avant-propos

Auto-fiction

par

On l’aura remarqué, le cinéma contemporain, d’Almodovar à Chéreau, en passant par Cronenberg ou Neil Jordan, met de plus en plus souvent en scène des personnages transsexuels. On s’en réjouit : la fiction a toujours quelques longueurs d’avance sur le politique, quand elle donne à voir un réel privé qui met publiquement en porte-à-faux les catégories officielles. On comprend aussi que les préoccupations à l’œuvre dans les films de certains de ces cinéastes offrent une belle surface d’accueil aux protagonistes transsexuels : identités en question, troubles du désir, métamorphoses du corps, trompe-l’œil, artifices, distorsions entre le visible et l’invisible, etc.

Pourtant, cette hospitalité a des limites : Mathilde, elle-même transsexuelle, me fait remarquer qu’aucun de ces rôles n’est interprété par une transsexuelle. On peut, bien sûr, invoquer les paradoxes du comédien, ou encore le travail de stylisation ou de composition, qui n’a pas grand-chose à voir avec les papiers d’identité. Mais c’est de corps qu’il s’agit, et de « crédibilité » de ce corps — on verra plus loin combien le terme est important. Mathilde, encore : en 1919, Griffith faisait coller du sparadrap sur le visage de Richard Barthelmess pour en faire le Chinois de Broken Blossoms — une convention de Chinois.

Ce pourrait être l’une des unités repérables de cette rubrique des minorités : montrer comment des catégories de la population sont dessaisies de leur propre représentation, prises dans le discours d’autres qu’elles-mêmes — ici, dans le corps d’un(e) autre ; et quels sont les enjeux d’une prise de parole « à la première personne ».

Mais on reconnaîtra vite d’autres motifs, des chemins déjà parcourus dans d’autres numéros.

  • De minorité en minorité, une épreuve commune de l’insulte et de la violence : combien de transsexuelLEs estiment que le nombre d’agressions à leur encontre a augmenté ces dix dernières années ? Motif de souffrance supplémentaire : cette violence s’étend souvent à leur compagne ou à leur compagnon. Et l’on se souviendra désormais que « travelo » n’est pas un mot « pour rire ».
  • De minorité en minorité, encore, une expérience du stigmate. Ici, d’abord, le sexe génital qui ne correspond pas à son identité de genre. Puis le nom officiel qui ne cadre pas avec son corps. Toutes racontent par exemple le courage qu’il faut rassembler pour traverser une salle d’attente après qu’on les a appelées « Monsieur ». Et beaucoup témoignent des regards qui se portent sur elles, comme pour vérifier une identité supposée que le corps déguiserait. Un corps compliqué, décidément, qui peut trahir ou dissimuler, mais qui ne va pas.
  • Et aussi, une fois de plus, des passerelles entre minorités. Sur une pancarte brandie dans une manifestation, on pouvait lire : « Les transsexuelLEs sont aussi des sans-papiers. » Sans-papiers, les transsexuelLEs le sont souvent doublement : parce beaucoup d’entre elles ont fui un pays qui ne voulait pas d’elles, et qu’elles sont en France en situation irrégulière ; soit parce qu’en dépit des transformations de leur corps, l’administration tarde ou refuse de leur accorder une modification d’état civil - dans tous les cas, impossible de présenter des papiers. Passerelles, encore : avec la prostitution à laquelle toutes n’échappent pas, et que beaucoup n’ont pas choisie ; avec la prison qui peut en procéder — et où le fait d’être transsexuelLE est une circonstance aggravante ; avec le sida — une malade transsexuelle disait comment les troubles lipidiques consécutifs à la prise de médicaments accusaient de nouveau les traits masculins dont elle s’était débarrassée.
  • On constatera encore, comme chaque fois, la sujétion à des pouvoirs ou à des dispositifs institutionnels. En l’espèce : les magistrats qui accordent ou refusent la modification d’état civil, les médecins qui peuvent administrer les traitements hormonaux ou chirurgicaux ; et avant eux, les psychiatres, qui sanctionnent la « vérité de la transsexualité ». Mais peu de jeu, peu de fuite entre ces trois instances. Qu’on en juge par ce qui suit, pioché dans le Que sais-je ? sur Les Transsexuels de L.-E.Pettiti, magistrat à la Cour Européenne des droits de l’homme : « Le système de mise à l’épreuve pour un contrôle médical s’impose. Le vrai transsexuel l’accepte et admet en même temps un contrôle psychiatrique. Le sujet qui n’est pas un vrai transsexuel veut accélérer le passage à l’opération. » Où l’on voit que la vérité réside d’abord dans la soumission au système chargé de la décréter.

