Vacarme 06 / éditoriaux

« comprendre, c’est savoir comment continuer. »

par

C’est un mot de Wittgenstein. Ce pourrait être une devise (un peu chic, mais plutôt exigeante) pour ce que nous tentons, depuis un an déjà, de produire au travers de Vacarme. Essayons de préciser, mot à mot, ce que l’on peut y lire, pour dire nos convictions de départ. Pour dire, aussi, où nous en sommes et ce que nous comptons faire maintenant.

Continuer. Se dire « à gauche », aujourd’hui, c’est savoir que ça ne peut pas continuer ainsi, dans cet espèce de déglinguage métastable de tout, où la destruction méthodique de chaque fragment d’existence (et le droit, et le lien social, et la culture, et nos vies par-dessous le Marché) est comme la condition pour faire tenir et prospérer l’ensemble.

En même temps, dans le battement de la même exigence, être à gauche suppose de reconnaître que ça continue. Parce que l’on ne saurait rêver d’aucun nouveau départ, d’aucune table rase, ni attendre d’avoir enfin compris et de nous être élevés, degré par degré, jusqu’aux principes susceptibles de donner à notre action ses cadres, ses repères, ses limites. Ce n’est pas tant que le réel n’attende pas, mais nous y sommes déjà, en plein milieu. Une lampe de poche à la main, dans le
noir, l’ouvreuse souffle : « C’est commencé. » À ce qu’on en comprend, le film ne nous plaît guère. Mais quoi ?

Savoir. Des choses se font. Des œuvres, des recherches, des combats militants produisent du savoir. Pas de la théorie, déployée dans l’espace d’une réflexion pure : de l’expertise chiffonnée, des morceaux d’intelli-gence soucieux de leurs effets, du savoir roulé en boule parce qu’enveloppé dans le geste même de continuer. Une pensée s’élabore, dans laquelle sans doute une certaine tradition de gauche peine à se retrouver. S’y concilient, d’étrange manière, pragmatisme et hurlements (Act Up), rafistolage et stratégie (Médecins sans Frontières), attention au singulier et propos politique d’ensemble (les réflexions sur le minoritaire, dont nous nous sommes faits un peu plus que l’écho). Etc, etc : les exemples ne manquent pas, dans les pages qui suivent.

Savoir comment continuer, ce peut être alors chercher à prolonger cette pensée-là sans en interrompre le cours, sans adopter vis-à-vis d’elle la posture du mentor ou celle de l’entomologiste. Comment ?

Comment. Un objet de presse (qu’on l’appelle revue, journal ou magazine), c’est d’abord une scansion : des rubriques, une périodicité. Six numéros, un an, mentionnaient jusqu’ici nos bulletins d’abonnement. Monter ce rythme sur d’autres rythmes, comme une machine sur une autre, nous a semblé le moyen d’ex-traire des luttes et des travaux actuels une puissance de penser. Puissance sans surplomb, qui ne se dégage pas, au prétexte d’écrire, de l’exigence de continuer ; qui relance au contraire celle-ci, mais sur un autre plan, et qui puisse par effet en retour renforcer, infléchir, articuler ensemble les combats de ceux que nous aimons.

Comprendre. De tels partis pris supposent que nous soyons capables, le moment venu, de bifurquer à notre tour, d’inventer une manière de continuer. Nous ne voulons pas en arriver à poursuivre VACARME, sous cette forme et de cette manière, sans plus rien comprendre et par simple inertie_ : des six numéros passés, nous sommes très fiers et très insatisfaits. Surtout, l’isolement monomaniaque qu’engendre le lancement d’une revue indépendante (militer VACARME, penser VACARME, dormir, rêver VACARME) peut se révéler, par moments, contradictoire avec les finalités de l’aventure. Nous avons besoin de savoir ce que vous en pensez, ce qu’en pensent les acteurs des luttes actuelles, et comment il est possible de penser ensemble.

Cela suppose du temps, un autre usage du temps. Aussi le prochain numéro de VACARME ne sortira-t-il que dans quelques mois, à l’automne prochain. Cela veut dire : ralentir, sortir un moment du rythme bimestriel de plus en plus difficile à tenir bien, pour transformer le journal, simplifier son rubriquage, renforcer ses liens internes et externes, sa diffusion peut-être, son mode d’intervention sûrement. Il s’agit de reprendre notre souffle. Ce que vous pouvez lire dans ces pages est le résultat d’un travail que nous souhaitons collectif, entêté, et qui doit aujourd’hui se produire hors des seules pages du journal.

Ce n’est pas là une décision simple. Nous espérons que vous nous soutenez. Plus : nous vous demandons d’être là à l’automne, et déjà ce printemps. Nous attendons vos lettres, et vous donnerons de nos nouvelles. Mais, à mettre les choses au pire, nous aimerions mieux risquer de vous perdre plutôt que de vous lasser.

— Vous avez des problèmes d’argent ?

— Non. Financièrement, ça tient le coup, par le soutien précieux de ceux qui croient en la nécessité d’un tel journal. Mais, pour cette raison même, vos abonnements et vos réabonnements sont dès maintenant plus que bienvenus : nécessaires.

— Vous exagérez.

— Oui. Non. Nous continuons.