« de beaux lendemains », Atom Egoyan

par

Adaptation cinématographique du roman de Russel Banks De beaux lendemains, Harper Collins, New York, 1991, Actes Sud 1994 pour la traduction française.

La silhouette imposante des montagnes couvertes de neige envahit tout l’écran. La lumière froide et bleutée imprime un reflet laiteux sur les visages rougis. Le grain de l’image possède à la fois cette précision et cette fausseté que les films d’Atom Egoyan partagent avec ceux de Lynch : quelle qu’en soit la taille, nous sommes devant un petit écran. La speakrine du journal télévisé nous annonce que tous les enfants de Sam Dent ont trouvé la mort dans un accident de car. La vie de la bourgade a basculé d’un seul coup à la rubrique des faits-divers.

Le roman de Russel Banks, dont le film s’inspire, est agencé comme une partition à quatre voix : celle de la conductrice du car, celle du père de deux jumeaux, celle de la seule survivante parmi les enfants et celle d’un avocat new-yorkais rendent tour à tour leur version du drame.

Le scénario d’Atom Egoyan conserve ces voix, mais sa construction provoque un léger désordre dans l’agencement initial : les quatre protagonistes sont suspendus dans un espace où présent, passé et avenir se mêlent. La matière filante et glacée des images emprisonne un pan de la tragédie soustrait à la parole : ce sont les paysages, les ciels, les lumières et surtout la substance à la fois crissante et feutrée de la neige qui portent le corps disloqué de l’événement « sans lendemain » qui a bouleversé Sam Dent.

Dès le début du film, l’édifice savant du montage dispose les plans de part et d’autre de la catastrophe. Le temps fuit, de grandes nappes immobiles chargées de leurs morceaux d’histoire glissent l’une sur l’autre.

Extérieur jour/ Avant l’accident : un festival se prépare, une très jeune chanteuse au timbre de cristal, entièrement prise dans le regard de son père, répète sur son podium. Un groupe d’enfants descend d’un car.

Intérieur nuit/ Après l’accident : un homme assis dans sa voiture, un portable à la main, s’engage dans une conversation difficile avec sa fille. C’est le « lawyer », celui qui arrive de New York pour mener l’enquête.

Entre ces deux séquences, la tragédie a eu lieu. Elle occupe à l’écran un angle aveugle. Toutes les autres scènes viendront s’ajuster à cet angle où la question de la mort se trouve déposée, comme les épingles captives de l’attraction magnétique viennent se ficher sur l’aimant.

Le montage sonore suit la même répartition que celui des images. Questionnés par le lawyer, les habitants de Sam Dent parlent avec raideur. Le dialogue que l’avocat cherche à nouer les dresse de part et d’autre de la brèche ouverte par le malheur. Ce lawyer dispose pourtant d’un certain savoir faire, c’est du moins ce qu’il annonce toujours en tendant sa carte : « Mitchell Stephens Esq., avocat. Je sais que ce n’est pas le moment, mais je crois qu’il faut que nous parlions. » Une rage contenue mais forcenée l’anime. Quitte à plier l’histoire à sa lecture, il est décidé à faire son affaire de cette mort collective, il est prêt à confisquer les deuils, à les travestir : « Il n’y a pas d’accident. Il y a forcément un responsable et il faut qu’il paye pour que cela ne se reproduise pas. »

Mais qu’est-ce qui peut bien se « re-produire » quand il s’agit de mourir ?

Les enfants de Sam Dent ont disparu, engloutis dans le lac gelé dont la surface s’est fendue. Il sont tous morts, sauf Nicole Burnell, la jeune chanteuse. D’eux il ne reste rien. Une chape de plomb s’est abattue sur les foyers où la trahison, la cupidité et l’inceste sont sobrement banals.

Du temps où ils étaient encore en vie, une scène très simple resurgit : il s’agit d’une soirée au cours de laquelle Nicole Burnell lisait le conte du Joueur de flûte de Hamelin aux deux jumeaux de Billy Hansel dont elle avait la garde.

Le livre illustré envahit tout l’écran, les pages se succèdent et l’on assiste à la farandole immobile des enfants de Hamelin, ensorcelés par le fifre qui exécute sa terrible vengeance. Pour n’avoir pas été payé par la ville qu’il a débarrassée de ses rats, le musicien les entraîne vers une faille ouverte dans la terre où ils disparaissent tous. Tous sauf un.

Ce récit, absent du roman de Russel Banks, occupe dans le film une place singulière : Atom Egoyan l’a sans doute déposé là pour préserver au fait divers l’énigme dont le lawyer voulait le dépouiller. Sans cesse reproduit par la voix off de Nicole Burnell, le conte moyenâgeux précède les images qui conduisent à l’accident ; la voix de la jeune fille porte à travers lui sans fléchir le poids du deuil, elle invente une distance.

Pourquoi tous ces enfants sont-ils morts ? Le car orange, chargé de leur multitude insouciante — petites baies rouges cueillies sur la montagne —, traverse longuement le paysage blanc et dérape. Le silence s’abat. Les liens se
brisent. La faille du conte et la fracture du lac gelé se superposent_ : les deux histoires sont cousues à la même bouche.

« Tous disparurent sauf un. Il y en avait un qui boitait si fort qu’il ne put entrer. »

Parmi les enfants de Sam Dent, Nicole Burnell s’en est sortie ou plutôt — comme le boiteux du conte — n’a pas pu y entrer tout à fait : elle a perdu l’usage de ses jambes. Son corps devenu infirme prend sur lui la division du drame : à la fois chair inerte et vivante, il est le trait d’union à l’intérieur duquel le sang des morts circule encore, l’emblème qui délivre la ville du mensonge, de l’inceste et de ses rats. Assise dans sa chaise roulante, Nicole Burnell affronte seule l’âpreté du « lendemain ». « Tous, survivants et morts vivront selon d’autres lois, de beaux lendemains. »