Kazuo Ohno ou les ressources de l’épuisement

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À 86 ans, Kazuo Ohno continue de proposer une danse hors des sentiers autorisés.

Une disqualification de principe frappe, aujourd’hui plus que jamais, toute forme de (re)présentation du corps vieillissant. Les discriminations qui en résultent et la répression qui en procède sont aussi terribles qu’insanes. Toutefois, cette répression n’a cessé de susciter nombre de postures critiques ou insurrectionelles qui, d’un champ artistique à l’autre, témoignent d’une vigilance en actes. En danse, quelques trajectoires exemplaires d’artistes ayant franchi les limites d’âge tacitement autorisées participent également de ce phénomène de résistance et de subversion, se refusant à faire le lit de l’efficacité et de la rentabilité. Ainsi, Ingeborg Liptay, Elsa Wolliaston ou Dominique Dupuy en France, et Simone Forti, Viola Farber, Merce Cunningham ou Steve Paxton aux États-Unis, pour ne citer que ceux dont il nous a été donné d’admirer le travail ces dernières années.

À cet égard, le projet de Kazuo Ohno s’avère d’un même trait exemplaire et excentrique. Âgé de 86 ans, ce danseur japonais continue de proposer, d’Orient en Occident, une danse qui refuse de se soumettre aux multiples doxa qui régissent l’actualité spectaculaire-marchande des scènes chorégraphiques. Quoique son nom demeure associé à l’émergence du Butô, c’est à la part de son œuvre qui s’inscrit en marge de tout courant esthétique labélisé que nous nous intéresserons ici. Dès 1977 (il a alors près de soixante-dix ans), après une absence prolongée, il reparaît sur scène afin de présenter son opus magnum : Greeting la Argentina, singulier hommage rendu, à cinquante ans de distance, à cette danseuse espagnole devenue légendaire qu’il vit danser un soir dans le Tokyo des années vingt. Depuis lors, il s’est employé à mettre en crise les régimes de convention chorégraphiques les plus arrimés, avec une insolence d’autant plus déconcertante qu’elle est réputée, à tort, être le fait de la jeunesse.

vanités

Aujourd’hui, en l’Occident comme dans l’Orient occidentalisé, nul ne saurait prétendre échapper à l’abomination du vieillissement autrement qu’en se soumettant à des stratagèmes à l’horizon desquels se formule immanquablement le désir d’un supplément de jeunesse. Untel désir, qu’on le tienne pour pathétique ou stéréotypé, n’en témoigne pas moins de la portée du mot d’ordre auquel structures sociales et stratégies de marketing conjointes enjoignent à chacun de se conformer. La danse d’Ohno s’inscrit dans la perspective plus respectueuse des anciens qui caractérise les sociétés traditionnelles. Mais il s’agit moins d’une convention que d’un travail d’élaboration singulier, poétiquement orienté.

grand écart de l’histoire

Le Japon d’après Hiroshima a connu un occidentalisme brutal et irréversible, sans commune mesure avec le japonisme fin de siècle qui ne fut en France qu’un courant esthétique privilégiant l’effusion délicate et décorative. Au Japon, c’est un peuple en proie à l’effroi post-atomique qui vit déferler ad nauseam, par placards publicitaires puis petits écrans interposés, ces interminables théories de jambes gainées de soie puis de nylon en quoi se résumait déjà (comme autant de masques funèbres du libre-échange appliqués sur l’horreur infigurable des lager ou des corps livrés aux effets massifs de la bombe) la bonne parole d’un capitalisme occidental triomphant. La « danse des ténèbres » (Butô) fut alors précisément le geste désarmé par quoi les danseurs japonais répondirent à la misère forcée de cet horizon : quelle danse lorsqu’aucune danse n’est possible ? Telle semble la question décisive qui a donné naissance au Butô avant son édulcoration mercantile. Face à l’extrême décomposition d’une culture, mais aussi face au vitalisme grimaçant façon american way of life, le Butô, à son état natif, présente une danse (de l’)informe dont la radicalité consiste à situer son projet en-deçà (ou au-delà, comme on voudra) de toute mémoire accessible au seul vouloir humain : à même les strates enfouies de la mémoire corporelle. C’est bien une relève de l’idéal « humaniste » en danse qui allait ainsi s’élaborer.

