la grande fabrique des étrangers

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En prison, les étrangers sont surreprésentés. Ils forment 25 % de la population pénitentiaire française. Les entorses aux lois sur l’immigration constituent par ailleurs un motif majeur d’incarcération, après le vol et les infractions à la législation sur les stupéfiants. Pourtant, la prison n’est pas le lieu d’enfermement spécifique des non-nationaux. Centres de rétention, zones d’attente, assignation à résidence : les étrangers sont soumis à un appareil de capture spécialisé — à un régime d’exception, défini par les lois sur l’immigration, précisément, comme extra-pénitentiaire. Ce qui raconte, à rebours, le caractère terriblement ordinaire des prisons.

Il y a en France beaucoup d’étrangers derrière les barreaux. Détenus, retenus, refoulés ou bannis, leur statut de non-nationaux leur assure un contact régulier avec les corps peu démocratiques que sont les administrations pénitentiaire et préfectorale.

Proportionnellement à la population totale, les étrangers sont nettement plus nombreux en prison qu’à l’extérieur : ils représentent un quart des détenus alors que seulement une personne sur vingt est étrangère en France. Ils vont plus facilement en prison que les nationaux à « faute » égale, et, si l’on tenait compte des origines des nationaux en prison, l’on verrait qu’il y a une nette tendance à enfermer plus volontiers ce qui est basané. Et puisque cette proportion est en augmentation depuis vingt ans, on peut avec Loïc Wacquant [1] voir dans cette tendance un processus de criminalisation des étrangers, contemporain des politiques de gestion de la « crise » qui durerait depuis plus de vingt ans. Processus de ségrégation et de différenciation au cœur duquel se trouverait la prison, d’abord parce que hors de tout rapport avec une quelconque délinquance, les lois sur le séjour des étrangers, et les tribunaux qui les appliquent, sont de plus en plus sévères. En fait, une énorme partie des étrangers détenus sont en prison parce qu’ils sont étrangers.

L’article 19 de l’Ordonnance de 1945 relative aux conditions d’entrée et de séjour en France des étrangers, que les lois Pasqua, Debré puis Chevènement réforment et aggravent [2], prévoit en effet jusqu’à un an d’emprisonnement pour l’entrée ou le séjour irrégulier sur le territoire français. C’est un des délits les plus fréquents et le plus souvent frappé d’une peine de prison ferme. Mieux, les étrangers qui essaient d’échapper à une expulsion, à un refoulement, par exemple en cachant leur identité ou leur nationalité, ou qui reviennent clandestinement en France après en avoir été expulsés, peuvent être condamnés à trois ans d’emprisonnement. En prime, ceux-ci sont le plus souvent frappés d’une interdiction de dix ans de pénétrer sur le territoire français, après leur expulsion à la sortie de prison, ce que l’on nomme double peine [3]. Double peine qui peut s’appliquer par ailleurs aux étrangers condamnés à au moins un an de prison ferme, et ce, quel que soit le délit. Quant à ceux qui sont condamnés à plus de cinq ans, ils sont expulsés quelles que soient leurs attaches en France.

Pourtant, si la prison fait bien partie du dispositif de « criminalisation des étrangers », ce n’est sûrement pas elle qui produit les étrangers comme étrangers. La prison produit la délinquance si l’on veut bien suivre l’hypothèse de Foucault, et la tendance des deux dernières décennies a bien conduit à donner une forme concrète à l’amalgame entre immigration et délinquance, par la surreprésentation des étrangers en prison. Si certains affirment que toute la délinquance est le fait d’étrangers, un discours soutenant que tous les étrangers sont des délinquants serait en revanche toujours considéré comme délirant.

Ce n’est pas la prison qui établit le partage entre nationaux et étrangers. D’abord parce que ce n’est pas en elle qu’il est le plus sensible. Bien sûr, tous les surveillants sont des nationaux [4], et tous les étrangers sont parmi les détenus. Mais tous les détenus ne sont pas étrangers, et s’il est un lieu structuré par la fiction d’une égalité, en l’espèce a minima, c’est bien la prison. Tous les détenus subissent le même sort abject, et tous survivent dans le même cadre injuste et hasardeux, où la pauvreté [5] et les multiples rapports de pouvoir liés aux diverses inégalités, y compris face aux soins, ignorent leur nationalité.

