100 000 papiers : notes pour une mise en scène

par

Être salariée à l’association AIDES. Travailler avec les collectifs de sans-papiers. Écrire, le soir, sur ce que l’on a fait le jour. Se demander quelle tête ça aurait, au théâtre.

2ème soir

Les dossiers déposés dans les préfectures : 100 000

100 000 feuilles ou dossiers qu’on installerait sur scène, ou en plein air : quel genre de sculpture de papier cela donnerait-il ? quel envol de feuilles, comme d’autres font des lâchers de ballons ?

La lecture de certains des courriers, obstinés, précis, polis, que j’ai envoyés à la
préfecture pour livrer toute entière la trajectoire de tel ou tel : Rachid, Albert, la famille Diallo, Mohamed. Ces dossiers et la disproportion écrasante et méprisante des réponses obtenues. Minables APS (autorisations provisoires de séjour), lâchées après des mois d’attente.

À chaque formule de politesse administrative, à chaque détail de ces vies exposé dans mes lettres, une feuille de papier se détacherait, comme une goutte de pluie : « J’ai l’honneur de solliciter de votre haute bienveillance un examen clément du... » PLIC « Je me permets d’attirer une nouvelle fois votre attention sur la situation difficile de... » PLOC « ...entré en France en 1987... » PLIC « ...dont tous les six frères et sœurs sont de nationalité française... » PLOC

La promesse :

Une mère et son enfant (Camille et moi), dont les échanges scandent l’histoire des sans-papiers.
— Maman, où on va ?
— À la manif des sans-papiers.
...
— Maman, pourquoi il y a encore une manif ?
— C’est pour les sans-papiers.
— Ils ont toujours pas de papiers ? J’en ai marre. Quand est-ce qu’ils auront des papiers ?
— Bientôt j’espère.
...
— Maman, ils sont où les sans- papiers ?
— Ils sont partis.
— Ils ont eu leurs papiers ?
— Non, c’est pour ça qu’ils sont partis.
— Mais maman, tu m’avais promis.

Leur départ :

Une femme africaine, plutôt mince, légère, grande, monte un escalier monumental. Sous une poursuite lumineuse très dense. Ce pourrait être l’escalier qui mène au Sacré Cœur, ou l’escalier de la Tour Eiffel, ou l’escalier du Lido.

Elle pourrait être habillée en boubou, avec juste un imperméable et une légère valise. Mais elle pourrait aussi bien être une sorte de Joséphine Baker : un triomphe de femme noire, en strass et plumes blanches, insouciante, charmante.

Elle ne descend pas l’escalier, elle le remonte. Il n’a pas de fin. Elle rentre chez elle (avec le tapis rouge de l’aide au retour). Et elle rit en remontant tranquillement l’escalier, un long rire simple, frais, joyeux. « C’est pas grave, dit-elle doucement, je reviendrai quand même. »

Une toile immense derrière cet escalier : la perspective que l’on a, depuis la rue de la Goutte d’Or, sur le Sacré Coeur, un chromo du Paris éternel, une vue à faire pâlir tous les touristes, réservée aux moineaux arabes et africains du quartier.

La musique, pendant l’ascension : le CD des sans-papiers, en reggae : « Jean-Marie Le Pen, l’original, Charles Pasqua, la photocopie, Alain Juppé, l’exécutif. Nous sommes tous des sans- papiers. » Cette ritournelle kitch. Mais très fort, les basses tellement à fond que le refrain grésille, devient inaudible, se disloque.

Puis quelqu’un, français de France, demeuré seul en scène, chante la chanson des sans-papiers. À moins que ce ne soit Joséphine Baker, en pleine gloire descendant les escaliers.

La promesse, pour finir : faire de la politique, c’est tenir des promesses impossibles.

Et peut-être ajouter : vous nous laissez plus seuls que nous ne l’étions.

Mais qui pourrait dire ça ?

À ce moment-là, de très grosses souffleries feraient s’envoler les 100 000 feuilles.

3ème soir

Le soupir du Maure :

sur la scène, très vaste et vide, en plein milieu, une petite fontaine : au ras du sol, un carré de mosaïque duquel jaillit un très mince jet d’eau. La petite fontaine est dans la pénombre. On devine un peu plus loin la lumière d’un jardin, le murmure de quelques feuillages, le gazouillis de quelques oiseaux. Il doit faire si chaud...

Le narrateur raconte l’his-toire du soupir du Maure.

« Le soupir du Maure » est le nom d’un lieu en Andalousie : une éminence, à côté de Grenade, d’où l’on peut voir toute la ville. Et on dit qu’à l’époque de la Reconquista catholique, c’est là que le dernier prince arabe de Grenade s’est arrêté pour jeter un ultime regard à sa ville.

Histoire à raconter : celle du lieu où on ne pourra jamais retourner mourir — terre d’adoption qui finit par devenir terre natale, au moins pour les enfants, et dont on nous chasse un jour, ou terre natale qui finit par devenir une terre étrangère, où l’on rêve pourtant de retourner finir sa vie. Raconter comment on meurt en exil, comment on le sait quand on part. Parler des Maures, et des morts, dont on ne sait plus très bien s’ils sont d’ici ou de là-bas, où ils rêvent d’être enterrés, où ils le seront vraiment, et quels lieux ils hanteront.

