Vacarme 14 / processus

« Ce poids d’ici-bas » entretien avec Claire Denis

Il y a quelque temps, Jean-Luc Nancy a fait parvenir à Vacarme un texte, « L’areligion », inspiré par Beau Travail, film réalisé par Claire Denis l’an dernier. À l’heure où Trouble Every Day, nouvel objet cinématographique non identifié — énigmatique histoire de complot gouvernemental et d’individus porteurs de mystérieux virus avec Béatrice Dalle et Vincent Gallo — sera prochainement sur les écrans, il nous a semblé utile de revenir sur Beau Travail et l’oeuvre indispensable de Claire Denis.

Film sur la Légion étrangère réalisé par une femme ; commande initiée par Pierre Chevalier, responsable des fictions d’Arte ; adaptation très libre de la longue nouvelle d’Herman Melville, Billy Budd, marin que l’écrivain conçut à la toute fin de sa vie ; cherchant également son inspiration du côté de l’opéra éponyme de Benjamin Britten sur un livret de E.M. Forster, représenté pour la première fois en 1951, Beau Travail est également le fruit de la collaboration de Claire Denis avec le dramaturge et scénariste Jean-Pol Fargeau et le chorégraphe Bernardo Montet. Comment ces différentes sources d’inspiration pouvaient-elles se mêler à une oeuvre personnelle ? L’entretien qui suit a eu pour objectif d’envisager avec la cinéaste les processus par lesquels se fabrique matériellement et intellectuellement un film.

Ancienne assistante de Jacques Rivette, Jim Jarmush ou Wim Wenders, Claire Denis, de Chocolat, son premier film autobiographique, aux longs métrages atypiques que sont S’en fout la mort, J’ai pas sommeil ou Nénette et Boni, crée une oeuvre unique et précieuse. Une cinéaste qui ne dédaigne pas la télévision (Beau travail mais aussi US Go Home pour la collection « Tous les garçons et les filles ») ; qui cherche du côté du documentaire (Man no run, documentaire musical, où Jacques Rivette, le veilleur, dialogue entre le cinéaste et Serge Daney) ; qui n’hésite pas enfin à s’engager en politique (Amnesty International, le mouvement des sans-papiers en 1996).

Dans les bureaux d’Arena Films où Claire Denis nous reçoit, nous remarquons d’abord son maintien fatigué. Jean et débardeur noir, tatouage, air vaguement rock’n roll. Au fur et à mesure de l’entretien, son visage s’éclaire, magnifique. Elle nous parle de façon réellement cinématographique, dessinant le contour de paysages qui deviennent autant de films possibles.

J’ai été agréablement surprise de découvrir le texte que Jean-Luc Nancy a consacré à Beau Travail. Même si dans l’ordonnancement de ses phrases, dans le fonctionnement du texte, ce n’est pas exactement la même chronologie que celle de la fabrication du film. Quand le texte parle d’areligion, j’ai reconnu des choses que j’ai ressenties en faisant le film, alors que je pensais que c’était en moi et pas forcément dans le film. Je pensais que c’était ma façon de définir le projet mais que ce n’était pas du tout apparent dans le film.

Quand sont sortis Le toucher, Jean Luc Nancy de Jacques Derrida et L’intrus de Jean-Luc Nancy [1], il y a eu une lecture importante pour moi. Je n’avais jamais réfléchi à la greffe du coeur. Mais l’idée de greffe est quelque chose qui m’a toujours intéressée. Souvent dans mon travail, je parle de greffe. Comme si pour moi, le cinéma n’était vraiment intéressant que greffé. Je pense qu’il n’y a pas la littérature d’un côté et le cinéma de l’autre, il y a quelque chose qui est greffé. C’est le cinéma qui se greffe. La lecture de L’intrus a représenté quelque chose de très fort pour moi et j’ai dialogué mentalement avec ce bouquin pendant des mois. Encore aujourd’hui. J’ai le sentiment que cela me conduit sur la voie d’un nouveau travail.

Quand vous dites que le cinéma se greffe sur la littérature, c’est de cette manière que vous avez envisagé le projet de Beau Travail ?

Le projet s’est greffé sur une proposition, puisque c’est une commande. La commande, c’est déjà de l’ordre de la greffe. Ce que proposait Pierre Chevalier, le responsable des fictions d’Arte, ne constituait pas un cahier des charges. Il y en avait un, mais il proposait une liberté qui permettait de greffer le projet d’un film.

Pour Beau Travail, Patrick Grandperret avait déterminé le thème de cette collection qui devait s’appeler « Terres Etrangères ». La question était : pourquoi quelqu’un part-il à l’étranger ? Définir ce rapport qu’un Français peut avoir avec l’étranger en évitant les stéréotypes du journaliste, du médecin humanitaire... toutes ces figures habituelles des téléfilms. Dans le texte que Chevalier et Grandperret avaient écrit en guise de présentation de la collection, il y avait une phrase de Serge Daney et une autre de Gilles Deleuze qui m’ont permis de comprendre ce qui était inscrit dans cette commande. La question était en réalité : qu’est-ce que c’est qu’être à l’étranger ? C’était ça la vraie question ; ce n’était pas de décrire le voyage de quelqu’un — ça n’a pas d’intérêt —, mais d’aborder la notion d’étranger. Tout de suite, je me suis rendu compte que partir à l’étranger ne suffirait pas pour faire ce film. J’avais l’impression qu’il me fallait analyser ce que contenait le mot « étranger ». De là est venue assez vite l’idée de Djibouti, comme terre vraiment étrangère, et puis celle de la Légion étrangère. J’ai compris qu’il y avait là dedans quelque chose d’étranger pour moi... surtout ce monde d’hommes, beaucoup plus finalement que Djibouti. Ce qui fait que des hommes s’engagent dans la Légion m’était vraiment étranger.

