Vacarme 11 / arsenal

« Je vous écoute, mais je ne vous réponds pas. » (le biopouvoir ne se négocie pas)

Le 14 décembre 1999, pendant deux heures, M. Devys, conseiller en protection sociale de Lionel Jospin, reçoit une délégation de médecins, hospitaliers pour la plupart. Ceux-ci réclament, au nom de leurs confrères et par souci de leurs patients, le retrait des schémas régionaux d’organisation sanitaire et de la loi de financement de la sécurité sociale : les objectifs budgétaires drastiques qui leur sont fixés les obligent peu à peu à réduire l’offre de soins ; ils refusent d’évincer des malades ; dans plusieurs hôpitaux, des grèves ont éclaté. L’attaché du Prince entend les doléances, mais n’entend pas livrer ses décisions : « Je vous écoute. Mais je ne vous réponds pas. » Ce qui se révèle là, au détour d’une négociation sur le vif, c’est, d’abord, l’insupportable arrogance d’un pouvoir réservé. Mais c’est aussi, plus profondément, la vérité pratique du pouvoir sanitaire, qui contredit le titre optimiste d’un ouvrage récent : Santé publique : du bio-pouvoir à la démocratie [1]. Nous passons, paraît-il, d’une froide administration de la santé des populations aux sympathiques prises en compte de la parole des citoyens du système de soin. « États-généraux de la santé », « démocratie sanitaire » : Bernard Kouchner excellait dans cet entrain bavard. Eh bien non. Le bio-pouvoir écoute, ausculte, surveille, avec une attention extrême, mais silencieuse. « Je vous écoute, mais je ne vous réponds pas. » L’entrevue a été enregistrée, et intégralement retranscrite. En voici des extraits [2].

Le professeur Guérin, après avoir présenté l’Association médicale de défense de la déontologie et des droits des malades, qu’il préside, s’étonne qu’il ait été nécessaire à la délégation de faire trois demandes d’audience auprès de Mme Aubry, puis deux demandes auprès de M. Jospin pour être enfin reçu à Matignon ; il croit comprendre que c’est le déclenchement des grèves dans les hôpitaux qui lui vaut cette entrevue.

M. Devys (conseiller en protection sociale de L. Jospin) :

Normalement, vous auriez dû être reçus par Mme Aubry ou le directeur de l’APHP{}[Assistance publique / hôpitaux de Paris]. Comme vous ne l’avez pas été, j’ai pris sur moi de vous recevoir. Cela n’a rien à voir avec les grèves.

Pr. Guérin (président de l’AMDDDM) :

Notre but, en venant à Matignon, est d’apporter au plus haut niveau des informations précises sur les difficultés de plus en plus grandes que les médecins hospitaliers et libéraux rencontrent pour traiter correctement leurs malades. M. Lyon-Caen, conseiller médical du Premier Ministre, pourrait-il participer à cette entretien ?

M. Devys :

C’est impossible. Il est trop tard pour le lui demander. Une autre fois, à la rigueur, il pourra éventuellement être là.

Pr. Morel (hôpital Saint-Louis) :

Tout le personnel de Saint-Louis est en grève. Ce n’est pas pour une augmentation des salaires, ce n’est pas pour les 35 heures, c’est pour les malades. Nous ne pouvons plus à Saint-Louis délivrer les meilleurs soins conformes aux données acquises de la science. En sept ans, nous avons dû rendre 103 postes budgétaires et 130 vacations. Cette année, nous devons rendre encore 19 à 26 millions de francs. Nous avons fait des efforts, mais c’est la sécurité des malades qui est en jeu. On mobilise le personnel pour empêcher la catastrophe, on le fait passer d’un service à l’autre. Les infirmières sont inquiètes. La pénurie de personnel soignant est catastrophique. Le Comité consultatif médical (CCM) est unanime pour soutenir la grève. Aux urgences, il n’y a pas le personnel soignant suffisant, pas les lits d’aval nécessaires. Dans mon service, 26 attachés sont à demi bénévoles, c’est-à-dire viennent deux fois pour être payés une fois, et 14 sont totalement bénévoles. La suppression du bénévolat médical aboutirait à supprimer 10 000 consultations annuelles qui s’ajouteraient aux vingt malades refusés tous les jours. Lorsque j’évoque cette situation avec la direction, on me répond : « Si vous ne pouvez voir que 20 patients et qu’il en arrive 40, renvoyez les autres. » Bientôt, il faudra faire des choix : « Je vais traiter ce malade et pas celui-là. » Des traitements ne seront plus possibles, car trop chers. On nous met dans une situation moralement inacceptable.

Pr. Guérin :

Nous sommes venus vous apporter ces informations parce que nous, qui sommes sur le terrain, voyons ce qui se passe dans les hôpitaux et parce que nous sommes convaincus qu’au plus haut niveau, on ne connaît pas la situation réelle. [...] Savez-vous qu’à Bitche, deux jumeaux sont décédés parce que la maternité a été fermée ? La mère n’ayant pu accoucher à Bitche où elle habite a dû utiliser un premier SAMU venant de Sarreguemines, puis un deuxième SAMU pour aller à l’hôpital de Hagueneau, le premier SAMU n’ayant pas le droit de franchir la « frontière » séparant la Lorraine de l’Alsace ! Cet exemple montre les dangers des règlements administratifs qui ne veulent pas prendre en compte les problèmes médicaux tels qu’ils se posent à nous, médecins.