« cross-gender »

Le spectateur occidental qui assiste aujourd’hui à une représentation de Kabuki au Japon découvre un art du théâtre qui, à l’instar de celui de l’époque élizabethaine en Angleterre, paraît œuvrer, via d’autres codes de représentation, à la mise en péril des « identités sexuelles » (ou de leurs manifestations admises), Mais si l’onnagata (acteur qui interprète traditionnellement les rôles féminins) n’est pas une femme et travaille, selon les termes de Barthes, à la signifier, s’il en est donc l’idéale figuration (la Femme, et non telle femme), le féminin tel qu’il est mis en œuvre par la danse de Kazuo Ohno serait plutôt de l’ordre du vestige : trace de mémoire exprimée sensiblement. Ainsi le fantôme de La Argentina tel qu’Ohno nous le rend présent, du fait de son étrangeté, inquiète plus qu’il n’enchante. Il y va là d’un caractère spectral, irriguant jusqu’au moindre geste de ce corps gracile. Si la figure du revenant hante littéralement un pan immense de l’histoire culturelle du Japon, elle s’actualise ici d’une façon singulière comme le ressort d’une critique de la représentation.

Le « fantôme » peut d’ailleurs aussi bien être celui de Chopin (comme dans une autre de ses pièces, Water Lilies), ou de quelque autre figure romantique occidentale. On aurait tort de ne retenir que le versant « fémininin » du travail de Kazuo Ohno, quand bien même il apparaîtrait comme le plus sidérant : un pendant « masculin », non moins mis à mal, l’accompagne toujours.

Lorsque Kazuo Ohno apparaît sur scène, il est vêtu selon ces codes vestimentaires d’hier, corsets cambrés et dentelles vaporeuses qui garantissaient aux dames du siècle passé une appartenance identitaire vécue comme immuable. Mais c’est comme autant d’oripeaux qu’il nous invite alors à les considérer, moins sublimes qu’obsolètes parce que voués à la ruine du temps. Puis progressivement, au fil du mouvement, parfois dans l’ouverture soudaine d’un pli de l’étoffé, son corps se dévoile par pans jusqu’à la presque nudité. C’est d’ailleurs ce « strip-tease » pour le moins inédit, qui lui permet de convoquer une à une les étapes successives d’un rituel, à la fois social et théâtral, mais désormais transi par son propre épuisement historique et comme lassé à force de répétitions. S’il en rejoue les séquences, c’est en l’espèce d’une simulation et comme dans un adieu.

transformismes

Tandis que la plupart des transformistes occidentaux miment parodiquement ce qui ne sera jamais qu’une occurrence du féminin (à savoir la féminité, aliénée à ses codes de légitimation : toilettes, parures, fards ... ), l’attitude adoptée par Kazuo Ohno évite d’emblée le registre de l’auto-affirmation agressive. Émergeant depuis les ruines du double pôle« identitaire » féminin/masculin (qu’il rejoue certes, mais comme simulacres se réfractant l’un l’autre), son corps dansé apparaît comme la scène spéculative d’un collage de leurres dont il dévoile l’origine illusoire.

En infirmant à la fois cette double polarité identitaire et sa réconciliation dialectique, la danse de Kazuo Ohno les renvoie à leur propre épuisement. Et face à l’objection qui dénie au corps vieillissant tout accès à une (re)présentation de soi, face à ce positivisme juvéniliste aussi douteux que cruel, il inaugure un rapport différent aux sexes comme aux âges. Son corps — le corps de qui s’apprête à mourir, fut-ce dans un sourire — n’est plus assujeti à un désir de type érectile, agressif et cadré. Sur un fond d’effondrement et de souffrance, depuis la blessure du corps vieilli, il déploie une stratégie inédite qui se révèle nécessairement moins frontale qu’ondoyante.

C’est sans doute parce qu’il se situe à un carrefour historique et culturel que son projet déporte sans délai les enjeux qui s’attachent à tout schéma oppositionel (masculin/féminin, jeunes/vieux, peine/joie, effort/repos ... ). Il n’est ainsi ni agressif ni défensif, mais hors rapports de force. Et s’il lui arrive d’ironiser, c’est bien à l’égard de la scène de l’opposition elle-même qui a décidément la vie dure.

érections/vacillations

De Balanchine à Béjart, Forsythe et au-delà, l’ensemble des esthétiques néo-classiques surgies dans le champ chorégraphique du siècle aura assuré, avec une ferveur suspecte, la promotion d’un corps triomphant, érigé et infaillible, tout entier placé sous le signe de la virtuosité et de la force. Ce corps-là (amnésique et de plus en plus nettement modélisé pour correspondre aux normes de consommation fantasmatique les plus triviales) vient de plus loin que ces pratiques chorégraphiques. Fruit d’une nostalgie durable, sa généalogie reste à faire. Sur son versant le plus sombre, cette provenance a des relents terribles : « La jeunesse a besoin de stades et non de bois sacrés » affirmait Hitler. Aujourd’hui, c’est le spectacle sportif qui en actualise massivement le paradigme (alimentant par ricochets le rendement des publicitaires comme des rédactions de magazines de mode). Or, depuis son envoi moderne, la danse (un certain travail de la danse) n’a eu de cesse de problématiser ce legs culturel, en tout cas d’en refuser la relance ou le maintien. Et le patient travail d’anamnèse dont se soutient le projet de Kazuo Ohno, cette danse terriblement désarmée et fragile, nous est offert comme la contre-épreuve questionnante d’un tel (modèle de) corps.

