dans ses minuscules ruelles, toujours cette odeur faite d’un mélange de déroute et de pauvreté, ces maisons avec leurs balcons endormis. C’était Gaza... ce réseau de fils inextricablement enchevêtrés qui nous ramène vers nos familles, nos foyers, nos souvenirs, comme la source attire à elle le troupeau qui s’est perdu... »
Ghassan Kanafani, « Visions de Gaza »

Écrit au Koweit, 1956, in Contes palestiniens, Stock, 1979, p. 141.

Un grand panneau de propagande en plein cœur de la ville montre Yasser Arafat posant fièrement, le regard assuré et rieur, devant un paysage balayé par les couleurs du drapeau palestinien et surplombé par le Dôme du Rocher du Haram-Al-Sherif de Jérusalem, luisant de tous ses feux. C’est dire comme, en son sein même, aux yeux du peuple dont elle accueille le gouvernement, Gaza affiche l’illégitimité de son statut de siège de l’Autorité palestinienne.

Peut-être seuls nous, occidentaux, pouvons vraiment associer l’idée de capitale à cette ville - ou plutôt au centre de cette « bande ». Pour les Palestiniens, la capitale, c’est Jérusalem, évidemment. Il y a là un syndrôme de Bonn, d’une certaine manière. Siège de l’Autorité palestinienne, Gaza ne l’est que par défaut. Si le gouvernement d’Arafat s’y est établi après y être entré en grande pompe en 1994, ce n’est que temporairement - même si ce temporaire risque de durer. Son million d’habitants, qui en fait de loin l’agglomération palestinienne la plus (sur)peuplée, n’y fera rien ; pour tout Palestinien, y compris tout Gazaoui, il ne peut y avoir d’autre capitale qu’Al-Quds. Face à sa rivale, Gaza ne peut afficher de légitimité, ni historique, ni religieuse. Géographiquement, même, elle est excentrée par rapport à la Palestine d’avant 1948, coupée de la Cisjordanie... Son statut de « capitale », elle ne l’a gagné que contre Jéricho, concurrent plutôt modeste (un gros bourg rural, généralement méprisé par les autres Palestiniens), que la plupart des observateurs avaient pourtant donné gagnant. Puis on avait parlé, après Oslo II, d’un transfert à Ramallah - transfert d’ailleurs à moitié réalisé, puisque cette ville a reçu en partage une part des attributions officielles de l’État -, au prestige intellectuel plus important, et plus proche de Jérusalem.

Pourtant, Gaza est une ville bien plus intéressante, en tant que ville, que Jérusalem. À l’omniprésence du symbolique et à la médiocrité dure d’une petite ville de province gonflée d’orgueil et d’assurance, elle oppose une réalité urbaine foisonnante et plus marquante - authentique, serait-on tenté de dire si le mot ne pouvait prêter à clichés. Mais il lui manque le symbole, ou en tous cas un point d’ancrage historico-mythique pour qu’elle puisse incarner un imaginaire palestinien, alors qu’elle n’est que (trop) le visage de la réalité. Ce n’est tout d’abord pas dans l’histoire que Gaza trouvera ce point d’ancrage ; non qu’elle soit dépourvue d’un passé digne d’intérêt, mais la part la plus glorieuse et la plus fournie de son histoire remonte à la période anté-islamique : la société musulmane qui est celle du Gaza actuel l’ignore donc totalement. C’est pourtant un comble que Gaza soit devenu synonyme de cul-de-sac ou de trou à rats. Les livres d’histoire éveillent d’autres images : carrefour, corridor, artère, fenêtre ouverte sur la mer... Et, à défaut de faire celui de ses habitants, peu sensibles aux lustres de cette histoire surtout ancienne (et païenne), cette terre fait encore le bonheur des archéologues. Entre l’Asie et l’Afrique, aux portes de deux déserts, sa situation a toujours été une position stratégique dominante, ce qui lui a valu les

