Vacarme 06 / brèves

Cher Monsieur Finkielkraut

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Je me permets de vous adresser ce petit mot, espérant que vous accueillerez ma requête avec la sympathie et l’attention qu’elle mérite. L’objet de celle-ci est relativement précis : monsieur Finkielkraut, je vous demande solennellement de renoncer, à partir de ce jour, à toute intervention publique ainsi qu’à l’ensemble de vos fonctions et charges, celles-ci comprenant vos activités télévisuelles, vos articles dans la presse, les interviews que vous accordez, éventuellement l’usage des divers moyens de communication qui sont mis à votre disposition (courrier, fax, téléphone, bonjour à la concierge, gigot-flageolets du dimanche). Les raisons qui m’amènent à une telle démarche sont les suivantes :

1) Travailler consiste, dans un double mouvement, à se laisser travailler, entamer, ébranler par l’objet auquel on accorde, si médiocre qu’il soit, son souci et un peu de son temps. Le politologue se souvient, par éclipses, que la politique existe ; le spécialiste des unicellulaires s’inquiète des amibes, etc. Dans Les Temps modernes, Chaplin trouve la force d’extraire du geste de l’ouvrier (pourtant confronté comme vous à la pire des aliénations, celle de la répétition pure et simple, toujours le même boulon, la même clef de douze) une puissance d’ébranlement, comme une colère panique qu’il fait circuler ensuite, dans la rue.

Monsieur Finkielkraut, depuis combien de temps n’avez-vous pas travaillé ?

2) Critiquer suppose une forme d’amour, ou tout au moins de passion. Non que l’on critique toujours au nom de ce que l’on aime, plutôt qu’à celui des principes ou des grandes idées (ce serait trop beau). Mais on peut et on doit, perversement, développer une passion pour ce que l’on critique et trouver cela intéressant, comme Marx aimait le capital, comme le totalitarisme fascinait Aron, etc. Ou alors, solution peu glorieuse, mais toujours possible, on peut s’aimer soi-même.

Monsieur Finkielkraut, d’où vient l’impression insistante de ce que l’amour que vous vous portez ne suffit plus à pallier l’absence de toute passion envers ce que vous critiquez, ou de toute admiration véritable envers les idéaux que vous invoquez ? Au fait, l’humanisme, vous le prenez pour qui ?

3) Intervenir exige de risquer quelque chose de soi-même, de sa notoriété — risquer, avec la lucidité et l’inconscience nécessaires, d’être ridicule, de devenir fou, de dire des bêtises. Intervenir suppose de s’aventurer hors d’un champ de compétences patiemment constitué, fût-ce pour expliquer ensuite, sartriennement, que la théorie doit rejoindre la pratique. Il semble que vous ayez choisi la démarche inverse : vos compétences sont un trou noir (que savez-vous, au juste, qui vous rende si assuré ?), mais auquel vous n’avez de cesse de rapporter la totalité du monde, et le sida, et les sans-papiers, et etcetera, comme si le monde n’avait pas mieux à faire que d’aller visiter votre bureau et d’aller se loger, à côté d’un vieux Kant, sur des étagères luisantes de Pliz. Je vous imagine en guide touristique, ou en grand-mère assommante : « À droite — attention la tête — vous avez le modèle français. Vous reprendrez bien un peu de République ? Un fond, là ? »

À ce compte, soyez rassuré, vous n’êtes jamais ridicule. Vous êtes toujours grotesque — mais d’un grotesque auquel le libre jeu de votre mèche et de votre cravate confère les allures du sérieux et de l’affairement. Vous avez chaque fois l’air, lorsqu’on vous interroge, de quitter à peine votre table de travail, une ride préoccupée pointant vers un problème plus grave, plus profond que celui pour lequel on vous sollicite. J’ai mon idée là-dessus : vous pensez au moment où, à cette table, il faudra y retourner. Tout seul.

Monsieur Finkielkraut, vous jucher sur un tonneau, devant Billancourt, entamerait sans doute votre respectabilité. Mais vous auriez l’air plus propre.