Dr. Débat (hôpital Paul Brousse) :

Je voudrais vous poser une question précise. Il est décidé de supprimer la transfusion la nuit à l’hôpital Robert Debré, où il y a une maternité de niveau 3 qui reçoit des grossesses à risque. Les hémorragies de la délivrance sont les premières causes de la mortalité maternelle. Verriez-vous sans inquiétude votre femme accoucher dans un hôpital où il n’y a pas de transfusion la nuit ?

M. Devys :

Je ne vous répondrai bien sûr pas. C’est une question trop personnelle.

Dr. Débat :

Monsieur le Conseiller, je suis mandatée par nos consœurs gynécologues sur les problèmes de la gynécologie médicale. Vous connaissez sûrement la pétition signée par 50 0000 femmes. Leur demande est précise : le maintien de la gynécologie médicale comme spécialité à part entière, donc un DES de gynécologie médicale et le libre accès des femmes au gynécologue, ce qui pose notamment le problème du médecin référent.

M. Devys :

Vous connaissez les réponses. Je n’ai rien à ajouter. Mme Aubry et Mme Gillot ont déjà répondu. [...] Sur ces questions, je suppose que tout cela a été mûrement réfléchi par ceux qui prennent les décisions.

Pr. Guérin :

Pour vous prouver les conséquences désastreuses que peuvent entraîner les quotas imposés aux médecins et aux infirmières, je voudrais vous exposer le cas d’une patiente qui a expressément demandé qu’il vous soit soumis ce soir. Mme N. a 50 ans, elle est tétraplégique. Ses problèmes urinaires nécessitent quatre sondages quotidiens. Après s’être adressée à la DDASS, puis au préfet de son département, elle n’a pu trouver aucune infirmière pour assurer ces soins indispensables. Pour quelles raisons ? D’une part, les infirmières n’ont désormais le droit d’exercer en privé qu’après avoir fait un stage de trois ans dans les hôpitaux, ce qui est devenu extrêmement difficile puisque les hôpitaux licencient au lieu d’embaucher, et d’autre part les quotas qui leur sont imposés leur interdisent de continuer à pratiquer des actes à partir du jour où ces quotas sont atteints. À partir du 17 décembre, cette malade n’aura plus de soins infirmiers. Que va-t-elle devenir ? Je vous remets son dossier.

M. Devys :

Je n’ai aucune réponse à vous faire.

Pr. Morel (hôpital Saint-Louis) :

Mais pouvez-vous nous donner votre sentiment ?

Dr. Débat :

Mais avez-vous bien écouté ? Que va devenir cette malade le 17 décembre, dans trois jours ?

M. Devys :

Je n’ai pas de réponse à vous faire. J’ai appris certaines choses ; d’autres je les connais. Voilà. C’est tout.

Pr. Guérin :

Si l’on est reçu pour que rien ne change...

M. Devys :

Je vous ai entendus. Je transmettrai. Je ne vous réponds pas.

Pr. Morel :

Mais étiez-vous au courant ? Êtes-vous surpris ?

M. Devys :

Je suis mitigé.

Pr. Morel :

Mais pensez-vous que ça va continuer quand même ? Est-ce que nous vous avons un peu convaincu ? Pour nous, c’est important. Vous devez répondre. Comprenez que nous sommes frustrés.

M. Devys :

Je n’ai pas envie de m’exprimer.

Pr. Guérin :

Allons-nous avoir un autre rendez-vous pour connaître les réponses de Matignon ?

Pr. Moretti (hôpital Avicenne) :

Il s’agit des libertés. Le Parlement décide du budget de la Sécurité sociale. On a supprimé l’indépendance de l’institution qui gérait les cotisations des assurés. Si nous voulons des réponses, c’est parce qu’il s’agit du droit de nos patients.

M. Devys :

J’ai dit : « Je vous écoute. » Je vous écoute.

Pr. Guérin :

Mais fixez-nous au moins un autre rendez-vous, un délai, pour nous répondre.

M. Devys :

(silence)

Pr. Morel :

Alors nous avons nourri la réflexion de M. le Conseiller et c’est tout ?

M. Devys :

Ce n’est pas notre habitude de nous substituer au ministère de Mme Aubry. Je l’ai fait. Je vous écoute. Mais je ne vous réponds pas.

Notes

[1Ph. Lecorps, Rennes, ENSP, 1999.

[2Envoyée à toute la presse, cette retranscription n’a été publiée que par Informations Ouvrières, revue syndicale, et lue par Aline Pailler dans l’émission L’Esprit critique de France Culture (tous les jours, 8h45 et 12h10). Sa version intégrale et de plus amples renseignements sur ce mouvement peuvent être demandés à l’Association médicale de défense de la déontologie et des droits des malades (AMDDDM), 18 voie Méhul 94400 Vitry, tél./fax. 01 40 22 60 38, www.amdddm.com.