honneurs de tous les conquérants les moins scrupuleux (Ramsès II, Nabuchodonosor, Alexandre, Saladin, Bonaparte, Allenby et même... Ariel Sharon), la stimulation de civilisations voisines, brillantes mais envahissantes, et la gloire commerçante. La voie sans issue d’aujourd’hui fut un relais ouvert aux quatre vents sur la route d’Horus, celles de la mer, de la Phénicie, de la Syrie, de la Mésopotamie, la Via Maris, un port sans égal, le plus prisé des caravanes arabes (les Nabatéens y arrivaient de Pétra) que venaient attendre les Grecs et les Romains ; Hadrien y vécut (129-130), y fit ériger un temple. Gaza était alors l’une des capitales culturelles de l’empire romain, prisée pour ses écoles de rhétorique attique et de philosophie. Au IVe siècle, la lutte entre Chrétiens et Païens, les premiers contrôlant le quartier portuaire et commerçant de Maïoumas et les seconds, réfractaires à la frénésie des nouvelles idées religieuses, se groupant autour des portiques et des huit temples de ce qui est encore aujourd’hui le centre-ville, y fut acharnée.

L’histoire musulmane de Gaza est, elle, moins prestigieuse que celle de la Jâhilyia, cet âge considéré comme obscur qui la précède. Certes, la sépulture de Hâschem, l’arrière grand-père du prophète, mort à Gaza au cours d’un voyage d’affaires, confère quelques plus-values de dignité religieuse à la ville, mais cela fait peu, et les Gazaoui aiment surtout à rappeler (aux étrangers : rien ne laisse à penser qu’ils en font un moment important dans leur propre perception de leur propre histoire) le séjour de Bonaparte en leurs murs, au printemps 1799. Du passage britannique ne subsistent enfin que 10 000 croix blanches alignées dans un havre de verdure, vision surréaliste et macabre témoignage du Verdun oriental de l’année 1917, et une prison militaire qui, depuis, ne désemplit pas.

Ce n’est donc pas dans la mémoire historico-religieuse que Gaza peut trouver une image prestigieuse susceptible de lui conférer une légitimité aux yeux de Palestiniens hantés par le questionnement identitaire. Le présent est lui aussi difficilement valorisant.

Gaza est une ville dans la ville, un espace sans contours, un centre qui n’a pas eu les moyens de s’offrir une périphérie. La ville a été faite et défaite en 1948, dévastée par l’explosion de la construction qui depuis ne s’interrompt plus, venant dessiner interminablement de nouvelles cases au plan en damier des origines. L’autonomie a donné à ses contours une autre physionomie. Gaza s’est partout verticalisée, particulièrement dans les quartiers aisés du bord de mer où s’est érigée une forêt de tours, vides pour la plupart du fait de leurs loyers inaccessibles à l’immense majorité. Les 380 kilomètres carrés de la Bande ne laissent presque aucun répit au maillage urbain, contraints qu’ils sont de supporter le poids de plus d’un million d’habitants. La moitié de la population a moins de quinze ans et, depuis cinquante ans, Gaza s’ingénie à battre ses propres records du monde de la démographie : plus forte densité (14 000 habitants au kilomètre carré dans le camp de Châti), plus grand nombre d’habitants par foyer (7,8), plus fort indice synthétique de fécondité (près de neuf enfants par femme au début de l’autonomie)... La surpopulation décrite par ces chiffres participe à l’atmosphère d’enfermement dont beaucoup souffrent. En 1948, 300 000 personnes, soit le tiers des Palestiniens en fuite et expulsés, ont trouvé refuge à Gaza ; aujourd’hui, leurs descendants représentent pas moins de 80 % de la population locale, et les trois quarts d’entre eux continuent à être regroupés dans les camps. L’occupation, à partir de 1967, n’a fait qu’attiser cette frénésie démographique - faire des enfants était alors considéré comme l’ultime arme pour ne pas disparaître.

