actualité de la prison
Il y aurait tout lieu de s’étonner que se dressent encore, dans le paysage contemporain, les hauts murs des prisons. Comment comprendre, en effet, qu’à l’heure des technologies de l’information, la mise au secret constitue toujours le mode privilégié par lequel la société sanctionne ses infracteurs, relègue ses indésirables ? Comment expliquer cette persistance de l’enfermement, comme enkystée dans une politique vouée, du côté de l’État comme de celui des entreprises, à la gestion de la mobilité et à l’exigence de flexibilité ? Pourquoi la mise en réseaux, accomplie ailleurs, des institutions sociales, sanitaires, pédagogiques, etc, échoue-t-elle si souvent à forcer les portes de la geôle ? La prison paraît opposer, aux plus actuelles techniques de gestion des individus et des populations, une réticence obstinée : des parois de béton dans une cité de verre.
L’hypothèse vient alors que cela ne durera pas. Soit que, comme l’annoncent régulièrement les politiques, la prison constitue un archaïsme, univers d’un autre âge survivant seulement de sa propre inertie ou de la frilosité administrative et ministérielle : il faudra réformer, et cela va venir. Soit que, comme le suggèrent certains analystes, la prison soit déjà insidieusement investie par d’autres modalités d’exercice du pouvoir, vouées à terme à en effacer la clôture : déjà, la télévision s’avère plus efficace que le mitard. Déjà, les prisonniers envisagent leur détention comme le moment d’un parcours qui part de la rue et y reconduit, et où l’opposition du dedans et du dehors perd de sa pertinence. Viendra bien le moment où le mur ne s’imposera plus — ne parle-t-on pas, déjà, de prison à domicile ?
Risquons ici un constat : la prison, pour un anachronisme, pour une survivance inutile et indue, se porte plutôt bien. Elle ne cesse de survivre à son effondrement programmé, trouve une vigueur nouvelle dans une surpopulation toujours accentuée. Non qu’elle ne change pas : mais elle se relève de ses crises avec une insolente santé. Comprendre ce fait simple (les murs se lézardent, mais ils tiennent debout) suppose peut-être de remettre en question une certaine lecture de l’histoire — lecture suivant laquelle la prison, inventée au XIXe siècle, serait une forme sur le déclin, bientôt remplacée par des techniques de punition plus efficientes et plus actuelles. La prison est peut-être, au contraire, notre plus moderne archaïsme.
Crise de l’enfermement ?
« Nous sommes dans une crise généralisée de tous les milieux d’enfermement, prison, hôpital, usine, école, famille. » Le diagnostic, posé par Gilles Deleuze dans un court article [1], a connu depuis lors un succès certain, tant il recoupe l’impression que la prison va disparaître, doit disparaître [2]. Le schéma qu’il propose est simple : à la discipline, technique de pouvoir fondée sur la concentration des individus en corps dans des espaces clos et analogues (prison, usine, etc.), sur l’analyse minutieuse de leurs actes opérée de manière à en recomposer la séquence pour en tirer une productivité maximale, se substituerait peu à peu le contrôle, gestion des populations en milieu ouvert. Deux principes définiraient la logique de ce pouvoir nouveau : premièrement, une modulation des prestations et des sanctions, s’adaptant continûment aux milieux qu’elle traverse : « De même que l’entreprise remplace l’usine, la formation permanente tend à remplacer l’école, et le contrôle continu remplacer l’examen. » Deuxièmement, une communication de chaque institution avec tous les autres, qui rend obsolète leur distinction stricte : « Dans les sociétés de contrôle, on n’en finit jamais avec rien, l’entreprise, la formation, le service étant les états métastables et coexistants d’une même modulation. »
Cette distinction est sans doute, dans de nombreux cas, éclairante — au risque d’être aveuglante, par la généralité excessive avec laquelle elle se donne. Osons le dire : si ce texte de Deleuze constitue une formidable provocation à penser, sa minceur l’oblige aussi à concentrer certains des traits les plus séduisants et les moins heureux de l’écriture deleuzienne : un certain usage combiné de la métaphore, de l’exemple illustratif et de la distinction pédagogique, sur lequel il y aurait à dire. Le problème tient davantage, dans ce fameux Post-scriptum, à la manière dont se font écho une opposition et un évitement. D’un côté, Deleuze trace, entre discipline et contrôle, la double frontière d’une alternative logique et d’une succession chronologique : l’un n’est pas l’autre, l’un suivra l’autre. De l’autre, il contourne soigneusement, dans les exemples qu’il propose, le cas de la prison, lors même qu’il prétend puiser l’inspiration de son texte chez Michel Foucault, dont on sait que la description de la société disciplinaire est pourtant adossée, dans Surveiller et punir, à l’histoire du carcéral.
