légendes d’Automne

potlatch

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D’un texte âpre de Guy Debord, comment faire du théâtre ? Et comment aujourd’hui donner écho à ces paroles si dures, à ces constats si évidents, à ces exigences ? C’est la question posée par ce spectacle aux éclats noirs, monté l’automne dernier au théâtre Paris-Vincennes, par Adrien Royo et Richard Pechevski.

Le tract de présentation : une feuille, recto-verso. Entre deux paragraphes, une phrase, détachée : « Êtes-vous satisfaits de la vie que vous menez ? »

Partir de cette phrase. Remarquer avec quelle simplicité elle se donne, sans roublardise pédagogique ni emphase culpabilisante, toute nette. C’est une question, quand même. Plus tard, au cours du spectacle, lorsqu’on aura fait le chemin jusqu’à cette petite salle perdue au milieu de Vincennes, une affirmation lui répondra : « Je ne regrette rien de ce que j’ai fait. » On s’étonnera alors, et de la même façon, de cette manière de faire entendre, de l’extrême difficulté de donner à entendre une telle phrase sans que rien (ni défi, ni reprise, ni sous-entendu) ne vienne émousser son tranchant. Phrase d’autant plus effarante qu’elle n’offre aucune prise, d’autant plus aiguisée d’être ronde, comme un galet.

Le projet de la compagnie Poing d’horizon tient entre ces deux phrases. Parce qu’il s’agit d’abord, délibérément, d’enjamber les objections de méthode et le geste facile du commentaire : « Debord, théoricien et praticien du situationnisme ? Au théâtre ? Et puis quoi encore ? » C’est qu’il y a deux manières d’appréhender l’extrême radicalité des positions de Debord, sa politique de la terre brûlée, son opposition farouche à toute forme de spectacularisation de l’existence. La première : considérer que Debord a disqualifié par là toute re-prise de ses textes sous d’autres formes, en d’autres lieux, parce qu’une telle reprise serait d’emblée idéologiquement nulle, esthétiquement non avenue. N’a-t-il pas lui-même interdit toute projection du film In girum imus nocte et consumimur igni, dont le texte du spectacle est extrait ? L’argument est d’une évidence suspecte - il sent la fiche de lecture. L’option prise par Potlatch est inverse : elle consiste à considérer que la radicalité ne vise pas à empêcher d’entendre, de dire ou de faire. Le refus du compromis, l’incendie ou le saccage des conventions artistiques ne valent pas en eux-mêmes. Ils tirent leur sens de ce que certaines choses méritent d’être entendues.

Inconfort

Debord (R. Pechevski) se tient tout seul en scène. Il parle, tantôt droit, tantôt courbé, la tête souvent levée. Il soutient le texte (comme on dit « soutenir un regard »), récit d’une vie conçue et réalisée comme une bataille, stratégique de part en part. Des années parisiennes, magnifiques, défini-tivement perdues : « Paris n’existe plus. » Ensuite, un premier assaut, frontal, contre « l’organisation présente de la vie », des pertes nombreuses, un repli vers d’autres ports, des circulations à travers l’Europe. L’intérêt de la mise en scène, dans tout cela, est double. Il tient d’abord à la tension instaurée entre le texte, d’un classicisme intransigeant (la langue de Debord, comme un surgissement du dix-septième dans cette fin de siècle), et la scène, elle aussi raide, hau-taine : pneus empilés et palettes d’entrepôt forment des colonnes noires, très belles, à mille lieues de toute allégorie.

Tout effet de spectacle se voit déjoué par l’opposition de ces deux pôles. Le texte ramène constamment, froidement, la scène à ce qu’elle est : un dispositif clos, nullement suffisant, mais qu’aucune adresse directe, aucun happening spontanéiste ne sauraient ramener du côté de la vraie vie. On ne va pas aller, en habits révolutionnaires, taper sur le ventre du public ; on ne va pas non plus invoquer la magie du plateau, le sacré du théâtre, comme s’ils pouvaient remédier, à eux seuls, à la misère qu’ils représentent. La scène donc, c’est une scène - ni une tribune, ni une église. Mais par un effet en retour, cette scène interdit, dans l’exigence d’écouter une seule fois des phrases difficiles, d’interminables périodes, toute fascination pour le style par quoi l’on s’entend, d’habitude, à contourner l’effet-Debord. L’acteur se voit ainsi replacé au lieu exact qu’il décrit : dans un conflit de forces, entre une scène et un texte, entre un enchaînement de concepts et une série de déplacements, entre une pratique théorique et une géographie de plateau. La mise en scène d’A. Royo possède, sur ce point, une qualité rare : elle est inconfortable sans ostentation.

Comme une ancienne légende

Le second intérêt de Potlatch, c’est sa capacité à produire du légendaire. A. Royo explique : « Il s’agissait à la fois de faire redescendre le personnage sur la terre, et de faire apparaître sa dimension mythique, au-delà ou en-deçà de l’enchaînement des concepts. » Autrement dit, rejouer l’invention réciproque de la légende et de la vie, et le passage de l’un dans l’autre. Autrement dit encore, ne pas se satis-faire de l’existant. Car le mythe-Debord existe bien ; mais comme tel, comme le signe de livres qu’on ne lit plus et d’une vie qu’on ne vit pas (cf Guillaume Durand citant La Société du spectacle), il est aussi inoffensif que la personne-Debord, à ce qu’on en devine, devait être pénible à vivre. Sortir, donc de l’alternative ; se porter au point où le mythe passe dans la vie, et la vie dans le mythe, littéralement.

Par exemple, Debord écrit : « J’ai bu plus de verres de vin qu’un syndicat ne dit de mensonges pendant une grève sauvage. » Sur scène, la phrase est dite très sérieusement. Ce n’est pas une image, c’est un échangeur. Sur l’un de ses bords, le simple fait de boire s’élève jusqu’à l’héroïsme par la seule puissance d’abstraction du nombre. Sur l’autre bord, cette saoûlerie mythique est mise dans un rapport direct - comptable, et pas du tout métaphorique - avec le comportement des syndicats : tous ces verres bus au lieu de cogérer, toute cette vie répandue au lieu d’être épargnée...

La mise en scène montre, à ses meilleurs mo-ments, cette zone d’indétermination où la vie passe dans l’épique. Le fait que le comédien soit bien trop jeune pour le rôle, trop jeune pour raconter toute cette vie passée à résister, y est sans doute pour beaucoup. Il ment, c’est évident : il ne saurait, à son âge, avoir accompli tout ce qu’il allègue. Mais dans le même temps, ses traits ne le démentent pas ; ni ride ni pli amer, pour contester le fait qu’il ne regrette rien. Étrangement, il semble parler de son futur au passé simple.

Raconter la vie de Debord comme une ancienne légende » (ainsi le spectacle s’annonce-t-il), ce serait cela : introduire, non entre le passé et le présent, mais entre nous-mêmes et nous-mêmes, l’espace de l’épopée. Reconquérir, par la fiction, notre pouvoir d’exiger de la réalité autre chose que ce qu’elle nous offre, et dont nous ne saurions nous satisfaire.