à propos de Don Quichotte

par

Don Quichotte est sans doute une des figures littéraires qui a suscité le plus de commentaires, d’adaptations, d’iconographies, d’utilisations. À Don Quichotte, on a donné les identités idéologiques les plus contrastées : l’impuissant, l’intégriste dangereux, l’idéaliste généreux. Fabuleuse série des interprétations où l’on voit des générations
successives s’éreinter à décomplexifier une figure trop ambiguë pour se laisser utiliser. Car si Don Quichotte est exemplaire, et il l’est, l’admirable vieillard, ce n’est pas par sa générosité ou son sectarisme, son intelligence ou son imbécillité mais par ce jeu perperpétuel qui le fait être ceci puis cela au fil de ses imitations. De telle sorte que, s’il se révèle exemplaire de quelque chose au bout du jeu, à la fin du livre, c’est de n’avoir jamais été exemplaire en rien. Voilà de quoi s’affoler pour qui tenterait de le faire servir à quelque chose, lui qui décidément n’a jamais voulu servir à rien, tout comme Sancho Pança d’ailleurs, tout comme Cervantès, leur très digne père.

Mais voilà un bon prétexte pour réfléchir, dans cet affolement ingénieusement prémédité par Cervantès, sur les limites au sein desquelles on peut penser les rapports entre politique et fiction.

Le livre de Cervantès est construit sur un schéma troublant de dédoublements systématiques. Si Don Quichotte, le personnage, n’accède jamais à l’exemplarité et à la dignité du « bon héros », parce qu’il ne s’arrête jamais de jouer, Cervantès, lui-même, en double de son héros, ne cesse pas non plus de jouer — avec la figure de l’auteur cette fois — en la pluralisant, en la désacralisant. Du même coup, force est de constater que Don Quichotte, le livre, n’est exemplaire en rien non plus et ne peut pas l’être dans sa construction même. Les commentateurs qui ont voulu reconnaître l’Espagne de la Renaissance dans les descriptions de Cervantès confondent peut-être, tout comme Don Quichotte, le réel et la fiction, ils commettent en tout cas un coup de force : rien n’est plus invraisemblable que ces auberges espagnoles où Don Quichotte fait étape. Que tout soit fiction, c’est au lecteur aussi de l’assumer et ce point de vue, pour anodin qu’il paraisse, est lourd de conséquences si on le tient jusqu’au bout : il n’y a donc sur ce qu’on appelle le « réel » que des points de vue et « le » réel qu’on subit n’est finalement que le point de vue du plus fort. Cette idée, que Don Quichotte porte à incandescence, n’est pas une idée nouvelle, sans doute, mais c’est une idée qu’il me paraît nécessaire de mettre à l’ordre du jour.

Rien ne nous oblige en effet à penser le rapport de la politique et de la fiction sur le mode de la désillusion ou du mensonge, c’est-à-dire à travers une opposition de la fiction et du réel. Regretter l’« irréalisme » des uns, suspecter la « machination » des autres, voilà le schéma auquel on se condamne dès qu’on aborde la fiction comme un défaut de réalité. Le schéma est usé et ne communique pas l’envie de l’action, de la réflexion, de l’imagination politique. Il désarme au contraire, et il désarme trop de choses dans le champ du politique pour qu’on ne s’en soucie pas. Car en politique comme en littérature, s’il y a des fictions sordides, par exemple la fiction de l’immigration comme problème, il y a aussi des fictions réjouissantes : la fiction d’une Bosnie multi-ethnique en était. La question n’est donc pas de condamner, ou pas, la fiction en général, mais de déjouer l’opposition fiction/réel dans laquelle on enferme la fiction pour mieux la désarmer. Question complexe, qui, comme toute question complexe, court le risque de provoquer au passage bien des malentendus (la défense de la fiction n’est pas l’apologie du rêve), mais surtout question ardue, si l’on veut bien regarder en face le déni de fiction qui se développe en France aujourd’hui. Car, sous couvert de bonnes mœurs, au nom du réalisme et de la vérité, c’est la fiction et sa puissance qu’on condamne et qu’on s’interdit sans nuances.

Or la fiction est une arme pour qui sait la manier, c’est-à-dire pour qui sait jouer de l’écart entre fiction et réalité. Cela s’appelle faire « comme si ». Et comme le dit Jacques Rancière : « Celui qui fait comme si l’autre pouvait toujours entendre son discours, celui-ci augmente sa propre puissance et pas simplement sur le plan du discours. (...). Cet espace [de sens commun] est virtuel, mais cela ne veut pas dire illusoire. Qui prend le virtuel pour l’illusoire se désarme et tout autant celui qui prend la communauté du partage pour une communauté du consensus. » Cet espace subversif du jeu qui se constitue dès qu’un être, jouant, se prend pour un autre et se rend dissemblable à lui-même, cet espace est l’espace commun du langage, l’espace d’un dialogue possible, d’un jeu qui se joue à plusieurs et qui ne peut plus fonctionner si à cette pluralité on substitue la logique du réalisme, c’est-à-dire du seul contre tous et du ressenti. N’a-t-on pas eu affaire à cette logique-là, d’ailleurs, quand le CNPF, récemment, prenait la pose du patron « berné », qui ne veut plus jouer, à propos des négociations sur les 35 heures ? Le patron berné qui ne voulait plus jouer n’est-il pas aussi ce patron berneur qui prend l’économisme, sa fiction, pour la réalité ? Le jeu du politique n’est pas d’une simplicité assurée, mais il importe de penser la démocratie comme un espace de jeu, car la fiction a au moins cette puissance, et c’est une arme en effet, de créer un espace commun où le jeu de l’un appelle chez l’autre une capacité à fictionner de plus belle. Jeu démocratique où la fiction est assumée dans son irréalité, comme dit J. Rancière, sans qu’il y ait déception ou tromperie : il n’y a pas de réalité indépendamment de ce qu’on en dit. Nommer, c’est faire exister, voilà l’alchimie de la fiction. Dans Don Quichotte, la question qui fait exister et avancer la fiction est toujours la question de ce qu’on nomme. Alonso Quijana devient Don Quichotte par un baptême, le sien, puis par le baptême de son cheval, le ci-devant-roussin (Rossinante), puis par le baptême de sa belle (Dulcinée), puis par le baptême des moulins à vent transformés, le temps d’un discours pompeux, en géants maléfiques. Qui fictionne s’expose à être pris au mot, ou pas, comme on dit, et dès lors s’engage dans un espace de raisons, où la contestation est possible : mots pour mots, fiction pour fiction. Mouvement de surenchère où la fiction se soutient de la fiction, mouvement de fiction pur pourrait-on dire, non pour souligner l’irréalité du processus, au contraire, mais pour souligner combien le processus importe davantage que les images ou les poses dans lesquelles on s’englue dès qu’il cesse. Le processus de la fiction est plus émancipateur, parce que plus productif, tout simplement, que le geste castrateur du rappel à la « réalité ». À propos des 35 heures, les patrons sont sortis du jeu politique et social, en ont dénoncé le caractère fictif et si tout n’est pas perdu, on veut y croire, le jeu, lui, en tout cas, sera redéfini au prochain tour de piste.

Dans ce processus difficile à entretenir de la fiction politique, point n’est besoin de héros, de figures exemplaires, de grands récits mythiques et je ne veux pas croire que nous en manquions. Car s’il suffit d’un peu d’imagination, et d’une imagination en acte, le travail de l’imagination ne conduit pas forcément au héros, à l’exemplarification ou au mythe. L’histoire de l’art nous le montre bien, il n’y a pas de lois universelles de l’imaginaire.