Vacarme 14 / processus

post scriptum

la Cinémathèque dans la tourmente

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En 1993, Dominique Païni, alors directeur de la Cinémathèque française, provoque la mise en retraite un peu abrupte de Renée Lichtig, il est vrai déjà âgée de soixante-douze ans. Si son départ a été douloureux, non seulement pour elle, mais pour la politique de restauration de la Cinémathèque, c’est qu’il marquait sans doute la fin d’une époque. Renée Lichtig, par ses origines romanesques, ses collaborations avec Renoir ou Stroheim et son travail exemplaire à l’ombre d’Henri Langlois, était encore le lien qui rattachait la Cinémathèque au temps des pionniers de la conservation des films. Cette dernière est manifestement entrée dans une nouvelle ère, moins héroïque, et dans une extrême confusion.

Des débats complexes sur le patrimoine cinématographique sont occultés aujourd’hui par des manœuvres opaques, des conflits d’intérêts personnels et des querelles de clans. Ce qui se joue entre le Conseil d’Administration de la Cinémathèque et les pouvoirs publics relève davantage du règlement de comptes sicilien que d’un processus constructif.

Depuis la fameuse « affaire Langlois » en 1968, répétition générale des événements de mai, « l’indépendance » de la Cinémathèque est devenue un objet de débats passionnels et presque irrationnels. Dans l’arrogance maladroite du projet d’une « Maison du cinéma » aujourd’hui abandonnée, certains ont vu le retour de la morgue étatique de Malraux, prétendant évincer Langlois en 1968. Le président de la Cinémathèque Georges Saint-Geours a été brutalement démis de ses fonctions par le Conseil d’Administration, profitant du départ du directeur Dominique Païni pour reprendre l’initiative, et le ministère de la Culture a capitulé en rase campagne en écartant Marc Nicolas, directeur adjoint du CNC chargé de la mise en œuvre de la « Maison du Cinéma ». Pour des raisons obscures, Catherine Tasca a apparemment décidé de laisser le champ libre à Jean-Charles Tacchella, cinéaste au goût affligeant et nouveau président, supposé tenir une ligne anti-étatique conforme à la « tradition d’indépendance de la Cinémathèque ».

La Cinémathèque, association de la loi de 1901, indépendante de l’État, mais financée par lui, et le Service des Archives du Film du C.N.C., qui dépend directement du ministère de la Culture, continuent leur travail, mais dans une confusion certaine. Les rapports difficiles de l’État et de la Cinémathèque produisent rancœurs et crispations ; une trop grande proximité entre la Cinémathèque et les intérêts corporatistes du cinéma français ne produira rien de bon non plus. « Défendre la Cinémathèque », comme s’il s’agissait d’un village gaulois attaqué par les légions romaines ou donner à la salle de Chaillot un statut de lieu saint, sont des réflexes sentimentalement compréhensibles, mais peu réfléchis. Beaucoup de rétrospectives récentes n’ont pu trouver leur public à cause de la malédiction qui semble peser sur Chaillot (incendie, ligne de métro coupée « sauf jours de match au Parc des Princes », quartier situé en dehors du monde des vivants). Quant au « Musée du cinéma », François Truffaut dénonçait déjà son parfum désuet, digne des « cabinets de curiosités » du dix-neuvième siècle.

La Cinémathèque française, fondée en 1936, a été la maison-mère de toutes les cinémathèques du monde (même le patrimoine cinématographique chinois a été sauvé de la Révolution Culturelle grâce à son exemple). Pour conserver son aura, elle doit être capable de réfléchir à ses tâches et de négocier sa fonction à l’intérieur d’un dispositif global qui est de fait déjà une tâche de service public. À partir de 1982, c’est sous la pression de la Cinémathèque que le ministère de la Culture et Jack Lang ont débloqué des crédits suffisants, puis lancé en septembre 1990 le « Plan Nitrate » qui a permis de sauver tant de films de la destruction - preuve que la concertation est toujours plus efficace que le dialogue de sourds.

Concertation d’autant plus urgente que les vieux débats demeurent : si montrer les films est le rôle de la Cinémathèque, la monstration doit-elle se faire au détriment de la restauration ? Quelles doivent être les priorités de cette dernière ? Faut-il tirer une copie d’un film dont on sait qu’elle existe dans d’autres cinémathèques ? Faut-il privilégier systématiquement le patrimoine national, les films français endommagés, même quand ils sont mauvais ? Un jugement critique, même unanime, a-t-il le droit de condamner un film à la disparition ? Mais peut-il seulement exister une politique de restauration neutre, exempte de tout critère esthétique ou idéologique ?

La restauration des films est une idée relativement récente. Longtemps il n’a été question que de retrouver (les trésors perdus du muet) et de sauvegarder (les films menacés de disparition). Depuis une vingtaine d’années, on restaure davantage, cherchant à reconstituer ce qui a été, au lieu de se contenter de conserver en l’état ce qui a subsisté. Restaurer, mais jusqu’à quel point ? Faut-il redonner aux films muets leurs teintes originelles ? Certains veulent bien repeindre le portail de la cathédrale d’Amiens. Le retour à l’origine, à l’état premier d’un film, est peut-être un fantasme. Mais que penserait-on d’une cinémathèque qui ne présenterait ses trésors que sous la forme de « best of » plus ou moins arbitraires, sous le prétexte que certains films n’intéresseraient plus personne tels quels ? Comme le suggère Renée Lichtig, le premier devoir du restaurateur est l’humilité et le respect de cinéastes disparus. « Défendre les morts contre les vivants », écrivait Faulkner.