À ce moment-là, je me suis souvenu des textes de Melville... J’avais déjà été intriguée par Benito Cereno que j’avais eu envie d’adapter sous forme de scénario. J’avais renoncé parce qu’un tel film aurait été trop coûteux. Un galion espagnol, une corvette américaine, tous ces personnages... surtout, ce qu’il y a d’extraordinaire au début, c’est ce brouillard dans la baie, qui se déchire pour laisser apparaître le galion espagnol, c’est splendide... Mais c’était de la folie. Un jour que j’évoquais justement Melville avec Leos Carax qui travaillait à l’adaptation de Pierre ou les Ambiguïtés [2], je me suis rendu compte que ce monde d’hommes, je le connaissais un peu par les textes de Melville. Il fallait donc que je greffe sur mon histoire un aspect de Melville. Je ne pensais pas du tout à Billy Budd parce que je n’avais pas la possibilité de faire un film à partir de cette longue nouvelle, ou peut-être parce que Querelle de Fassbinder en était la plus belle adaptation possible. En revanche, par Claggart — qui dans Beau Travail devient Galoup — je pouvais parvenir à entrer dans cet univers masculin.

Le processus de conception s’ordonne dans ce sens-là : d’abord une commande, une réflexion sur l’idée de l’étranger, puis un travail d’adaptation libre de Billy Budd d’Herman Melville ?

Melville n’est pas venu comme une bouée de sauvetage, il est venu comme une terre étrangère. Ce qui m’a toujours intriguée par rapport à Melville, c’est cette attirance que j’éprouve pour un monde qui n’est pas vraiment fait pour moi. Mais je pense en effet que c’était l’ordre qu’impliquait la proposition.

Le texte est-il plutôt une armature, une structure, à partir de laquelle vous vous accordez une entière liberté ? On ne peut pas comparer le sort de Billy Budd à celui de Gilles Sentain dans le film.

Au début je pensais que mes personnages seraient des fusiliers marins ; que la Légion, ce serait trop complexe à aborder parce que c’était à la fois attirant, mais aussi très hostile. Mais il n’y avait plus de fusiliers marins à Djibouti. Peut-être que la possibilité de s’approcher de la Légion, de la voir de loin, m’a convaincue. Je trouvais que la véritable manière d’être proche de Melville, c’était de prendre une liberté avec certains événements de Billy Budd : l’accusation de subversion, le coup, la condamnation à mort et la pendaison de Billy. Ce qui importait pour moi, c’était Claggart : un homme qui aime le capitaine Vere, et qui fait régner l’ordre pour la gloire du navire et de son capitaine. Le seul fait que le capitaine l’ait remarqué suffit pour que Claggart ne puisse pas le regarder sans jalousie et sans ruminer. C’est cela qui m’intéressait : être de ce côté-là de l’histoire. Après, la condamnation à mort de Billy devenait moins importante ; nous tournions aujourd’hui, dans un monde où, si l’on veut éliminer un soldat, ce n’est pas la peine de le condamner à mort. On peut essayer de le perdre dans le désert. Ce sont des histoires qui se racontent : des punitions très violentes qui, parfois, entraînent la mort ou des brûlures graves. Et puis je pensais que si le jeune légionnaire tuait Claggart, c’était respecter le cours du récit, mais ce n’était pas respecter Melville. La vraie condamnation de Claggart, c’était d’être exclu de la Légion. Du reste, c’est ce que l’on ressent dans l’opéra de Britten : cela commence par les plaintes du capitaine Vere qui se sent coupable et qui, exilé, loin de son navire, ressasse. Je pensais que c’était ça la vraie condamnation de Galoup : être renvoyé.

Avec Jean-Pol Fargeau, mon co-scénariste, puis avec Denis Lavant et les autres comédiens, on se nourrissait des derniers poèmes de Melville. J’ai le sentiment que ce regret, cette perte des compagnons, d’une vie organisée comme l’est la vie d’un marin, se retrouvaient dans plusieurs poèmes. J’ai eu l’impression d’être plus fidèle en racontant l’histoire ainsi. Mais fidèle n’est pas le mot. Plus proche.

Il était, par exemple, important pour moi de conserver la procession de l’avant-propos de Billy Budd — cela se passe, si ma mémoire est bonne, dans une rue de Liverpool —, de filmer ce marin noir porté par d’autres... C’est comme ça que la mémoire revient au narrateur. Pour moi, cette scène éclaire toute la nouvelle. Je trouvais plus important de tenter de filmer cela que de respecter la pendaison de Billy Budd. Le seul événement que j’ai respecté, c’est le coup de poing, parce que je me suis dit que dans la Légion, comme dans la marine, un homme qui frappe son supérieur, c’est quasiment la mort. Il n’est pas condamné à mort, mais c’est un acte très grave. Du reste, on avait tourné le coup de poing. Denis tombait comme KO, il se retournait et regardait la caméra en souriant comme s’il avait attendu ce coup de poing pour pouvoir se venger. Quand on a tourné la scène, c’était formidable, mais quand on a monté le film, je l’ai supprimée parce que cela installait trop le personnage de Galoup dans la distanciation. Cela devenait théâtral. Pas du fait de l’interprétation de Denis Lavant. C’est le principe qui était trop distancié.