L’enfermement et la restriction de l’espace sont renforcés par la présence, au sein même de la Bande, des colonies : quelques 6 000 colons israéliens vivent (avec une densité de population évidemment énormément moindre) sur la Bande de Gaza, la peau de léopard dessinée par les accords d’Oslo en ayant attribué plus du tiers (zones de sécurité contiguës comprises) aux dix-huit implantations israéliennes. Gaza n’est pas un haut lieu de l’histoire biblique, mais les motivations économiques et idéologiques habituelles attirent ou retiennent ici ces colons pour lesquels ces implantations font office de cités-dortoir (surtout dans les colonies du Nord, à deux pas du marché du travail de Tel-Aviv), de fermes expérimentales ou même d’hôtels (avec des accès privilégiés à la plage...). C’est peu de dire que l’ensemble du réseau des colonies ne facilite pas le contact avec les voisins palestiniens, tout d’abord du fait de l’imposant dispositif sécuritaire (patrouilles, barbelés et miradors) qui le caractérise, et dans la mesure où il participe de leur appauvrissement et qu’il est surtout l’incontournable image de leur défaite et des limites de leur autonomie ; il a, pour les Israéliens, l’intérêt stratégique de permettre à tout moment le saucissonnage de la Bande et son contrôle par Tsahal - ainsi, aller de Gaza à Khan Yunis, c’est-à-dire à peu près d’un bout à l’autre de la Bande, nécessite de passer par plusieurs check-points, qui marquent autant de « corridors » militarisés morcelant la Bande de Gaza d’Israël à la mer.

Traditionnellement, une ville attire pour elle-même, mais aussi parce qu’elle est une ouverture symbolique et surtout physique sur le lointain. Gaza est tout le contraire : elle enferme, et s’enferme sur elle-même. Ses ports et aéroports ne sont que d’éternels projets ou un leurre humiliant (il faut une journée entière pour passer les différentes fouilles de la police israélienne avant d’embarquer dans un avion palestinien qui vous emmène à Amman en moins d’une heure). Essayer d’en partir, de s’en défaire, renvoie donc encore davantage à la conscience d’une captivité. Au sentiment d’enfermement, il est un corollaire : celui d’être regardé. Cette ville n’est pas un espace de liberté comme les autres cités, mais de contraintes, de dévisagements, où tout se sait et se voit. Se construire un espace privé est une lutte, et l’anonymat une gageure. Chacun se sait surveillé par son voisin, par la nouvelle autorité comme par l’ennemi. À Gaza, la paranoïa est une culture ; mais comment en serait-il différemment après les cinquante dernières années ? Etre seul est impossible, mais chacun souffre d’être coupé du monde, interdit de sortie, banni, et aimerait connaître l’extérieur, être reconnu de lui, admiré ou tout du moins compris plutôt que pris en pitié.

Il faudrait aussi ajouter à cela les conséquences de plus de vingt-cinq ans d’occupation et de plusieurs années d’Intifada. Les études menées par le Gaza Community Mental Health Center, fondé par le psychiatre gazaoui Eyad El Sarraj, font apparaître que l’occupation israélienne, entre autres sa politique systématique de sanctions individuelles et collectives, a provoqué chez beaucoup des traumatismes ou tout du moins a eu de fortes conséquences psychologiques (anxiété, stress chronique...) sur une part importante de la population. Quelques estimations chiffrées fournies par le GCMHC peuvent en donner une idée : 55 % des enfants ont été témoins du passage à tabac de leurs pères ; environ 27 % de la population adulte de Gaza souffre de réactions d’anxiété qui nécessiteraient un suivi médical plus (12 %) ou moins (15 %) poussé (chiffres de 1994). Des dizaines de milliers de personnes ont été emprisonnées et torturées, de nombreux enfants ont perdu plusieurs années d’école... Beaucoup de cas de reproduction de la violence subie ont été constatés, au niveau domestique par des maris sur leurs femmes (qui avaient assumé le fardeau familial pendant qu’ils étaient emprisonnés), ou au niveau de la police palestinienne où les pratiques de torture reprennent souvent les pratiques israéliennes, parfois même, d’après certains cas rapportés, en hébreu. Une police palestinienne dont les abus de pouvoir sont fréquents, et qui tente de réintégrer en son sein nombre de membres des groupes formés durant l’Intifada, non sans mal (désertions, abus...) - on sait que l’Intifada fut, dans une certaine mesure, parallèlement au défi lancé à l’occupation israélienne, une remise en cause de toute forme d’autorité (paternelle et familiale, scolaire...).