Quel narrateur ? Le gardien de ce « lieu-à-la-fontaine », qui pourrait être un musée andalou (un type à l’étroit dans son uniforme, chemisette fripée et casquette sur un crâne buriné) ? Une voix off ? Ou plutôt un entrelacs de voix : d’abord, ce gardien du musée. Puis, une autre voix d’homme, qui viendrait du fond du plateau, silhouette invisible. Qui ferait écho à la première voix, complèterait le récit. Et doucement, tandis que la fontaine chuchote, et que le gardien du musée s’enfonce dans la pénombre et se tait, la lumière éclairerait cette deuxième voix : complet veston un peu démodé, l’homme est noir. Il finit le récit. C’est un griot.

La lumière s’éteint. La fon-taine chuchote encore.

Alors, très brutalement, une lumière très crue inonderait la scène. Plein jour, plein ciel, le bruit d’un avion qui décolle. En fond, une musique de flamenco. Ce serait la seule cassette de flamenco que je possède, car je n’y connais pas grand chose : elle est l’œuvre d’un grand artiste andalou, un vieux bonhomme tout rondouillard, qui s’appelle Najanrito de Triana, « petite orange » de Triana, le quartier gitan de Séville.

Cartes sécurisées :

Il faudrait ensuite imaginer une chorégraphie très rigo-lote, acrobatique et musclée, pour montrer que les nouvelles cartes nationales d’identité — étroites et plastifiées — sont définitivement supérieures aux anciens modèles : quelles que soient leur colère, leur force, leur virtuosité, les danseurs n’arriveraient jamais à les déchirer. Ils inventeraient une série de pièges, machines, explosifs, pour venir à bout de ces petites vipères rectangulaires. Et, comme dans un Tex Avery, ça ne marcherait jamais. Alors, pour qu’on ne sombre pas dans le désespoir, un agent de police providentiel passerait sur le plateau, juste pour que le dernier et irréductible danseur lui flanque une bonne beigne avant de se sauver.

1er SOIR

ARISTOTE ET DESCARTES

C’est à cause d’eux que tout a commencé. L’envie d’écrire quelque chose, d’imaginer des scènes. Aristote et Descartes ont un peu plus de deux ans. Ils sont nés en juillet 1995, pas très loin de Fontainebleau. Ils ont un grand frère de quatre ans, un père, une mère. Tous les cinq sont atteints de pathologies graves. Ils sont zaïrois et, depuis le 24 juin 1997, ils sont concernés par la circulaire Chevènement pour la régularisation des étrangers sans papiers. Aristote et Descartes, c’est leurs vrais prénoms.

Je me suis longtemps demandée comment parler d’eux ici. Un petit texte était déjà écrit, comme un brûlot de colère. Mais ça ne suffit pas. Depuis décembre 1996, un dossier énorme (je le sais, c’est moi qui l’ai tout photocopié) a été adressé à la préfecture du Val-de-Marne. Un dossier énorme pour deux toutes petites personnes. On partirait de là — TRRÈÈS GROS, tous petits : ce serait des ombres chinoises, et on raconterait cette petite histoire :

« Courant décembre 1996, donc, un dossier (ombre chinoise énorme) a été adressé à la préfecture pour solliciter humblement (ombre chinoise courbée) la régularisation de leur séjour en France. En mai 1997 (ombre chinoise patiente), ils ont obtenu une « autorisation provisoire de séjour », pour soins, d’une durée de trois mois (ombre chinoise flottante), qui n’ouvre de droit que celui de ne pas être embarqué manu militaridans un centre de rétention (ombre chinoise rassurée quand même). Comment peut-on ne pas régulariser immédiatement et durablement le séjour de parents qui baptisent leurs jumeaux Aristote et Descartes (ombre chinoise héberluée) ? »

Là, j’arrêterais avec mes coquetteries d’ombres chinoises, parce que ça n’est plus drôle du tout. La lumière bête viendrait éclairer bêtement la scène et le théâtre d’ombres. On continuerait un moment comme ça :

« Le père d’Aristote et de Descartes a été licencié en septembre 1996. Il faisait la plonge dans une entreprise de restauration, et on lui a vraisemblablement préféré une personne payée au noir. Il est allé aux Prud’Hommes. Depuis septembre 1996, la famille vit des secours, renégociés chaque trimestre, des services sociaux et des associations. Peut-être fais-je partie de ceux qui leur couperont bientôt les vivres. De droit au travail, point. De RMI, point. De titre de séjour de un an, point. Alors, un peu fatigué quand même, le papa a tenté quelques démarches en direct à la préfecture. Ce qui a déplu à la dame du service des étrangers à qui on téléphone, bien poliment, de temps en temps, pour grapiller quelques nouvelles de l’avancée des dossiers. »

