T1, T2, T3

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Quatre soirs et un après-midi par semaine, le bus du PASTT sort sur les lieux de prostitution transsexuelle. Le mardi et le jeudi au bois de Boulogne ; le lundi et le vendredi entre la porte de Clichy et la porte de Clignancourt. La permanence commence à 22h et se termine à 2h du matin. Le trajet est le même à chaque fois. Pendant sept ans, le bus du PASTT n’a jamais cessé d’être présent. Ce bus est la première chose que le PASTT a souhaité avoir. Il marque la présence de l’association dans les lieux de prostitution.

La tempête perturbe la routine. Le bus ne peut pas suivre son itinéraire habituel. La fermeture des principales allées a contraint les filles à changer d’emplacements. Il faut donc deviner les lieux où elles se sont repliées pour travailler. L’expérience de Jacinte est sollicitée : elle connaît le bois depuis 20 ans. Elle sait son histoire et ses frontières invisibles : les avenues qui sont gardées par la police et les emplacements où les filles sont tolérées. C’est elle qui guide Kim et décide des arrêts et de leurs durées.

Le bus est arrêté au bord de la route. Sa porte est ouverte ; des filles montent. Elles s’apostrophent en espagnol et prennent des nouvelles les unes des autres. Celles qui sont avec un client ne restent que le temps de prendre une pochette de préservatifs, des dosettes de gel et des serviettes antiseptiques. Les autres s’asseoient quelques instants et se réchauffent. Si elles ont des questions à poser ou des services à demander au PASTT, Kim est là pour leur répondre. Dans un coin du camping-car, elle tient la feuille de comptage. Le dispositif de recueil des données a été allégé. On est à la fin de mois et on se contente de relever deux caractéristiques : l’origine et le « type de vie ». D’un côté, les différents continents : Amérique du Sud, CEE, Maghreb, Afrique, Asie ; de l’autre, des codes : T1, T2, T3 et F. Sonia nous éclaire sur ce classement : « T1, c’est le garçon qui se déguise, qui se maquille, met une perruque, des habits de femme pour aller faire le tapin ; T2, c’est la fille qui a déjà fait des démarches de traitements hormonaux ou de chirurgie mais qui est non opérée ; T3, c’est le transsexuel opéré, celle qui a déjà fait le grand pas, et F, ce sont les femmes. » Sur le terrain, le PASTT ne fait cependant pas de distinction entre les femmes et les transsexuelles : « Elles sont en train de faire le tapin. La prévention, c’est pour tout le monde. », dit Sonia. En revanche, les services offerts par le PASTT au local de l’association sont réservés aux transsexuels et travestis. Les femmes qui viennent sont réorientées vers des associations qui s’occupent spécifiquement de la prostitution féminine comme le Bus des femmes, l’Amicale de Nid.

Pour remplir la feuille de comptage, Kim n’a pas besoin de poser de questions : l’apparence physique des personnes et l’accent lui suffisent pour deviner origine et type de vie. Si le rythme du comptage peut s’accélérer — ainsi, lorsque les sachets de préservatifs sont distribués aux filles directement par la fenêtre de la portière-avant —, il s’effectue toujours scrupuleusement. La première semaine de chaque mois, le questionnaire est plus long. Aux deux premières caractéristiques s’ajoutent des questions sur la « qualité de vie » des personnes (habitent-elles à l’hôtel ou en appartement, bénéficient-elles de la sécurité sociale, sont-elles vaccinées contre l’hépatite C, etc.). « À partir de là, ça nous donne un panorama de la situation sanitaire : comment elles vivent, qui elles sont, quel âge elles ont, leurs origine. », explique Sonia. On devine derrière cette production statistique les justifications imposées par les institutions qui financent le PASTT : la DDASS et la DGS. La santé communautaire ne va pas toujours de soi ; elle doit faire la démonstration de son efficacité et justifier du nombre de préservatifs distribués. Pour autant, les catégories utilisées par le PASTT ne sont pas celles de la DGS ; elles dessinent en creux les revendications portées par l’association : souligner ce qui oppose travesti et transsexuel, c’est déjà poser la question du changement d’état civil ; distinguer transsexuel opéré et non opéré, c’est rappeler que l’opération n’intervient pas dans la définition de la transsexualité et qu’« un transsexuel non opéré n’en est pas moins transsexuel ». T1, T2, T3 : les chiffres se suivent, mais les étapes qu’ils dessinent ne sont pas destinées à être toutes franchies. « T3, ce n’est pas l’aboutissement de la féminité. Je pense... enfin, nous pensons... Camille et moi... L’opération, c’est quelque chose de très personnel. Chacune décide à quel moment elle peut ou pas le faire ; à quel moment elle doit le faire, ou a besoin de le faire. » T2 n’est donc pas le stade inachevé d’un processus de féminisation qui ne pourrait s’épanouir pleinement qu’avec l’opération chirurgicale.

Le bus poursuit sa tournée. À chaque arrêt, la distribution de préservatifs reprend. À aucun moment pourtant, on ne parle du sida ni dans le questionnaire, ni dans les conversations informelles qui ont lieu dans le bus. La prévention mobile repose sur une économie des gestes et des mots : « Le camion, c’est être présent, distribuer des préservatifs, du gel, etc. Tout ça, c’est symbolique : le fait de donner ce préso, c’est dire : voilà, il faut l’utiliser, il faut le mettre. »

Post-scriptum

Chaque soir, le bus rencontre 100 à 150 personnes. Sur un an, ce sont 642 personnes : 84 T1, 343 T2, 16 T3, 199 F ; Origine AS 245, Maghreb 150, France 64, DOM-TOM 59, UE 37, Asie 10, autres 69.