Le racisme, la ségrégation au sens fort existent en prison comme à l’extérieur, mais sans l’appui de textes discriminatoires. Bien au contraire, on peut même entendre un ancien détenu étranger dire que c’est en prison qu’il s’est, par instants, senti au même rang que des nationaux : « En prison il n’y a que des matons et des taulards. » Formellement la prison ne fait pas de différence entre les détenus, et la meilleure preuve en est que tous les détenus sans exception sont depuis quelques années assurés sociaux le temps de leur détention (et seulement le temps de leur détention), qu’ils soient étrangers ou non, irréguliers avant leur incarcération ou même condamnés pour séjour irrégulier. Si l’accès à l’État providence minimal, l’assurance maladie, est un des critères de différenciation nationale les plus forts dans les États nationaux et sociaux modernes [6],
ce n’est donc pas en prison que l’on produit la division entre nationaux et étrangers.

La grande fabrique des étrangers, ce n’est pas la Pénitentiaire, mais la Préfectorale. La Justice et ses prisons ne sont que la force d’appoint de la Police. Pour produire tous les étrangers comme étrangers, il faut autre chose que la stigmatisation de quelques-uns par la prison. Il faut toute la force et la dissémination de corps mobiles coordonnés et organisés, disposant de bases multiples et d’avant-postes quasiment en chaque point du territoire qu’il s’agit de contrôler. Les prisons irradient des régions entières, là où chaque commissariat de Police, chaque brigade de Gendarmerie surveille et quadrille toutes les communes. La Police est partout, et la Justice derrière ses murs.

Tous les étrangers doivent pouvoir justifier à tout moment de la régularité de leur séjour, ce qui signifie presque toujours produire plusieurs pièces justificatives, pièces qui peuvent être retenues par ceux qui les contrôlent. Tous les étrangers qui résident en France doivent plus ou moins régulièrement se rendre en Préfecture faire examiner leur situation pour éventuellement faire prolonger leur titre de séjour. Tous les étrangers entrants peuvent voir leurs empreintes digitales stockées dans un fichier national et bientôt européen. Enfin, et c’est là l’essentiel, tout étranger peut être expulsé du territoire national si son éloignement constitue « une nécessité impérieuse pour la sûreté de l’État ou la sécurité publique, et en cas « d’urgence absolue ». » [7] L’étranger, c’est, en dernière analyse, celui dont la simple présence est suspendue à l’arbitraire du ministère de l’Intérieur. Toute la casuistique de l’Ordonnance n’est en fait que le support de cet arbitraire.

La production massive des étrangers nécessite une administration et des textes, un véritable dispositif de discrimination, avec ses bureaucraties, ses forces d’exécution, ses lieux propres et définis. Au cœur de ce dispositif se trouve le centre de rétention, qui est, comme la prison, un lieu d’enfermement. Mais celui-là est spécifique, réservé aux étrangers, et sa définition première est d’être un lieu « ne relevant pas de l’administration pénitentiaire » [8], autrement dit de ne pas être une prison. On y arrive parfois depuis la prison (double peine), et le plus souvent depuis le commissariat, après une arrestation pour séjour irrégulier. C’est un lieu de passage, où l’on ne peut légalement être enfermé plus de douze jours avant d’être soit libéré, soit expulsé, soit emprisonné. C’est un lieu de production symbolique, la partie du dispositif de production des étrangers qui donne corps à l’arbitraire du ministère. C’est là que l’on prouve tous les jours que les étrangers sont bien des étrangers parce qu’ils peuvent être extraits, enfermés puis expulsés du territoire.

Le centre de rétention est un lieu technique de gestion des flux, il n’a aucune fonction correctrice, et les « retenus » peuvent communiquer librement avec l’extérieur, après trois heures de queue à l’unique cabine payante du bâtiment, voir un médecin quand on le leur a signalé, et même parfois recevoir une visite. Le centre de rétention peut donc s’improviser partout où il n’y a pas de prison, n’importe où sur le territoire, et surtout dans n’importe quelle cellule de garde à vue de n’importe quel commissariat ou brigade de Gendarmerie. C’est une décision de Police technique, urgente possiblement mobile, et surtout provisoire. Nul ne peut dire combien il y a de centres de rétention en dehors de ceux connus et visitables, alors que l’on sait où sont les prisons. Certains centres de rétention sont peut-être pire que certaines prisons au plan sanitaire, sans même parler de confort [9]. L’espace intérieur n’y est pas quadrillé comme en prison parce que ce n’est pas la prison ; les policiers ou les gendarmes qui le gèrent à tour de rôle ne sont là que pour empêcher l’évasion, compter les présents, et bien choisir celui qui doit être mis dehors. Les seules portes fermées sont celles qui donnent sur l’extérieur.

