Vacarme 14 / arsenal

avant-propos

pour une proto-théorie en acte

par

arsenal [arsenal] n. m. (ital. arsenale, empr. à l’arabe). Anc. Appellation des fabriques d’armes et de munition de guerre. (On dit auj. ATELIERS DE CONSTRUCTION ou MANUFACTURE D’ARMES.) / Centre de construction et de réparation des navires de guerre. / Grande quantité d’armes : la police a découvert un arsenal clandestin. / Fig. Tout ce qui fournit les moyens d’attaque ou de défense : l’arsenal des lois. (Larousse)

Au détour d’une petite méchanceté, Loïc Wacquant et Pierre Bourdieu nous ont peut-être fourni le socle d’un programme [1]. « Proto-théorie en acte » : si la critique visait sans doute davantage la vulgate demi-savante des nouveaux penseurs de la « mondialisation » que le genre de tentative auquel nous sommes attelés (interroger, archiver et systématiser le savoir politique qui s’invente et s’énonce depuis cette gauche que le pouvoir et la science considèrent habituellement comme sociale ou morale), elle nous touche au moins par rebond, et un vieux mélange de narcissisme et de susceptibilité minoritaire nous incline à prendre le compliment non seulement pour nous, mais à notre compte. Proto-théorie en acte, donc : voilà sans doute un excellent résumé de ce qui s’esquisse dans cette rubrique, Arsenal.

D’après la jolie définition qu’en donne le dictionnaire, un arsenal c’est tout à la fois un emprunt (à l’arabe pour l’étymologie, aux luttes dont nous nous sentons proches pour le reste), une réserve (qu’est-ce d’autre qu’une revue ?), une fabrique (oui, nous avons la prétention d’inventer), et un usage (c’est notre seule petite certitude : on ne connaît bien que ce que l’on pratique). Mais les définitions restent vaines si elles ne dessinent pas un projet. Qu’a été, jusqu’ici, notre effort, et comment pourrait-il se poursuivre ? Quatre proto-pistes s’esquissent, à la lumière de ce qui est en acte ici, dans ce numéro.

  • Arsenal pourrait d’abord être le lieu d’une épistémologie pratique. Alain Morice démonte par exemple le nouveau discours de l’immigration « utile » telle qu’exaltée par les démographes et les gestionnaires de main-d’œuvre. Sa déconstruction est d’autant plus précieuse qu’elle esquisse une autre position, à la fois de principe, de savoir et d’action. L’immigration en surplomb, ça ne va pas. Nous préférons les mobilités telles qu’elles se pratiquent, les petites circulations, les cartographies vues du sol. La production de cette science à plat supposera donc la mise à plat de la science, toujours tentée par la prise de hauteur.
  • Arsenal pourrait être aussi, parallèlement, une technologie de l’adversaire. Ici, Yves Pagès démonte l’importation et les biais de la rhétorique de « l’incivilité », nouvelle tarte-à-la crème pour experts en maintien de l’ordre. Là aussi, un chantier se précise : décrire l’écrasante puissance des puissants ne nous sera d’aucun secours si l’on n’identifie pas, en même temps que sa rigidité, le défaut de la cuirasse. Il faudrait apprendre à penser la guerre en forgeron : comment ça s’enfile, une armure, et par où ça craque ?
  • Arsenal mènerait alors, à rebours, à la théorie de nos techniques. Ce qui se joue lorsque Pierluigi Sullo, du mensuel italien Carta, tire le bilan des événements de Prague, trois jours de septembre où quelques milliers de manifestants ont réussi à interrompre une réunion de la Banque Mondiale et du FMI, c’est non seulement la possibilité d’une théorie à chaud, non seulement une théorie en pratique, mais l’esquisse d’une théorie de la pratique, pour continuer à piller nos savant aînés : ou quand un savoir-faire efficace (ici, une coordination militante inédite, parce qu’horizontale, internationale et victorieuse) rencontre une volonté de savoir, et de savoir autrement.
  • Arsenal, dès lors, pourrait s’offrir en archive. L’archive des petites victoires, des défaites oubliées, des luttes et des techniques d’hier et de demain. Dans ce numéro, nous avons interrogé Robert Bonnaud, moins comme historien que comme acteur des résistances françaises à la guerre d’Algérie, pour avoir contribué à la mise en place des réseaux de soutien au FLN.

Un aveu, en marge : si la question « comment ? » nous intéresse autant que la question « pourquoi ?”, c’est peut-être qu’elle engage cette forme de tendresse politique que la raideur critique n’autorise pas toujours. Et vous, how do you do ?

Notes

[1« La nouvelle vulgate planétaire », Manières de voir, septembre-octobre 2000.