Une telle suite de constats brosse de la ville et de la Bande un tableau particulièrement sombre. Gaza a pourtant ses couleurs. Le gris en est une, celui d’une ville en perpétuelle construction, celui du béton des nouvelles tours et des parpaings encore apparents des masures alignées des camps. Il n’est cependant pas la seule. Il y a le jaune ocre du sable, omniprésent, sur la plage évidemment, mais envahissant aussi les cours, les rues et les champs, dessinant l’image d’une ville construite exclusivement sur lui. Sable bordé le long de la plage par le vert des cultures de piment, le même vert que celui de la blouse des enfants des petites classes qui chaque matin vont par centaines le long des routes, hagards, courbés sous le poids de gigantesques cartables - on les entendra un peu plus tard commencer la journée en chantant l’hymne national... -, un vert plus soutenu que celui des sarments de vignes qui, dans chaque jardin, s’affaissent paresseusement sur les dunes, et moins brillant au soleil que celui des feuilles d’oranger. L’orange, justement, outre celui des fruits, peut être celui des gigantesques poubelles frappées des étoiles et des initiales de leur donateur, l’Union Européenne, qui trônent et débordent à chaque coin de rue. Les taxis, interminables Mercedes affriolées d’amulettes et de babioles au kitch le plus rutilant, sont tous jaunes. Reste le bleu. D’abord celui onusien des portails des écoles et des bâtiments administratifs de l’UNRWA. Et surtout celui, moins clair, et moins chargé d’amertume, de la mer.

Nulle part ailleurs la mer ne tient un tel rôle thérapeutique d’exutoire et de donneuse de rêve. L’enfermement dont souffre chaque habitant ne serait supportable sans cet unique horizon ouvert et cette plage. On y vient s’y baigner, mais surtout marcher et s’approvisionner en rêve. Elle est pourtant aussi le symbôle de l’isolement, d’une illusion inappropriée. Sous contrôle militaire israélien, elle n’est qu’une fenêtre sur l’extérieur. Les restrictions imposées à son accès, la pollution dont elle est victime et le retard qu’a pris la construction du port empêchent son exploitation normale. La pêche, elle aussi, est considérablement entravée par les règlementations israéliennes. Seulement deux mille pêcheurs, pour beaucoup des réfugiés de Jaffa, ont l’autorisation de sortir en mer, sur un espace limité en longueur à 30 km, et à moins de 5,5 km de la côte. En raison de cette exiguité et de la pollution causée par la surpopulation côtière, les prises ne cessent de décroître. Certes, bien des choses ont changé depuis la fin de l’Intifada, lorsque son accès était interdit. La plage s’est couverte d’hôtels et de restaurants. Mais rien ne permet de renouer avec le statut antique d’un grand port commerçant de la Méditerranée orientale, et la mer, si elle est la seule image d’ouverture, reste un horizon limité.

Aucun passé propre à être revendiqué ; un présent difficile. Quelques rêves d’avenir - fous - tentent de créer de toutes pièces une identité future à la ville. Ainsi le rêve d’un Gaza-Singapour est né - il existe sans doute encore -, sans aucun lien, si ce n’est la présence de la mer et la densité de population, avec la réalité de la ville. Gaza deviendrait la cité des nouvelles technologies, de l’électronique de pointe, de la modernité et d’un dynamisme économique qui entraînerait dans son sillage tout le Moyen-Orient. Des gratte-ciels, une revanche économique sur l’occupant, un ancrage glorieux pour une ville flambant neuve... Rêve d’une identité importée, créée de toutes pièces et moderne. Rêve évidemment impossible, qui est l’inverse de ce qu’est Gaza.