les migrantes

par

1. Cabaret géographique.

« Toutes les communautés sont là ce soir. » Camille Cabral, en robe blanche, salue ainsi le public essentiellement transsexuel réuni au Tango où le PASTT organise régulièrement des soirées. Et chaque communauté de répondre par des cris et des applaudissements à l’appel : « Les Brésiliennes sont là !... Les Équatoriennes !... Les Cambod-giennes !... Argentina !... Algéria !... » Pour Camille Cabral, les fêtes du PASTT sont l’occasion pour toutes les filles de se retrouver ensemble : « Nous formons toutes la communauté des transsexuelles et nous devons lutter ensemble pour nos droits. » Commence alors le spectacle, composé de différents numéros par pays : danse traditionnelle tahitienne pour Maïre, chanson arabe pour Sonia l’Égyptienne... Le spectacle est présenté par Valéria, artiste brésilienne, qui annonce fièrement : « En haut je suis Sophia Loren, en bas Carlo Ponti, deux pour le prix d’une ! » Valéria faisait autrefois partie des Girls, un groupe de chanteuses et danseuses transsexuelles qui tournait dans le monde entier. Dans les années 1970, elle a connu le Paris des premiers cabarets transformistes comme le Carrousel au boulevard Raspail. Elle a découvert aussi la prostitution des travestis. Peu à peu, au Brésil et bientôt dans le reste de l’Amérique latine, Paris a acquis à la fois une réputation de tolérance et de lieu idéal pour la prostitution. Pour finir la soirée, Valéria chante a capella : « Soy el prohibido. » Je suis l’interdit.

2. World Omnibus

Afin de mener son action de prévention du sida et des MST, le PASTT fait la tournée des lieux de prostitution transsexuelle dans un camping-car. Ce soir, au bois de Boulogne, c’est Maïre la Tahitienne qui conduit le véhicule. Avec une amie, elle prépare les boissons chaudes qu’elles vont offrir aux filles, ainsi que les sacs de préservatifs et de gels qu’elles vont distribuer. On le sait, le bois de Boulogne est divisé en plusieurs lieux de travail. Les transsexuelles se sont installées généralement par communautés d’origine. Ainsi, au rond-point d’Auteuil où le bus de PASTT fait sa première halte, ce sont surtout des filles françaises qui travaillent. Elles viennent s’asseoir dans le bus et discutent en mangeant des gâteaux secs et en buvant du café. Maïre y retrouve notamment des amies tahitiennes, dont une qu’elle a connue autrefois à l’école. Elles se sont retrouvées de nombreuses années plus tard au bois, devenues femmes. On raconte aussi l’histoire de ces deux Cambod-giennes qui, lorsqu’elles étaient adolescentes, ont fui ensemble leur pays pour rejoindre les boat-people qui tentaient de gagner la France. Maïre reprend la route pour s’arrêter un peu plus loin, dans le coin des Algériennes. On y rencontre Mimi qui n’a pas pu travailler pendant des mois à cause d’une blessure à la jambe à la suite d’une agression. Elle parle aussi des filles qui ont des difficultés à être régularisées. Elle dit que, pour les Algériennes, c’est un peu moins difficile depuis quelque temps. Sans doute, pense-t-elle, depuis l’expulsion, il y a quelques années, de ces trois transsexuelles qui ont été assassinées dès leur arrivée en Algérie. Les filles d’Amérique latine rencontrent plus de problèmes dans leurs démarches de régularisation. Ce sont elles que le bus va retrouver un peu plus loin dans le bois. Comme il commence à pleuvoir, elles se bousculent en riant pour rentrer dans le camping-car. Ici, les filles, équatoriennes ou colombiennes pour la plupart, parlent exclusivement l’espagnol. D’ailleurs, beaucoup de leurs clients parlent leur langue. Elles travaillent habituellement dans l’allée de la Reine Marguerite qui a été sérieusement endommagée par la tempête de décembre. À l’endroit où elles travaillent actuellement, beaucoup de riverains se plaignent. Certains les filment et transmettent les cassettes à la police pour pouvoir les accuser d’attentat à la pudeur. Pour les filles qui n’ont pas encore obtenu leur titre de séjour, ce genre de plaintes peut s’avérer catastrophique. Certaines, afin de ne pas être surprises avec les clients par les policiers, étendent autour de quelques arbres du tissu acheté au marché Saint Pierre et se construisent ainsi des cabanes à l’abri des regards.

3. Régularisez tous les sans-papiers !

Décidément, les frontières sont bien protégées. Ainsi on ne traverse pas facilement la frontière des sexes. Selon les pays, le prix à payer pour une telle transgression est plus ou moins lourd. En Équateur par exemple, les transsexuelles sont considérées comme des intouchables sur lesquelles toutes les violences sont permises. On émigre en France tout simplement pour des raisons de sécurité personnelle. Mais la raison la plus importante de cette émigration reste, comme pour tous les étrangers issus de pays pauvres, le marché du travail. En l’occurrence ici, le marché du travail sexuel. De ce point de vue, les transsexuelles étrangères font, en France, les frais de leur double migration. Car elles peuvent vivre et travailler en France sans pour autant obtenir de titre de séjour. Elles peuvent vivre et aimer comme une femme en France, mais, si leurs parties génitales n’ont pas été rectifiées par la chirurgie, elles ne pourront pas légalement changer de sexe. C’est donc toujours une histoire de papiers inadéquats à la vie. D’ailleurs, on a pu voir un jour, dans un reportage de TF1, un flic demander ses papiers à une transsexuelle du bois de Boulogne. Celle-ci assurait qu’elle était bien une femme. Le policier lui rétorquait : « Non, moi je veux du concret. Des papiers. » C’est sans doute dans cet important souci de transparence administrative qu’à l’arrivée de Pasqua au ministère de l’Intérieur, on a décidé que désormais il serait fait mention du sexe sur tous les titres de séjour. Décidément, les frontières sont bien protégées.

4. Post-scriptum pour les gays et les lesbiennes

Les émeutes de Stonewall sont traditionnellement considérées comme la naissance du mouvement homosexuel. Il faut cependant se souvenir de deux dimensions essentielles de cet événement. Premièrement, les personnes qui se sont révoltées ce jour-là étaient pour la plupart des transsexuelles et des travestis qui en avaient marre d’être harcelées par la police. Deuxièmement, elles appartenaient, pour la plupart, à des minorités ethniques qui en avaient marre d’être harcelées par la police.