Vacarme 11 / arsenal

« Pallas guidait ses pas, je vais à l’aventure. »

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Ressources humaines se déroule entre deux voyages. Le premier, dont le générique saisit les derniers kilomètres, est un retour. Le second, annoncé dans les dernières répliques du film, pourrait être un exil.

Franck revient chez lui comme une bonne nouvelle. Fils d’ouvrier, il a fait ses études dans une école de commerce et obtenu un stage à la direction de l’usine où travaille son père. Une banque a misé sur lui en finançant ses études, le patron parlera de lui aux responsables du groupe, l’école a rempli sa fonction intégratrice, au prix des sacrifices du père et du travail du fils. L’histoire devrait être belle et sans rupture : Franck part à l’usine avec son père et est raccompagné chez lui par le patron. Il n’y a pas de ratés dans l’ascenseur social. Les temps sont apaisés.

Ils sont aussi pleins de promesses : Franck est affecté au service des Ressources humaines. « Entre deux » est une donnée biographique — il a son bureau à la direction, mais il voudrait déjeuner avec les ouvriers, qu’il connaît depuis l’enfance. Mais « entre deux » est aussi un statut dans l’entreprise : son métier, c’est la négociation. Entre l’intime et le social, plus d’hiatus. Les temps sont lumineux.

Ils devraient être, enfin, l’occasion d’une assomption : car la mission de Franck, le temps d’un stage, est liée à la mise en place dans l’entreprise de la réduction du temps de travail : une promesse politique, le grand chantier de la gauche au pouvoir. Franck est moderne : le premier matin, son père lui raconte les travaux et les jours : les mêmes depuis 30 ans. Il assiste ensuite à la première confrontation entre les syndicats et la direction : le patron et Mme Arnoux disent au moins une chose en commun : « On connaît la chanson. » L’histoire est bloquée. Avec Franck, elle devrait s’émanciper. Il n’est pas indifférent que les 35 heures soient une question de temps : un temps maîtrisé et libéré. Et puis l’annualisation, « ce sera moins ennuyeux ». Quand Franck en parle c’est avec des maximes et des exemples.

L’ensemble du film démantèle ce récit exemplaire, cette belle histoire très officielle des temps et des vies réconciliés dont Franck est à la fois la caution et le messager. Si Ressources humaines n’est pas un film « sur les 35 heures », il n’en escamote ni les enjeux ni les modalités. Le père est un archaïsme, au regard de la rentabilité de l’entreprise, mais aussi de la flexibilité de l’emploi du temps et de la jouissance d’un temps privé : il sera dans la première charrette. Le slogan de la négociation (Franck dit : « responsabiliser les employés ») ne dissimule pas longtemps que les négociations directes dans les entreprises sont, dans l’histoire de la loi Aubry, une concession faite au patronat à une époque où les syndicats ont rarement été aussi faibles. La consultation généreuse imaginée par Franck ne résiste pas à son dispositif : une scène en même temps terrible et hilarante où elle prend les formes concrètes du contrôle scolaire. Quant à l’utopie intime — être à la fois d’une monde et de l’autre — elle est empêchée par tout le monde : le père d’abord (« si tu manges avec nous, ça sera vu comme du copinage »), puis les anciens amis, mais aussi le patron, qui lui ferme la porte au nez — parce que, fils de son père, il ne doit pas connaître le plan de licenciement — puis qui le met à la porte après la révélation dudit plan — parce que « je suis chez moi ici ». Une frontière, cela ne s’habite pas.

La fable lumineuse au départ du récit était un leurre et une impasse. Il faut pour en sortir une belle scène à la fois enfantine (c’est un exploit nocturne) et symbolique. Franck et Alain (le seul, à l’exception des syndiqués, qui se soit dérobé à la consultation) affichent la liste secrète des licenciements à venir et ferment l’usine en en soudant les portes — puisque c’est la Soudure qu’on va fermer en l’automatisant.

Cette scène rouvre le temps sur un mode rigoureusement opposé à celui du départ : l’affrontement se substitue à la médiation. Le relais peut donc être pris par les organisations syndicales. Il l’est en effet, et Cantet manifeste — et suscite — à leur égard une vraie sympathie. Reste qu’à ce moment précis, le film prend la tangente en même temps que son personnage principal : Ressources humaines ne remplace pas une assomption par une autre, ni les lumières trompeuses du début par les lumières vraies de l’engagement militant. Ici, pas de triomphe, ni un nouveau Germinal, mais un enfoncement dans la vie privée.

Les quatre dernières scènes du film fonctionnent exactement selon le même schéma. Elles commencent toutes par mettre en scène le combat syndical (1. une réunion dans un gymnase, 2. la fabrication d’une banderole, 3. l’investissement de l’usine, 4. le discours de Mme Arnoux lors de la journée chômée). Mais chaque fois, ce combat passe au second plan pour laisser la place à l’expérience intime (1. Franck ne parvient pas à se mêler à la réunion, 2. il quitte le groupe des grévistes pour raccompagner sa mère qui lui a apporté du linge, 3. il règle ses comptes en public à son père, 4. échange de regard du père et du fils, discussion entre Alain et Franck, dont le visage finit par occuper tout le plan). La grève (en marche) ne « sauve » pas Franck : elle en renforce a contrariole caractère problématique et fournit les clefs d’une solitude que rien ne viendra terminer.

C’est que le point de vue du film n’est pas syndical ; il est romanesque. Romanesque : tout récit qui prend la vie privée comme première instance de l’expérience du monde, et qui en saisit du même coup les contradictions, les apories, l’irréconciliable : historiquement — mais pas seulement historiquement — le récit romanesque naît quand le récit épique devient une imposture, quand le destin de l’individu ne parvient plus à coïncider avec la marche de la société (ou avec le sens de l’histoire). Tout le mouvement de Ressources humainesest là : au début, Franck était une illustrationnaturelle du progrès social ; il en est à la fin l’orphelin. Au début, il rentrait chez lui après un beau voyage ; à la fin, il repart avec un oracle obscur : elle est où ta place ? Il y a un beau vers de Du Bellay sur Ulysse qui dit ce passage du voyage du sens à celui de l’errance : « Pallas guidait ses pas, je vais à l’aventure ».

Elle est où, ta place ?on peut aussi entendre la question comme une belle — et paradoxale — promesse politique. Il faut avoir l’enthousiasme chevillé au corps pour douter de l’issue du combat syndical : les licenciements auront sans doute lieu comme prévu. De fait, cette grève a un précédent : quelques mois avant le début du film, il y avait eu un mouvement, et 22 personnes avaient été mises sur le carreau. Et voilà que Mme Arnoux remercie, en un sinistre augure, « les copains qui ont été virés l’année dernière de s’être joints à cette journée ». Mais dans la question de Franck s’inscrit la possibilité et la nécessité d’une autre histoire. Cette question, il la pose à Alain. Mais il se la pose à lui-même. Et nul doute que, dans le noir qui suit la dernière image, elle se communique au spectateur. Elle nomme alors quelque chose comme une communauté à venir. Et si personne ne peut y répondre à la place de Franck, au moins cette place est-elle postulée par des désirs vrais.