Surtout, on commence à connaître l’éternel dilemme, qui veut que l’instrument du contrôle puisse être aussi, au moins un temps, celui de l’émancipation. Mais peut-être, après tout, ce dilemme n’en est pas tout à fait un, si on en resitue les termes dans une histoire : on peut comprendre comment il fut un moment stratégique d’obtenir le statut de « malade« , quand même on ne s’y reconnaissait pas, parce qu’il était le seul moyen d’échapper à la marginalité, à l’inexistence légale et à l’interdit médical. Et voir aussi comment, aujourd’hui, la poursuite de leur lutte passe au contraire, pour beaucoup de transsexuelLEs — mais pas pour touTEs — par une contestation du créneau thérapeutique et judiciaire de la transsexualité et de ce qu’on pourrait appeler la “répression par le diagnostic ». La contradiction n’est qu’apparente entre les deux mouvements qui régissent aujourd’hui le destin des trans-sexuelLEs - l’administration au compte-gouttes de certificats de “vraie transsexualité” qui conditionnent l’accès à des papiers, et une pression sociale manifeste en faveur d’une opération qui n’est pas toujours désirée par touTEs : dans tous les cas, il s’agit d’être en règle, quitte à devoir en passer par une régularisation des organes génitaux.

C’est en effet de se mettre en règle qui est d’abord exigé des transsexuelLEs. Rentrez dans le rang, vous donnez le vertige. Pas de doute : les trans-sexuelLEs rappellent à tous ceux qui voudraient l’oublier que le sexe et le genre ne sont jamais rigoureusement superposables. Que, pour reprendre une vieille formule affectionnée par Vacarme, les femmes ne sont pas les seules à ne pas être des hommes : les hommes aussi, même si cela se voit moins. Et vice-versa. Reste que les transsexuelLEs expérimentent cette non-coïncidence et travaillent à la corriger. Dans le même temps, on brouille la différence des sexes et on la maintient. Ce tremblement, qui est peut-être plus commun à tout le monde qu’on ne le pense, semble affoler bien des capacités théoriques. Il faut au moins parcourir Changer de sexe, le livre que Colette Chiland, psychiatre et psychanalyste, a publié il y a trois ans chez Odile Jacob ; les « contradictions » qu’elle dit repérer chez ses patients emportent avant tout son propre discours : elle qui regrette le conformisme dont témoignent à ses yeux certainEs transsexuelLEs — « des femmes qui rêvent seulement d’être mariées, d’attendre leur mari à la maison en faisant la popote » — se livre plus loin à un aveu non moins conformiste : « J’aurais du mal à considérer comme un homme celui qui ne serait pas, virtuellement, capable de me pénétrer. » Colette Chiland dit le même et son contraire. Son incertitude est sans doute sincère, en ce qui la concerne. C’est qu’il y a d’abord dans son livre — comme dans tant d’autres, d’ailleurs — un problème d’ajustement du regard : trop loin, les banalités anthropologiques, « la mise en cause des fondements de notre culture » (vieille scie) ; et trop près, les confessions grossières, et les considérations mondaines : « Cet homme qui n’a l’air ni d’un homme ni d’une femme, est obèse et n’a aucun charme. »

Les transsexuelLEs n’inquiètent pas seulement Colette Chiland. Mathilde raconte comment, au festival de films de femmes de Créteil, on interdit un jour à des hommes l’entrée à la projection d’un documentaire consacré à des transsexuels masculins (Female to Male). Mais elle parle aussi du double bind du discours commun des homosexuels masculins sur les transsexuelles, qui leur refusent l’entrée dans les bars : « pas assez des hommes et pas assez des femmes » ; c’est à dire trop des hommes et en même temps trop des femmes.

C’est là, sans doute, que les trans sont le plus radicalement minoritaires. Car si toutes et tous ont la ferme conviction d’être psychiquement d’un autre sexe que leur sexe génital, la majorité d’entre elles et d’entre eux n’a pas subi d’intervention chirurgicale — soit qu’on n’en éprouve pas la nécessité, soit qu’on craigne de mettre en péril sa santé, soit encore pour des raisons financières. Corps irréductiblement singuliers — et corps en devenir — qui se démarquent de tous les autres, au point qu’aucune taxinomie ne semble absolument convenir à d’autres qu’à ceux qui les établissent : si chacune (celle de telle ou telle association, mais aussi celle de telle ou telle école psychiatrique) a sa cohérence et ses enjeux, on peut souhaiter du courage à qui voudrait les faire coïncider. On comprend l’intérêt de la notion de transgenre, qui renonce à classer pour mieux penser ce qu’il y a de commun. Pour découvrir une vérité finalement pas si compliquée que cela : que chaque corps est à soi-même sa propre jurisprudence, et que chacun est d’abord une fiction de soi. Chacun de nous.