Melville constitue une première greffe sur le projet. Mais il y a aussi l’opéra Billy Budd qui intervient, à la fois par le livret de E.M. Forster et par la musique de Britten. Il y a le scénario que vous écrivez avec Jean-Pol Fargeau. Enfin le travail chorégraphique de Bernardo Montet. Comment ces différentes sources se mettent-elles en place ?

Le projet était défendu par Pierre Chevalier et Patrick Grandperret. Mais avec Arte, nous disposions d’un budget de téléfilm classique et ce n’est pas parce qu’on tournait à Djibouti qu’il y avait de l’argent en plus. Or ce n’est pas une destination courante et il n’existe pas de vols charters. À Djibouti, je me suis vite rendu compte qu’il n’y avait jamais eu de film tourné dans le pays. Plusieurs fois, des productions avaient tenté l’aventure, mais cela ne s’était jamais fait. Même Jean-Claude Van Damme avait essayé quand il préparait Légionnaire ! On aurait pu penser qu’il aurait été mieux reçu que moi. Il n’a pourtant pas pu tourner, car on ne lui fournissait aucune logistique. Il a préféré aller au Maroc.

Personne à Djibouti, que ce soient les Français qui travaillent là, ou le gouvernement djiboutien, ne manifestait de sympathie ou même d’intérêt pour mon projet. Même quand le futur ministre de la Culture djiboutien s’est intéressé au projet, il nous a dit : « Pour une fois qu’un film est tourné à Djibouti, franchement j’aimerais bien que ce ne soit pas une histoire sur la Légion étrangère ! Allez passer un mois avec les nomades, vous allez voir c’est très beau... »

Nous croyions pouvoir utiliser la logistique de l’armée française pour les transports, les campements, la cantine. Au fur et à mesure de nos investigations, nous avons compris que tout cela se réduisait comme une peau de chagrin. Il n’y avait rien de rien et une grande hostilité s’est manifestée progressivement. Il y a eu d’abord un fonctionnaire du consulat qui m’a clairement dit : « Vous n’obtiendrez jamais l’autorisation de tourner ici, l’armée s’y opposera. » Il avait été tellement désagréable qu’avant même d’affronter les militaires, je me suis dit : je ferai le film à Djibouti. Ne serait-ce que parce que je trouvais inique qu’un petit fonctionnaire français qui n’osait pas sortir de la ville de peur d’attraper des microbes puisse me soumettre depuis son bureau climatisé.

Des bruits ont commencé à circuler. J’allais beaucoup dans les boîtes de nuit pour observer les légionnaires. Djibouti est une petite ville. Ce que j’ai entendu fut un vrai choc : j’allais faire un film contre l’armée française, puis un porno entre légionnaires et jeunes filles éthiopiennes, puis un film sur l’homosexualité dans la Légion. Tout ça a pris de telles proportions que j’ai vraiment pensé que nous n’y arriverions jamais. C’est à ce moment-là qu’avec Jean-Pol Fargeau, on a imaginé écrire deux scénarios, dont l’un serait un faux. Je ne trouvais pas cela bien par rapport au ministre de la Culture djiboutien et je pensais que même pour la Légion, il fallait envoyer le vrai scénario. Je savais surtout que le projet était fondé, qu’il n’y avait pas à dissimuler ce que je faisais.

Alors, pour qu’on ne m’embête pas à propos de certaines scènes, nous avons décidé avec Jean-Pol Fargeau de travailler d’une manière un peu particulière. Nous avons écrit plusieurs récits. Mais il y en avait un, plus essentiel, que Jean-Pol a appelé « Les Carnets de Galoup » et qu’il a écrit seul. Il s’est plongé dans l’écriture de ces carnets, comme un petit journal de bord qui racontait quelques anecdotes : l’arrivée de ce jeune légionnaire, Sentain, l’attachement pour le commandant Forestier, qui, dans la Légion, s’appelle un chef de corps (c’était intéressant pour nous aussi que ça s’appelle comme ça). Ces carnets, je les ai assortis de ce qu’on a appelé un contrepoint, une sorte de grille de lecture qui décrivait les images, les scènes qu’on allait tourner. Un exemple : celui de la lessive qui sèche. Dans les carnets, Galoup parlait des manoeuvres militaires autour de Djibouti. Comme je savais que nous n’aurions pas la possibilité de filmer de véritables manoeuvres militaires, j’ai imaginé que l’armée s’incarnerait dans du linge qui sèche et qu’ainsi on pourrait imaginer les soldats qu’on ne verrait pas à l’image. Ainsi un texte sur les manoeuvres est devenu une scène où de la lessive sèche. C’était une forme de traduction de ce que contenait le carnet de Galoup. C’est cet outil-là qui est devenu le scénario. Jamais aucun scénario n’a eu cette forme là pour moi, mais c’était une façon de sauvegarder l’essentiel sans avoir à pinailler.

Savoir, par exemple, qu’une armée pouvait devenir du linge qui sèche, m’a autorisée à penser que, quoi qu’il arrive, quels que soient les refus, l’hostilité manifestée contre nous dans les rues de Djibouti, dans le pire des cas, on tournerait le film dans une chambre d’hôtel...

