un chant pour seul territoire

par

Les blizzards soufflent sans trêve ; ils balaient l’Antarctique. Ils peuvent atteindre 250 km heure et charrier des blocs de glace. Les bises katabatiques déferlent de la calotte glaciaire. La température oscille entre -30° et -50°. Il fait nuit. La silhouette des manchots empereurs, debout, serrés les uns contre les autres par milliers, presque immobiles, dessine une masse sombre sur la banquise. Ils tournent le dos au vent, ploient leurs têtes, le bec calé sur le jabot...

S‘ils bougent à peine, ils ne dorment pas. Ils font la « tortue ». Oscillant d’une patte sur l’autre, les ailerons collés au corps, ils forment un bloc dense, impénétrable. Au milieu, l’air saturé de plumes et de promiscuité s’irradie de chaleur.

D‘un mouvement circulaire qu’aucun geste isolé ne brise, chaque oiseau monte au froid sur la lisière, puis s’enfonce vers le centre. Le feu sans flammes qu’ils attisent et protègent est leur seule destination pendant ces deux mois d’hiver. Ils couvent. Ce sont tous des mâles. Chacun porte son œuf sur ses pattes. On le distingue à peine : il imprime un renflement au bas du ventre du manchot. Ce repli abdominal, véritable poche incubatrice dont l’intérieur de peau nue transmet continûment sa chaleur à l’œuf, lui tombe en jupe sur les pieds. Au bout de soixante jours la coquille se fend. Le poussin argenté qu’elle libère ne quitte pas les pattes de son père. Le retour des femelles est imminent. Les mâles amaigris, délestés de la moitié de leur poids, dressent la tête. Leur long jeûne les a épuisés. Ils guettent.

Les femelles reviennent au moment exact de l’éclosion ou juste après. L’obscurité règne encore. Parvenues à proximité de la colonie, elles lancent à tue-tête le chant que chacune d’entre elles a appris avec son partenaire au cours de leur parade amoureuse. Les mâles répondent. Dans un immense vacarme le miracle s’accomplit, à chaque fois. La confusion n’occulte rien des voix qui se cherchent, se répliquent et s’accordent. Les couples se reforment. Avant de repartir vers l’océan, les mâles se séparent de leur précieux fardeau : ils poussent du bec le poussin qui grimpe aussitôt sur les pattes de sa mère et s’enfouit sous son repli ventral.

Au cours des semaines qui suivent, la femelle nourrit son rejeton et l’instruit des fréquences et des rythmes d’un chant spécifique. Le petit rétorque par des sifflements stridents.

Cette imprégnation vocale, différente pour chaque animal, dessine l’unique frontière d’un territoire invisible, aussi précis qu’un nid, où les adultes viennent à tour de rôle rechercher leur poussin, au milieu de milliers d’oisillons semblables, pour l’alimenter. C’est de cette seule façon — par le chant — qu’ils s’identifient et se réunissent, tout comme mâles et femelles s’étaient distingués sans se voir dans la nuit polaire.