On évoquera ici, en guise d’illustration ou d’emblême, l’usage singulier que ce danseur fait de ses mains. On les donne habituellement pour cet outil de préhension
ou de saisie, réputé nécessaire à la constitution de l’espèce humaine. Kazuo Ohno, lui, les déploie comme autant de motifs ornementaux fugaces, contrastant avec l’expression ossifiée de son mouvement (n’ornant alors peut-être plus rien que le rien : perte et oubli). Et il est remarquable que ce soit l’opération même de la saisie qui se retourne ici en dessaisissement, pour faire place à un autre registre, prioritaire : celui de l’accueil. Si le mouvement de Kazuo Ohno semble continuellement flirter avec le néant, il est pourtant doué d’un calme qu’on dirait océanique et qui fait de l’épuisement une virtualité enfin positive, une ressource de sens.

en marge du chorégraphique, la danse

Alors que Trisha Brown œuvre depuis plus de trente ans à élaborer l’extraordinaire utopie d’un corps soustrait aux lois de sa propre programmation (historique, culturelle, gravitaire), tandis que Pina Bausch déconstruit les structures narratives ou les conventions archétypales qui tissent l’histoire du théâtre européen, Kazuo Ohno présente une danse solitaire qui, par un détournement des rhétoriques formelles de la tradition théâtrale japonaise et des conventions occidentales du fait chorégraphique, dissout la sacro-sainte composition.

Composition, construction, ordonnancement ou cristallisation formelle, la « chiourme architecturale », comme la nommait Bataille, aura gouverné, en tant qu’impératif catégorique inaperçu, l’émergence du plus grand nombre de projets chorégraphiques nés en Europe au cours des années quatre-vingts. À rebours, la danse de Kazuo Ohno ne fait aucun droit à cette tendance. Il faut y insister : le chorégraphique désigne ici tout ce que le projet de Kazuo Ohno aura dû abandonner pour se constituer comme tel. Dans chacune de ses pièces, le mouvement dansé se maintient perpétuellement au seuil de l’instance compositionelle, sans chercher jamais à le franchir. C’est que sa priorité est ailleurs. Elle consiste à rejouer perpétuellement cette défaite du stagnant en quoi toute danse se résume. Si l’on retient l’hypothèse deleuzienne selon laquelle chaque artiste, au travail de l’œuvre, fait nécessairement l’expérience d’une traversée du chaos, alors la danse d’Ohno (plus qu’aucune autre sans doute) se souvient d’une telle épreuve, en porte le témoignage étrange et muet jusqu’au moindre de ses suspens. Car chez ce lecteur de Bataille et d’Artaud, la part construite de l’œuvre n’a cessé d’être mise en crise par le choc ou l’atteinte d’une part maudite, qui la travaille et la traverse en son principe même. Ce n’est plus dès lors l’illusion représentative que nous sommes conviés à partager, ni même son renversement, mais bien sa ruine (ou son désanchantement).« Chorégraphe ? Je ne pense pas l’avoir jamais été. Danseur, plutôt... », déclarait-il encore, l’œil malicieux et doux, lors de son récent passage à Paris.

C’est surtout cette « jeunesse dans la vieillesse » qui réjouit chez Kazuo Ohno, parce qu’elle ne se calque sur aucun standard lui préexistant et qu’elle oblige plutôt à penser une « vieillesse dans la jeunesse ». Mais on ne saurait perdre de vue la violence initiale dont elle procède. Le matin du 6 août 1945, l’irréparable est commis à Hiroshima. C’est sur cet évènement désastreux que se règle (se dérègle) l’impossible projet de Kazuo Ohno. Désastrées, les sources de sa danse l’ont voué à une errance sans fin, qui le fit longtemps considérer au Japon comme un Buraku-Min, un étranger de l’intérieur. Autrement dit : un exilé. Jetés-là, c’est au règne de l’épars que nous sommes confiés. Sa danse nous le rappelle étrangement, au moment même où elle surgit sur les ruines de la signification, renonçant à « faire monde » sur un mode démiurgique. Engagée dans un long travail de deuil, elle nous rappelle aussi joyeusement, comme le Samuel Wood de Louis-René des Forêts, que « nous n’en finissons pas de naître ».