C’est là aussi qu’intervient le travail de Bernardo Montet. Cet outil de travail, les carnets de Jean-Pol et le contrepoint, était comme un livret d’opéra, ou plutôt les didascalies d’un opéra. Je connaissais le travail de Bernardo depuis pas mal d’années, depuis que nous avions failli travailler ensemble. Sa présence, son travail sur le film était devenu pour moi une condition sine qua non Je voulais tourner à Djibouti quoi qu’il arrive, mais le film devait impérativement se préparer, s’écrire avec Bernardo Montet. Il fallait surtout répéter dès Paris, car je ne voulais pas que les acteurs se retrouvent avec des difficultés supplémentaires au moment d’un tournage qui serait compliqué vu l’éloignement et le manque de confort. Je souhaitais que les comédiens se prennent en charge. Surtout, il me paraissait important que, pour évoquer de manière crédible la Légion, chaque acteur « contienne » une partie du scénario. Il fallait qu’on puisse, même sans répéter, « attraper » les garçons en train de monter le campement sans avoir à leur dire : « Allez les gars, maintenant vous jouez les légionnaires, arrêtez d’être des touristes en vacances. » Je voulais que ce ne soit jamais comme ça. Qu’ils soient à Djibouti comme un groupe de quinze hommes, complètement autonomes. Cela s’est effectivement passé ainsi. S’ils ont été ces hommes-là, c’est en grande partie grâce au travail avec Bernardo Montet. Il a essayé de comprendre ce qu’était le projet et de manière visionnaire, il a travaillé avec eux comme seul un danseur peut le faire : pas pour mimer quelque chose ou obtenir un résultat, simplement pour être tout le temps vigilant. Dans notre groupe, il y avait un ancien légionnaire : on voyait bien qu’il était différent. Nous, on fumait, on buvait du café, on se reposait. Lui n’était jamais posé, mais toujours un peu en alerte. Ce qui nous a frappés était sa manière de marcher, de se tenir debout. Ce n’était pas du tout une question de muscles, mais une position intérieure. Avec Bernardo, nous avons progressivement repéré ses gestes afin de les travailler. L’idée n’était pas de faire cinq cents pompes, mais de pouvoir être debout, assis, à la façon de cet ancien légionnaire. À Djibouti, il est facile de les repérer, ils n’ont pas besoin d’être en uniforme. Leur corps est tenu dans une sorte de grillage qui les encercle et fait d’eux des hommes à part. Quand ils sont en kaki et qu’ils font de l’entraînement dans le désert, vous ne pouvez pas tellement les distinguer d’un fusilier marin, pourtant c’est possible : le fusilier marin a une petite fantaisie dans sa tenue ; le légionnaire est toujours identique à une image, c’est presque une coquetterie. On comprend quand on les voit que cela agit sur l’intérieur de la personne. Ce n’est pas seulement les trois plis de la chemise, c’est aussi comment mentalement on comprend qu’il faut trois plis à une chemise.

Ce que vous êtes en train de décrire en fait, c’est que tout le processus de confection du film passe par l’incarnation dans des corps, dans les corps des acteurs.

J’avais vu un documentaire où un officier de la Légion disait que l’élégance que l’on demande à un légionnaire est le reflet de ce qu’il doit être. Je pensais que j’allais rencontrer des capitaines Vere, ou des anciens de la Légion. Ça n’a pas été possible, il nous a été donné de les regarder, et un peu après de parler avec des légionnaires. Mais le peu d’informations qu’on avait passait toujours par ce retranchement : « Nous on vous parle de là où on est, c’est-à-dire de derrière quelque chose qui ne s’explique pas, qui est cet entraînement qu’on a suivi, mais pas comme on s’entraîne pour les Jeux Olympiques. C’est un entraînement qui nous a modifiés en tant qu’êtres humains. À vous de l’autre côté, on veut bien donner un peu d’informations, mais, de toutes manières, il y a quelque chose qui a fait de nous des légionnaires, qu’on ne vous dira pas et que vous ne comprendrez pas. »

À Djibouti, notre régisseur avait sympathisé avec un ex-légionnaire qui comme beaucoup est resté là-bas. Après quinze ans de Légion, il touchait une retraite et avait monté un commerce. J’ose à peine vous dire de quoi. Il y a un endroit à Djibouti, un grand désert d’argile tout plat qui s’appelle le Mambara, un endroit sublimement beau. Il avait monté un club de chars à voile ! Au milieu du désert, il y a un panneau : « À trois kilomètres, club de char à voile ». C’est ahurissant. Autant vous dire que ça ne marche pas très bien. Cet ancien légionnaire est d’origine pakistanaise, il vend aussi des tapis à Aden. Mais pour rien au monde il ne partirait de Djibouti. Non parce qu’il aime Djibouti, mais parce qu’il reste près de la Légion. Comme il n’est plus légionnaire, on a tenté de l’interviewer. Mais non. Cet homme avait quitté la Légion depuis longtemps, il n’était plus tout jeune, mais il nous faisait comprendre que c’était indicible, que de toutes manières on ne saurait rien de lui, sauf des petits détails. Être légionnaire, c’était cette façon qu’il avait d’être à table, de ne pas boire d’alcool, de nous regarder de son bord à lui, de nous dire : vous là-bas, les humains... Un peu comme dans la mythologie grecque, il y a ce monde qui sépare les vivants et les morts. Je voyais bien que la clé du tournage, c’était qu’on soit prêt physiquement, de telle sorte que dans le peu de jours dont nous disposions, en toutes circonstances et quoi qu’il arrive, même si on devait détaler comme des lapins, on pourrait filmer ce départ précipité, parce que quelque chose serait née de cette espèce d’entraînement.