Il nous faut un comédien ou une comédienne avec une sacrée voix, pour dire tout ça, n’est-ce-pas ? À ce moment-là, les ombres chinoises décident de revenir, pour nous aider un peu à supporter ça. La lumière baisse. Le dossier est toujours énorme. Aristote et Descartes sont tous petits. Le papa fait la plonge. La maman tient le (petit) grand frère par la main. On continue :

« La dame du service des étrangers, elle trouve que ce monsieur est bien impatient. Elle ne le trouve pas très net. Rendez-vous compte : il a changé d’adresse, il dépend d’une autre sous-préfecture (ben oui, on lui explique qu’il ne pouvait plus payer le loyer, alors forcément, il a fallu qu’il parte, et la famille a été hébergée dans une autre ville, puis une autre encore — les ombres chinoises déménagent), il avait même pas prévenu la préfecture. Elle pense qu’il « magouille » pour être régularisé. »

Alors elle pense ça, la dame ? Et moi, j’ai un problème de mise en scène avec cette dame : elle a pas d’âme. Alors elle a même pas d’ombre. Comment je fais pour son ombre chinoise, moi ?

Elle n’a même pas de prénom. C’est pas comme Aristote et Descartes. Par contre, elle a un nom, et je le connais. Faut-il que je vous le donne ? Non ; pas la peine. On va juste faire passer l’ombre chinoise d’un chaudron, avec l’ombre chi-noise d’une fourche, et l’ombre chinoise des flammes de l’enfer. Qu’elle y rôtisse. Le griot pleure.

4ème SOIR

IL FAUDRAIT FINIR PAR LA PROMESSE

Les gens de Bopal, intoxiqués, empoisonnés, brûlés au troisième degré par l’usine de pesticide. Oui, il y en a du travail dans ces pays-là.

Les personnes d’Indonésie, de Thaïlande, qui suffoquent depuis des mois sous un gigantesque matelas de fumée. La forêt brûle. Je mélange tout.

Il faudrait un rideau de flammes en fond de scène. Gigantesque, jusqu’au plus haut des cintres. Et son énorme ronflement.

Peut-être alors, devant ce rideau de feu, on pourrait rappeler à Lionel Jospin, à Jean-Pierre Chevènement leur promesse.

On ne pourrait pas les haranguer. Ce serait un peu ridicule (remarquez, je n’en suis plus à ça près). On essaierait encore une fois de leur parler, doucement, gentiment, assis sur une chaise en bordure de scène.

Qu’est-ce qu’on leur reprocherait au juste ? De ne pas être révolutionnaire ? Moi, je ne peux pas. Je ne suis pas révolutionnaire. J’insisterais simplement sur la promesse qu’ils doivent tenir. Je pourrais même leur tendre la perche : lister toutes les choses qui ne sont pas bien graves (la privatisation de France Télécom, avoir cédé aux couples aisés sur l’allocation de garde d’enfants à domicile, etc, etc). Leur dire qu’on ne sera pas tout à fait fâché de ça s’ils tiennent cette promesse là.Pas mille, deux mille ou cinq mille régularisations. On en veut plein. On en veut soixante, quatre-vingt, cent mille.

Sur l’écran de feu, sur l’acteur ou l’actrice en scène, sur tout le fond du théâtre, mais aussi pourquoi pas sur les loges, sur le public, seraient projetés les mots de la circulaire Chevè-nement. Ces quelques feuilles mal photocopiées, mal faxées, qui ont circulé dans tant de bureaux, et qui pourraient encore nous faire tant de bien. Une circulaire ministérielle qui pourrait encore exister, sous le manteau, belle comme un texte clandestin.

Par-delà le ronflement de l’incendie, on entendrait des voix, les nôtres et celles de ceux avec qui on n’est pas tout à fait d’accord. Comme un palabre sans fin. Comme notre inusable obstination à parler encore, à convaincre ceux qui ne sont pas nos ennemis, à secouer la torpeur de nos amis. Convaincre Dominique, Paul, secouer papa, houspiller Laure, « non, tu ne peux pas dire ça... ». « Ma petite chérie, si seulement tout le monde était comme toi. » « Ce qu’il faut que vous sachiez, c’est que... »

« Mais maman, tu m’avais promis. »

On resterait calme. On serait précis. Mais on n’aurait pas beaucoup de temps avant que le théâtre ne brûle, avant que tout ne brûle, la forêt indonésienne et le grand fichier des étrangers non régularisés par la circulaire avec.

Pour finir encore

Ça ne peut pas finir comme ça, non ?

Je vous laisse le choix. Petite fontaine, ou incendie ?

Je ne sais pas. L’incendie, c’est trop beau, et beaucoup trop fumant. Peut-être que juste devant, au plus fort du feu, une fois le comédien parti, la petite fontaine pourrait reparaître et crachoter. On se donnerait le temps d’un générique de fin, sans doute la plus belle chose dans les films de cinéma. Alors, pourquoi pas au théâtre ? Une grande liste de prénoms et de noms, tous ceux qui ont rendu cette promesse possible, mes amis, qui défilerait sur le plateau et sur le fond de scène.

Et la fontaine crachoterait. Sinon, ça ne vaut même pas le coup de le faire, ce spectacle.