L’étrange mélange d’enfermement, de provisoire et de relative liberté à l’intérieur pousse certains à les appeler « camps de rétention », et il est vrai que leurs ancêtres nés à la frontière espagnole en 1938 pour parquer les réfugiés ont par la suite servi à tout, y compris au transit des Juifs ou à l’enfermement des résistants. C’est par ailleurs dans le contexte troublé des grands mouvements de populations de l’après-guerre qu’a été rédigée l’Ordonnance de 1945, dont un des buts officiels était de rendre possible la chasse aux nazis en transit par la France. C’est donc sous la double détermination de l’urgence et de la traque que s’est écrite la doctrine française.

Et c’est en prenant au sérieux ces hypothèses que l’on peut comprendre la logique d’ensemble de la production des étrangers en France. L’Ordonnance est organisée autour des concepts de « menace pour l’ordre public », de « nécessité impérieuse pour la sûreté de l’État ou la sécurité publique », avec comme clef de voûte « l’urgence absolue », qui justifie l’expulsion de n’importe quel étranger. On produit les étrangers par la possibilité de l’expulsion, appuyée sur l’exceptionnalité de l’urgence. Ce qui caractérise le statut de tous les étrangers, c’est ultimement la suspension possible des libertés constitutionnelles. La rétention administrative bafoue par exemple l’article 66 de la Constitution qui affirme que l’on ne peut être détenu arbitrairement, c’est-à-dire hors d’une décision de Justice [10]. Les étrangers vivent tout simplement dans la possibilité permanente de l’état d’exception, à titre individuel et éventuellement collectif. Ils vivent tous, tous les jours, ce que seraient nos vies de nationaux si le Président décidait de prendre les pouvoirs exceptionnels en vertu du délirant article 16 de la Constitution. L’omnipotence de la Police, les arrestations illégales, les rafles, les enfermements abusifs, des tribunaux spéciaux, etc., le tout au nom de l’urgence et de la sûreté de l’État. C’est bien le paradigme de l’urgence [11], où l’exception est la règle, qui permet de penser la production des étrangers comme étrangers. De cette urgence-là, la prison est presque totalement exempte.

Notes

[1Des « ennemis commodes », Actes, septembre 1999, p. 63 à 67.

[2Voir Le guide de l’entrée et du séjour des étrangers en France du Gisti, Syros, 1999, véritable mine d’information qui reprend en annexe cette ordonnance, et la revue Plein droit. Gisti 3, villa Marcès 75011 Paris.

[3On devrait plutôt dire triple peine : prison, expulsion et interdiction du territoire.

[4Même si ce sont souvent des allogènes, des Corses, des Antillais, dont les « origines » sont ou ont été elles-mêmes surreprésentées parmi les détenus.

[5Les minima sociaux sont pour la plupart retirés au détenu, même prévenu, ou très fortement réduits.

[6En France de la naissance de la Sécurité sociale jusqu’à la Couverture maladie universelle qui exclut les sans-papiers.

[7Article 26 de l’Ordonnance de 1945, qui ne peut s’appliquer aux mineurs.

[8Article 35bis.

[9Le pire est atteint dans les « zones d’attente » des gares, ports et aéroports où sont enfermés les étrangers arrivant illégalement sur le territoire, avant d’être pour la plupart refoulés. Voir le Rapport 1997-1998 de l’Anafé, 46, boulevard des Batignolles 75017 Paris.

[10Tout comme l’assignation à résidence par l’Intérieur des anciens détenus étrangers inexpulsables parce que séropositifs bafoue la liberté de circulation sur le territoire, et constitue une sorte de bannissement intérieur

[11Voir Paolo Persichetti et Oreste Scalzone,Italie, la révolution et l’État, à paraître chez Dagorno.