Vous parlez d’incarnation. Par exemple, il y a un exercice qui, dans les arts martiaux, consiste à soutenir le regard de l’adversaire. Bernardo l’a fait répéter à tous les comédiens. C’est devenu cette scène entre Grégoire Colin et Denis Lavant, où ils tournent l’un autour de l’autre. Très vite en répétant, on voyait bien que par cet exercice, qui est en effet l’incarnation d’une rivalité, on pouvait dépasser l’exercice physique et d’un coup cristalliser, mieux que par une scène comme dans Melville, où il s’agit d’une soupe renversée, quelque chose qui avait à voir avec le corps. Renverser la soupe, dans le livre, on l’accepte parce qu’il y a l’écriture de Melville, mais il fallait dépasser ça. Je trouvais que dans le duel des regards — on avait appelé la scène comme ça —, on dépassait l’incarnation pour arriver vers quelque chose qui rejoignait le texte de Melville. Quand nous avons filmé les entraînements, nous n’avons pas répété. Nous posions la caméra, installions les enceintes de la chaîne qui diffusait la musique de Benjamin Britten, et puis on tournait. Ce n’étaient pas des choses répétées, c’étaient des choses travaillées, ce qui n’est pas pareil. Du reste, chacun a sa façon de faire, ce n’est pas comme une chorégraphie, chacun conservait sa personnalité. À l’oeil, cela se voit très bien, ce n’est pas de la danse synchronisée.

Était-il prévu dès le départ de tourner des scènes chorégraphiques ?

Ces exercices faisaient partie des choses que l’on faisait tous les jours avec Bernardo dans une salle de répétition de Ménilmontant, mais c’était tellement loin de Djibouti... Heureusement assez vite on a eu les costumes, les galoches et les trucs kakis. Je crois qu’ici la part de Britten est énorme, parce que, dans sa musique, non seulement on entend la mer, mais on entend le vent. Dans la scène d’exercices au sol, on est un peu comme sur un bateau. Dans la musique de Britten, j’ai l’impression qu’on entend les vents siffler dans les haubans. Cette scène, en tous cas, renvoie à la marine. Cela reste des légionnaires dans un poste avancé, mais il y a quelque chose dans la forme du groupe, dans la musique, et dans le mouvement que Bernardo Montet avait choisi qui fait penser à la mer. À Ménilmontant, c’était des étirements, sans la musique de Britten. On écoutait beaucoup Britten, mais pas comme une musique pour une chorégraphie. C’était une source, pas un accompagnement. C’est parce que c’était à Djibouti, dans le désert, au milieu du vent où on entendait à peine les notes de musique, et qu’au moment où je disais moteur, on envoyait ce play-back, c’est vraiment là que ça a été ensemble, pas aux répétitions.

Vous utilisiez donc l’opéra de Britten sur le tournage même ?

J’aime bien utiliser la musique sur un tournage quand c’est possible. C’est toujours un peu compliqué, parce que s’il y a de très beaux sons lors d’une prise, il n’est pas possible de les conserver, car la musique est mal restituée par les petites baffles. Les ingénieurs du son n’aiment pas cela, sauf à travailler en studio. Le peu de notes qu’on entend bouffe le son, qui devient inutilisable. Mais sur Beau Travail, j’y tenais beaucoup. C’était tellement beau d’entendre la musique lutter contre le vent que cela apportait quelque chose. J’ai voulu prendre le risque. Après au mixage, cela devenait compliqué. Par exemple la marche avec la musique de Neil Young, je crois que les garçons n’en ont pas entendu une seule note. Là aussi ça n’a pas été répété avec Neil Young, mais nous à la caméra, on avait besoin de l’entendre. Eux étaient trop loin, en revanche de vrais légionnaires nous observaient et entendaient Neil Young. Je crois qu’ils étaient très angoissés.

Le choix des comédiens interfère-t-il sur le projet du film, sur sa conception et sur sa réalisation ?

C’était une condition que j’avais posée au départ du projet : le film ne pouvait se faire sans Denis Lavant. Mais il était très pris au théâtre, il n’a pas pu venir avant le tournage s’acclimater à Djibouti. J’étais un peu inquiète. Mais quand il est arrivé, j’ai eu l’impression que tout le monde l’avait attendu, qu’il avait complètement sa place. Comment dire, il y avait une telle osmose entre Galoup et Denis Lavant que j’ai eu l’impression lorsqu’il est descendu de l’avion que cinq minutes après, ce n’était plus lui, le comédien, c’était Galoup. Tellement du reste, qu’il a pris en charge le groupe. Il était souvent en uniforme, en tout cas, il a porté son béret vert tout le temps. Cela a d’ailleurs été l’objet de rixes dans les rues. Denis a tout de suite été chez lui à Djibouti. Il khatait ; on khatait tous un petit peu, ça aide aussi. C’est extraordinaire le khat. Je ne devrais pas le dire, parce que c’est aussi quelque chose de terrible pour l’économie d’un pays.

Pour sa danse finale, nous nous sommes contentés de parler de la musique, sans jamais répéter. Pareil pour Marseille. Denis était seul, mais c’était comme si un fil le reliait au texte, aux carnets de Galoup et aux poèmes de Melville. Cette espèce de chose intérieure, qui était d’avoir une relation étroite avec la discipline physique, crée quelque chose, pas seulement dans le corps, mais aussi dans l’esprit. Je crois que Denis l’avait un peu en lui. En tant que comédien, il avait décidé d’aborder le travail physiquement. J’ai du mal à dire « physiquement » en parlant de lui. C’est spirituellement, en fait. Souvent quand on parle des comédiens, on dit : c’est formidable, il a grossi, il a maigri, il s’est incarné. Chez Denis, c’est spirituel. Le corps est là, mais il n’a pas besoin de s’incarner. C’est une autre dimension, il n’a pas besoin de grossir ou maigrir. Ça passe par le corps, mais il fait alliance avec le texte.

Ça rejoint ce que vous disiez : par le biais du travail sur le corps, vous êtes au plus près du texte. C’est déjà un film presque muet. Iriez-vous jusqu’à faire un film sans dialogues ?

