l’âge et la lumière

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Quand la lumière se fait moins vive, sur le chemin de la vie, le regard s’aiguise, et le récit devient lumineux.

Le chemin parcouru s’est étiré au fil des ansjusqu’à devenir un long ruban que l’on a fini par porter avec soi comme une traîne. Il a été et est encore diversement éclairé. D’abord la lumière a été vive et instantanée. Elle rendait parfaitement visibles les événements de proximité et crûment perceptibles les personnes et les choses côtoyées. Elle permettait d’aimer follement le jour pour ses soleils, le soir pour le rougeoiment du ciel, la nuit pour ses mystères, l’aube pour le recommencement assuré, les êtres pour ce qu’ils étaient. Tout simplement. Elle renvoyait par contraste le passé dans une zone brumeuse. Ainsi le voyageur qui se retourne pour embrasser le chemin parcouru perd-il de vue le départ de la piste, là-bas, derrière l’horizon. Les amours enfantines, les rages adolescentes de vivre et de grandir, les dégoûts de certaines lâchetés, les déceptions venues des limites de soi-même et des coups que la vie sait si bien assener, tout cela s’est estompé et la première partie de la traîne a été oubliée. Puis a percé une clarté étrangère à la rotation des planètes. Alors la lumière objective, partagée par tous en raison de la succession du jour et de la nuit, s’est combinée aux rais d’une lumière différente, subjective, qui se déploie soudain et se différencie selon les rythmes de chacun. Le regard s’élargit ainsi et s’affine alors même que la vue baisse. Une relative indifférence s’installe à l’égard des cadences diurne et nocturne. On se prend à les ignorer, sans doute pour mieux les conjurer, pusiqu’elles expriment l’inexorable écoulement du temps. L’important n’est-il pas dans les intensités venues d’ailleurs ? L’œil se fait plus attentif aux ciels plombés d’Afrique, à la moiteur lourde d’Hanoi dont on ne sait plus discerner si elle est intérieure ou extérieure, aux luminosités singulières des bords de Loire ou des collines toscanes, à l’ocre si tendre de la terre brutalisée de Palestine. L’essentiel est devenu différent. On observe mieux le grain de la peau de ceux qui sont là, peut-être pour avoir si longtemps scruté le sien dans le miroir. La lumière objective reste un révélateur utile mais secondaire. Le contre-jour attise l’inquiétude devant les cernes qui marquent les visages de ceux dont la vie importe plus que tout. On apprend à distinguer le gris de la crise paludique sous le noir du visage d’un ami africain.

Des angoisses nouvelles montent. Tiens, ce nom propre me manque. Vous savez bien ce film que nous avions tant aimé, en noir et blanc, avec Humphrey Bogart, non... ça ne revient pas, une petite ampoule a lâché dans le cerveau, quelques cellules nécrosées de plus, ah, voilà, l’ampoule a clignoté, mais oui, c’était Casablanca, ouf... rien de trop grave. Bien plus
alarmante est l’obscurité soudaine à chaque coupure de contact entre deux êtres qui s’aimaient. Il arrive après quelque temps que l’on tente de renouer. Cahin-caha, la relation reprend. Mais rien n’est plus comme avant. Un lumignon persiste, mais il n’a rien de la joyeuse phosphorescence antérieure. et les disparitions définitives ? Les certitudes sereinement acquises aux côtés de certains semblent englouties avec eux et nous sommes là à tatonner dans le noir lorsque s’éteignent ces illuminations de la route dont nous leur étions redevables. Pourtant dans le même temps, une autre lumière vient à l’extrême bout de la traîne. Ce dernier, longtemps sombre et incertain, se dévoile sous une lueur particulière. Les souvenirs remontent de très loin, ramenant des choses que l’on croyait à jamais anéanties. Ils sont incisifs, précis. Ils font revivre les personnes, les situations. On découvre que les flammes de vie pourtant achevées diffusent encore une clarté indirecte, efficace. Il s’agit de lumières désormais assourdies par les absences. Parallèlement d’autres feux jaillissent avec de nouvelles vies. Les clignotements viennent de partout et annoncent quelque chose, une fête peut -être...

Mais avez-vous vu la noirceur de l’horizon ? Sous des nuages couleur d’encre, les vautours tournoient lentement. Ils surveillent leurs hommes en noir qui sillonnent le monde avec méthode. Partout ils exigent la mise en actifs boursiers des richesses produites par le peuple. Nu et immense, celui-ci ploie et s’échine, crédule devant l’assurance que le poison servira de remède. Plus près, des hyènes exhibent leurs babines gourmandes. Racisme, haine et nationalisme sont leurs plats préférés et leur dessert la purification ethnique. Elles s’inquiètent de savoir si leur appétit sera complet. Impossible de préparer la sortie sans avoir contribué à endiguer ces menaces. Importante pourtant la sortie puiqu ’elle clôt et illustre le destin individuel. Sera-t-elle discrète, tragique, douloureuse, quelconque ? Plus elle se fait attendre, plus elle sera banale. Banale comme la nuit qui revient si naturellement. Indifférente en réalité puisque tous la prendront. Tous ? C’est donc le destin commun qui importe ? Pourtant, cet affinement de la lumière, accompagné sans doute de quelques douleurs et de répétitives insomnies, n’est partagé que par ceux qui stationnent de plus en plus longuement dans l’âge dit vermeil. Cela rend malaisée la relation avec les autres, encore dominés par une lumière crue. La différence est insignifiante pourtant, inévitable et purement temporelle.