« L’Héritage » de Koltès, mise en scène Catherine Maurnas

par

« La fabulation créatrice n’a rien à voir avec un souvenir même amplifié, ni un fantasme. En fait, l’artiste, y compris le romancier, déborde les états perceptifs et les passages affectifs du vécu. C’est un voyant, un devenant. Comment raconterait-il ce qui lui est arrivé, ou ce qu’il imagine, puisqu’il est une ombre ? Il a vu dans la vie quelque chose de trop grand, de trop intolérable aussi, et les étreintes de la vie avec ce qui la menace, de telle manière que le coin de nature qu’il perçoit, ou les quartiers de la ville, et leurs personnages, accèdent à une vision qui compose à travers eux les percepts de cette vie-là, de ce moment-là, faisant éclater les perceptions vécues dans une sorte de cubisme, de simultanéisme, de lumière crue ou de crépuscule, de pourpre ou de bleu, qui n’ont plus d’autre objet ni sujet qu’eux-mêmes. »}
– Gilles Deleuze

La première scène est noire, avec quelques incrustations de lumière, quelques éclats bleus sertis dans l’obscurité, comme des fragments de vitraux. Nous sommes entrés dans le spectacle, guidés dans le noir par une descente musicale, sombre — puis un glas, des ricanements.

Une première rafale de lumière, très brève, basse, hérisse des tiges métalliques sur un sol de tourbe fraîche, avec des mâts de fer à côté, comme des lances — donne l’impression d’un hérissement guerrier. Je comprendrai plus tard que ce sol répond au désir de Pahiquial (Arnaud Simon), le fils : « Je veux rester ici. Pas d’arbre, pas de maison, personne. Juste de la terre où l’on en-fonce un peu. Pas de sommet plus haut. »

Au début de la pièce, Anne-Agathe (Dominique Frot), la mère, vient de perdre son mari, cadavre rigide exposé au milieu de la scène ; elle fait sortir les domestiques : « Qu’il est donc difficile de se retrouver seule, de faire sortir les domestiques d’une chambre à coucher. » Elle les fera rentrer à la fin de la pièce, pour « s’enfoncer » dans leur « masse », comme l’indique Koltès, et « disparaître en elle ». Ils s’avanceront vers elles, certains tiennent des mannequins dans leurs bras, l’envelopperont progressivement, l’engloutiront, dans un cercle de lumière tracé, une rumeur cadencée de ring. Le plateau est d’un coup inondé de lumière : ils tombent tous à terre.

Des images se sont inscrites — des images qui continueront à me hanter, longtemps. La première apparition d’Ariée (Christophe Reymont), l’ami du fils, Pahiquial, à jardin, tee-shirt bleu serré sur le torse. La manière dont la scène s’allume alors successivement et présente, sans les réunir, les personnages, chacun éclaté à un bout du plateau, serti chacun dans leur lumière, lançant des paroles et ne faisant qu’entrechoquer leurs propres paroles — Ariée, l’ami de Pahiquial, le fils, Thérèse, son amie, Anne-Agathe, la mère. Ariée : « Il y a que, pour de la lumière en un point, il faut de l’ombre autour. Il y a qu’il lui faut des murailles solides. Et, pour son existence, il y a besoin d’une défense sur ses abords. »

La scène du dîner. Ranger le cadavre, dresser la table : tous les personnages sont rassemblés/ isolés, chacun à sa place, le long de cette même table où le cadavre était exposé au début du spectacle. Heurtant déjà, comme une arme cherche à croiser une autre arme, des adresses qui deviendront, au fil de la pièce, d’autant plus violentes et folles qu’elles n’accrocheront rien, condamnées à se rebrousser et à se crisper en elles-mêmes. Thérèse (Agnès Pontier) monte sur la table, scène pathétique : la danse folle où elle se bat avec son désir qu’elle combat, son amour pour Pahiquial, dans l’anticipation et le désespoir du refus. Thérèse convulsive, debout sur la table, soulevant sa très belle robe orange, la rabattant par saccades, ravagée d’un désir qu’elle cherche à chasser et à réaliser, implorant Pahiquial de lui faire des enfants, « des enfants, une masse d’enfants, un nombre incalculable qui tomberont de mon ventre comme des gouttes d’eau, sans arrêt ». Mais la violence s’en mêle, et la violence des mots de l’animal, de l’organique qui fait peur, et qui fait de la stérilité, de la virginité, une protection omniprésente : « Des tas de petits enfants comme des petites bêtes qui crieront, qui s’accrocheront à mes jambes, comme des poux, comme des poux, nous marcherons dessus, nous les écraserons, par mégarde, Pahiquial, mon amour, aime-moi, Pahiquial. » Je me rappellerai longtemps la diversité inouïe des impressions qui passaient sur le visage de Thérèse comme sur une surface, à une rapidité folle, comme le secouant de der-rière, roulant ses yeux, l’épuisant d’intensité.