Je pense à un film de Sharunas Bartas, Few of us. Je n’ai même pas pensé qu’il y avait très peu de mots, c’est un film qui ne pouvait pas être conçu autrement. C’est aussi un film sur la terre étrangère. Je ne pense pas que ce soit faire silence pour mieux exprimer quelque chose, je pense que ce sont des choses proprement cinématographiques, qui n’appartiennent à rien d’autre qu’au cinéma. Mais ce n’est pas pour autant de l’indicible. Je n’ai rien contre les dialogues, mais je pense toujours que c’est bien quand on peut en supprimer. Si on met en place une scène, que l’on comprend ce qui se passe sans les dialogues, j’ai tendance à opter pour les enlever. La scène de dialogue que j’aime beaucoup dans Beau Travail est celle où le commandant vient voir le jeune Sentain qui fait sa ronde de nuit et lui demande du feu et quel âge il a. C’est une scène de Melville, mais le dialogue a toute sa place. C’est une voix dans la nuit, et on a l’impression qu’elle fait plus de bruit que dans la journée. En plus, c’est un groupe de militaires, mais ils sont deux à veiller, donc ça a un sens de se parler parce que les autres dorment. Et ces mots-là sont porteurs d’autre chose que de ce qu’ils veulent dire. Il fallait en arriver à « belle trouvaille ». C’est dans Melville et je trouve que c’est tellement splendide... Finalement, beaucoup du film est là, dans « belle trouvaille ».

J’adore ce moment, non pas que je me complaise dans le travail quand il est fait, au contraire. Mais j’ai adoré le moment où on l’a filmé. Je trouvais que cette scène de dialogue résonnait. C’est pour ça d’ailleurs que j’ai eu envie de la tourner en champ contre-champ. C’était compliqué pour les lumières parce qu’on n’avait pas de groupe électrogène, mais pour rien au monde je ne l’aurais pas tournée. Et elle ne pouvait se faire que la nuit. Le jour il n’y avait pas besoin de ces mots là.

Concernant la musique, avez-vous une idée très précise, avant le film, de ce que vous allez utiliser, en l’occurrence Benjamin Britten, Neil Young, entre autres ?

On avait prévu ces musiques pendant la préparation. Mais il y avait une chanson de Françoise Hardy en plus. Pour les musiques de boîte de nuit, je savais que j’utiliserais Francky Vincent. J’avais remarqué que Francky passe tout le temps dans les boîtes de nuit. Djibouti est quand même une ville de garnison ! Donc j’avais très envie qu’il y ait une chanson de Francky, surtout Le petit gâteau d’amour. En revanche, la première musique, la chanson de Tarkan, était un tube à l’époque où on a tourné, et je pensais qu’on n’aurait pas les droits. Elle était dans la boîte, on l’a gardée. Grâce à Jean-Pol Fargeau qui connaissait quelqu’un dans une maison de disques, j’ai eu Tarkan au téléphone. Il nous a offert les droits. Pour Neil Young, j’ai couru le risque. Je savais qu’il était opposé à ce genre de choses. Il aime composer des bandes originales, mais il n’aime pas qu’on utilise ses chansons dans les films. Je lui ai écrit, et finalement ça a marché... Pour la musique de Britten, les droits ont été plus durs à obtenir. Mais on s’y était pris longtemps à l’avance. Ses héritiers font très attention à ce que sa musique ne serve pas à autre chose que ce pour quoi elle a été écrite. Ils voulaient donc être sûrs que ce ne serait que pour le film, que jamais Bernardo Montet ne s’en servirait pour un ballet. Il a fallu que je leur explique exactement comment on utiliserait la musique, avant même d’avoir tourné, ce qui n’était pas simple, parce que je n’étais pas sûre que ça fonctionnerait comme je l’avais pensé. La musique de Britten, c’est effrayant. Elle laisse des traces profondes, c’est une musique qui agit tellement dans l’image... Après je me suis rendu compte que c’est aussi pour ça que Britten a été tellement copié par les musiciens de cinéma.

Avez-vous le sentiment de fabriquer une oeuvre politique ? Vous avez fait des films pour Amnesty International, vous avez participé au mouvement des cinéastes en 1996. Comment situeriez-vous votre création au sein d’une réflexion plus généralement politique ?

Je dirais que ce que j’ai vu de la Légion à Djibouti m’a retenue de faire entrer une part caricaturale dans le personnage du commandant. Quand je regardais ces gens, mêmes s’ils étaient d’une hostilité totale vis-à-vis de nous...

Cette hostilité venait-elle de la hiérarchie ou des simples légionnaires ?

Il y avait des rumeurs : film porno, film pédé... Dans la Légion, cette terreur de l’homosexualité est d’une violence insensée. La grande injure c’est « schmoul », c’est-à-dire pédé. Moi, les acteurs, l’équipe, on s’est fait traiter de schmoul et schmoulerie pendant tout le tournage. En plus, je suis une femme. Quand, parfois, dans un bar, les légionnaires m’agressaient, il y avait toujours quelque chose d’obscène pour moi. C’est comme si je me repaissais de « schmoulerie ». C’était violent. Je suis quelqu’un d’anxieux, mais je suis relativement pacifique dans mes rapports avec les gens. Je n’aime pas trop la violence. Elle m’a mise dans un autre rapport avec la Légion et avec Djibouti. Je me suis dit : je ne vais pas me servir de cette violence-là pour caricaturer. Je vais laisser le film se faire comme il le doit, et tout ce qui constituera des points de jonctions : quand le camion des légionnaires est arrêté par le barrage des soldats djiboutiens, quand le minibus passe devant les légionnaires qui creusent, tout ça va être mis en place avec le film, et les gens qui seront dans le minibus, ou les soldats djiboutiens (c’est-à-dire les gens de l’équipe djiboutienne qui travaillaient avec nous) les regarderont. Cet échange de regard, ce sera la juste place de la Légion sur ce territoire. Il n’y a pas besoin d’y ajouter quelque chose. Je dirais même que la présence des jeunes filles dans la boîte, seules, avant que les légionnaires n’arrivent, n’avait pas besoin que j’en rajoute.

Dans le dispositif du scénario, il y avait un prologue, qui n’a pas été tourné, pour des raisons complexes. Autour de Djibouti, il y a des villages de toile habités par des réfugiés de la guerre d’Érythrée, et de la guerre de Somalie. Dans la guerre d’Érythrée, un certain nombre de jeunes filles ont pris les armes. C’est de là que vient la scène du train au début. Le train passait, il y avait une jeune femme dans le désert, une guerrière en treillis, le crâne rasé, avec sa kalachnikov. C’était elle qui nous amenait à Djibouti. Parfois on retrouvait cette jeune femme dans la ville. Elle était comme un petit fil. Elle était hébergée chez des gens de la ville qui la nourrissaient. Ils ne lui parlaient pas, mais ils parlaient d’elle.

Par ailleurs, le commandant allait chez un notable djiboutien, et tous deux discutaient de la présence de la Légion. C’était un vrai notable — je n’allais pas faire venir un comédien, lui mettre du fond de teint pour qu’il joue le notable... Il a eu peur. À la dernière minute il a refusé de le faire. Pour la scène de la jeune femme au crâne rasé et en treillis, c’est moi qui ai pris la décision de ne pas la tourner. Nous, on était là mais après on partait. Je me suis dit que c’était compliqué de demander à une jeune femme de se raser la tête et de faire ça... D’autant que déjà nous, les femmes, on recevait des pierres. À Djibouti, il n’y a pas beaucoup de fondamentalistes. Mais dans les pourtours, là où sont ces réfugiés, il y a des fondamentalistes qui travaillent, qui travaillent au corps. Quand on a voulu tourner ces scènes, on a reçu une volée de pierres. Je ne voulais pas mettre l’équipe en danger, et surtout je ne voulais pas, dans la ville même, avoir affaire au fondamentalisme. La république de Djibouti est un pays tolérant, qui n’a pas du tout de problèmes religieux. Il y a d’autres problèmes politiques, mais pas ceux-là. Et ces réfugiés sont des proies faciles. Donc je me suis retrouvée dans une situation compliquée, et je me suis arrêtée.
Pour répondre à votre question sur la politique, je pense qu’il n’y a pas besoin de traiter politiquement un projet. D’emblée, quand on place la caméra, qu’on filme, quelque chose se passe qui est politique. Quand un jeune soldat brûlé, à moitié mort, est ramassé par des chameliers qui transportent le sel, qu’on les voit arriver, regarder si son coeur bat, puis qu’une femme se penche sur lui et lui donne de l’eau — en fait il est ressuscité par ces gens, on peut dire que c’est vraiment filmé comme une résurrection — ce n’est pas un message, mais pour moi, c’est un travail qui vaut mieux qu’un message. Les chameliers n’avaient pas compris tout de suite, mais les femmes dans le minibus savaient que Grégoire Colin était maquillé, elles avaient vu les préparatifs. Mais tous trouvaient que c’était une belle façon de conclure le film : le ramener à la vie. La corde et la mer prennent le corps de Billy Budd, Djibouti le rend à la vie. C’est extrêmement symbolique mais je trouvais que ça allait comme ça.

Mettre la caméra à un endroit, c’est déjà un acte politique, c’est comme ça que vous le diriez ?

Je ne le dis pas comme ça, parce que ce n’est pas vrai. C’est de cet ordre-là, mais c’est déjà dans l’écriture. Quand on faisait J’ai pas sommeil, j’avais le sentiment d’exposer un sentiment profond que j’ai de moi vivante dans le monde où je vis.

Avec J’ai pas sommeil, les journalistes vous avaient posé des questions autour de la morale.

Oui, mais moi, je n’avais aucun doute sur la morale.

Ça nous permet de revenir au texte de Jean-Luc Nancy. C’est comme si vous filmiez à hauteur d’homme en évacuant la question de la transcendance. Au début de J’ai pas sommeil, il y a cette scène où les flics sont dans un hélicoptère, ils passent et finalement ils disparaissent. C’est terminé, maintenant on va rester avec les humains.

Ici-bas. C’est une des expressions que je préfère. Je crois que tous les films pour moi pourraient s’appeler « Ici-bas ». Vivre, c’est ça. C’est cette matière qui fait la vie de chaque jour qu’on transcende en vivant, en aimant... Je n’ai jamais pris conscience de moi comme athée. Je suis areligieuse, vraiment. Je comprends mieux cette expression. Dans le mot « athée », il y a le poids d’une lutte pied à pied pour dégager un territoire où l’on n’aurait pas à subir la religion. Moi, je n’ai jamais eu besoin de me battre pour ça. Je n’ai jamais eu à porter un tchador, je n’ai jamais été obligée de pratiquer un culte, ou même de vivre dans un pays où des religions gouvernent, comme en Israël en ce moment. J’ai vécu dans des territoires plus ou moins laïcs, où des religions se pratiquaient. J’étais à l’école laïque. Je trouve que le mot « athée » ne me convient pas. Mais je pense en effet qu’ici-bas il faut vivre.