La scène où, ivre, Constantin (Frank Mazoni), le chef des domestiques, fait l’amour avec une carafe, dans un grand halo de lumière qui tombe sur lui, avec le liquide dont il s’asperge le corps, dansant, souriant, dans un plaisir immense. La violence avec laquelle il s’adresse à Ariée qui le surprend : « Nous autres, nous sommes d’une autre race. Nous sommes de la race de ceux qui peuvent aimer, et qui savent. Vous êtes froids et durs, et vos yeux coupent comme des couteaux. Ma chaleur, à moi, vient de moi. Je sais qu’elle vient de moi. Vous êtes laids et bêtes, et vous ne savez pas quand il faut être seul et quand on ne l’est pas. Vous ne comprenez pas que je puisse faire l’amour avec une carafe ? Vous pensez que ce sera plus froid, et plus dur que vous ? »

Je pense à la scène magnifique et effrayante de la seconde partie, où Pahiquial, seul, appelle les caresses de Thérèse : « Tu es belle et toute froide. Tes contours me sont plus familiers que moi-même. » L’apparition de Thérèse coulisse lentement derrière lui de cour à jardin ; la scène, où ils sont face au public, l’un derrière l’autre, séparés par toute la largeur du plateau, et où l’apparition de Thérèse toute orangée reste fixe sur une bouche arrondie grande ouverte : elle le mord à distance. Il crie.

Dans la seconde partie, seul, chacun des personnages affronte ses diables. La solitude et la peur vont croissantes : de la difficulté d’Anne-Agathe, la mère, dont le jeu nous mène souvent à la limite de l’intolérable, à obtenir de rester seule, à la scène ambivalente de Pahiquial, qui supplie, puis rejette la présence de Constantin : quand il le croira là, il le repoussera violemment, dans la panique, hurlant cette fois de se sentir épié. Oscillant entre le désir poignant d’une présence à tout prix et l’effroi de l’invasion qu’elle signifie, dès qu’elle a lieu. Chaque personnage figure seul, serti dans une poursuite, lançant des phrases comme pour l’arracher, les adressant à des autres invisibles, rongé par ces adresses anonymes : l’adresse est d’autant plus violente qu’elle est aveugle et que chaque personnage voit rebondir sur lui ses phrases qui se heurtent à des parois intérieures. Les attaches se tordent et se révulsent de ne pas être des liens.

On rit aussi, beaucoup. Parce qu’on réagit ainsi à la violence ouverte, sans fard, des (faux) échanges entre les personnages, de la torsion psychique des liens manifestés, des hoquets, des secousses émotionnelles. Les personnages se débattent dans des rets qui les attachent, sans les unir. Thérèse encore, dans la scène sur la table : « Nous sommes en temps de guerre. Les effectifs sont faibles, mais tous ont la même force : nous n’en finirons pas. »

Le thème du désordre (et de l’ordre) circule comme un fil rouge tout au long de la pièce. La peur de l’organique, le thème de la stérilité, de la virginité, la peur panique de la maladie, de la contagion le rejoignent. Ariée : « Le monde est une maladie virale et il faut se soigner. » Très vite, Constantin, le chef des domestiques, apparaît comme le rempart inquiet du désordre et de la panique qui monte. Sa pathétique minutie, lorsqu’il fait dresser la table : « La table n’est pas au centre. Il faut évidement prendre l’axe de la fenêtre, et disposer la table en fonction de celui-ci. Monsieur, les chaises non pas dessous, mais suffisamment tirées pour que pour que l’on puisse s’asseoir sans déplacer l’objet. Bien sûr, bien sûr que non, il n’est pas trop tôt pour mettre le couvert. Il faut tout avoir prévu, vous devez avoir agi avant même que l’idée n’en vienne. » À Pahiquial : « J’attends les ordres. » Pahiquial : « Faites n’importe quoi. » La maladie de Constantin est le signe de quelque chose qui se précipite, et qui ne sera plus jamais démenti : le signe de l’invasion inéluctable du désordre et de la mort.

La grande merveille de la mise en scène de Catherine Marnas réside dans le fait d’exposer à nu ces attaches qui se tordent, comme des arbres tordent anarchiquement leurs bras, et de recomposer, ponctuellement, par le retour lancinant de la musique, un cœur dramatique qui apaise et gonfle le cœur, une hantise qui emporte, qui assemble dans un flux ce qui est distordu, et qui bat de torsions stériles et saccadées, sinusoïdes folles, volte-face dans les paroles et les gestes. Se barricader, se débattre.