Je suis submergée par les livres que je ne lis pas, et qui s’accumulent. Le retard que je prends dans la lecture, comme dans les emplois du temps, m’affole. Pour me tranquilliser, je me dis : je vais relire ça. Je me suis mise à relire Faulkner. Quand j’étais à Djibouti, on relisait Pylône. On en a emprunté une phrase dans le film, lorsque le commandant parle à son chauffeur ; il dit que, la vie, c’est du sang et de la fornication. Dans Pylône, c’est rempli de ces phrases-là, parce que c’est le destin des hommes : être fait de chair et de sang, et être damné, mais damné laïquement, par le désir. Dans les deux récits parallèles, Les Palmiers sauvages et Lumière d’août, quelque chose m’a envahie, dont je ne me rendais pas compte quand j’étais jeune fille : dans Faulkner, je lisais de la littérature, ce qui en soi était une façon de connaître le monde. Là, j’ai l’impression de l’avoir lu autrement. Tout d’un coup j’ai senti ce poids d’ici-bas. Et ce, dans des terres et à une époque où la religion a une importance. Mais ce qu’est ici-bas, c’est tellement fort dans ces scènes de débordements de fleuves. Même s’il emploie le mot « fornication », qui donne un angle moral à la relation des corps, j’ai l’impression que lorsqu’on lit ces livres les uns à la suite des autres, on y voit la destinée humaine, il n’y a pas de transcendance. Il y a les fleuves immenses, qui sortent de leur lit, ravagent tout, rentrent dans leur lit, tout devient calme et ça y est.

Le prochain film s’appelle toujours Trouble every day ?

Plus que jamais !

C’est un titre qui lui va bien.

Dans les gazettes américaines, on dit que Vincent Gallo joue un extra-terrestre, je suppose qu’ils n’ont pas compris.

Non, il ne joue pas un extra-terrestre, il joue un homme atteint d’un mal mystérieux qui le ronge, mais c’est un humain.

Vous cherchez des sujets dont vous vous sentez le plus étrangère. Comme spectateurs, on a le sentiment que votre cinéma travaille tout le temps le rapport à l’étranger, l’étrangeté.

Il y a une image de mon enfance. J’étais sur un paquebot, j’arrivais en Afrique avec ma mère. J’y avais déjà été, mais là, on n’avait pas pris l’avion, parce qu’on avait des caisses de mobilier. J’étais déjà un enfant capable de se souvenir. Je me rappellerai toujours : j’étais dans les bras de ma mère. Il y avait la mer, le ciel, et cette petite ligne qui était la côte. C’était probablement de la mangrove, cette espèce de moquette de végétation qui couvre la côte africaine. C’est une image très forte. On aurait dit des lignes, et pourtant dans ces lignes, qu’au fond je pourrais très bien dessiner — ce sont des traits —, enfant, je sentais qu’on allait vers quelque chose ; c’était aborder un rivage : on va aborder quelque chose, et ce qui est une petite ligne va se rapprocher de plus en plus et devenir un sol solide.

Souvent j’ai l’impression que les films se passent comme ça. À un moment c’est juste une petite ligne très loin, et le travail de scénario et de tournage consiste à essayer de comprendre comment on aborde, comment mettre le pied. Il ne s’agit pas tellement de « bien aborder », au sens de faire une belle manœuvre... Je ne me suis jamais perçue comme une envahisseuse, mais je me suis sentie un peu comme dans Conrad : quelqu’un qui s’enfonce dans les terres pour disparaître presque, rentrer dans quelque chose qu’il va peut-être comprendre. Même si, à la différence de Conrad, j’ai toujours l’impression que l’on peut remonter le Congo sans devenir un monstre. L’affaire Paulin, c’était vraiment ça : une petite ligne dans un journal, et tout d’un coup la sensation que c’était intéressant de faire du cinéma, non pas pour traiter de l’insécurité dans les villes, mais pour comprendre pourquoi on peut appeler quelqu’un « le monstre ». Qu’est ce que la monstruosité finalement quand il s’agit de quelqu’un qui n’est pas une créature inventée pour le cinéma, mais vraiment un être humain ? Ce n’est pas un dragon, ce n’est pas Godzilla, juste un être humain. C’est ça, pour moi, qui est intéressant dans le cinéma. Je ne dis pas que je n’aimerais pas du tout faire Godzilla. Peut-être justement qu’en faisant Godzilla on comprend l’autre bord... Mais moi ça m’était donné ainsi. Il fallait y aller, plutôt que faire semblant de fictionner... J’ai toujours eu de la méfiance — pour moi, pas pour les autres — vis-à-vis des films où la dynamique dramatique se réduit à l’opposition du Bien et du Mal. Ça me rend assez sceptique, sauf s’il s’agit de dire qu’en réalité, il n’y a pas de différence. Si c’est ça, la conclusion, alors c’est intéressant. Le principe de l’opposition simplifie complètement la fiction, il permet de créer des rebondissements... Si on l’enlève, c’est beaucoup plus dur. C’est comme marcher avec des échasses. Du même coup, je peine à fictionner. En même temps je trouve que c’est important pour moi, non pas que j’aie une posture morale par rapport à ça, mais parce que je n’y crois pas. C’est beaucoup de travail de faire un film, d’écrire un scénario. Je suis toujours assaillie par des doutes. Alors si en plus j’avais ce doute-là, qu’au bout du compte je ne vais pas y croire, je ne pourrais pas du tout faire d’effort, je m’arrêterais.

Notes

[1Ces deux livres sont publiés aux éditions Galilée.

[2Qui deviendra Pola X.