Cette quasi-omission n’est pas un hasard. Parce que la prison tient le coup, que sa mort annoncée tarde à venir, perturbant le schéma deleuzien. Parce que, surtout, l’analyse que Foucault propose, à partir des prisons, des techniques de pouvoir initiées au XIXe siècle, établit, entre discipline et contrôle, des rapports beaucoup plus complexes que l’opposition proposée par Deleuze. Là où celui-ci donne, de l’histoire du pouvoir, une description linéaire, celui-là établit, au contraire, un jeu de corrélations et de différences, où le secret et la transparence, l’enfermement et l’ouverture, s’entrelacent plutôt que de se succéder. Précisons.
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Discipline et contrôle
Surveiller et punir réserve au lecteur une surprise. Loin d’opposer discipline et contrôle, Foucault fait de ce dernier l’innovation centrale qui préside, au XIXe siècle, à la mise en place des règlements d’ateliers, de la nouvelle architecture hospitalière et de la prison comme pièce essentielle du dispositif pénal. En d’autres termes, les disciplines ont pour différence spécifique, vis-à-vis des régimes antérieurs de pouvoir, l’usage généralisé du contrôle.
Il ne s’agit pas seulement, ici, d’un flou terminologique : le contrôle décrit par Foucault à propos des institutions du siècle dernier correspond bel et bien, sur de nombreux points, à cette
« modulation » dont parle Deleuze. Il combine en effet une exigence de visibilité constante de ceux qui lui sont assujettis (visibilité, non de surplomb, mais intégrée à l’accomplissement de leurs activités productives — ainsi le maître surveille-t-il tout en enseignant), avec le jeu d’une normalisation qui introduit, dans le jugement et la sanction, « tout le dégradé des différences individuelles » [3]. On cesse d’opposer le dedans au dehors pour mesurer les écarts entre les conduites, différencier les degrés dans la docilité, l’apprentissage ou la productivité de chacun, et distribuer les tâches ou les punitions à proportion de ce que requièrent la nature, le niveau, la virtualité des individus. La discipline, telle que Foucault l’entend et telle qu’elle s’exerce dans l’espace institutionnel du XIXe siècle, est hantée, non par la rigidité d’un ordre dans des frontières strictes, mais par cet idéal d’une norme flexible dont l’extension indéfinie, susceptible d’intégrer tous les cas, ne laisserait subsister aucun dehors.
Pour autant, la discipline ne se réduit pas tout entière à l’exigence de contrôle. Celle-ci, pour en constituer la nouveauté principale, ne fonctionne pas toutefois sans s’adjoindre les services d’une logique plus ancienne, qu’elle intègre à son jeu et dont elle bouleverse la forme et la fonction. Cette logique est celle du partage et de l’exclusion, de la discrimination stricte des cas et des espaces — logique des anciennes léproseries, logique du mur. « Toutes les instances de contrôle individuel fonctionnent sous un double mode : celui du partage binaire et du marquage (fou-non fou, dangereux-inoffensif, normal-anormal) ; et celui de l’assignation coercitive, de la répartition différentielle (qui il est ; où il doit être ; par quoi le caractériser, comment le reconnaître ; comment exercer sur lui une surveillance constante, etc). » [4]. Ce que Foucault appelle « discipline », c’est une technologie politique qui combine la norme intégratrice et le partage excluant : combinaison en laquelle on ne verra pas la rencontre contingente de deux procédures contradictoires, ou le croisement éphémère d’une nouveauté et d’une survivance, mais bien une corrélation fonctionnelle et stable. Entre le contrôle et le mur, entre la visibilité et le secret, s’opère un jeu de renvois : contrôler permet d’exclure, de soumettre le partage à des critères rigoureux. Exclure permet de mieux contrôler, dans des milieux que la clôture rend disponibles à la mesure et au regard.
Dans cette synthèse, le contrôle constitue, on l’a dit, l’élément novateur. Du même coup, l’histoire des disciplines est parcourue, selon Foucault, par une tension. À mesure, en effet, que l’on assigne aux disciplines une fonction positive — en d’autres termes, qu’on les charge d’organiser la production plutôt que de prévenir le désordre —, l’élément normatif tend à prendre le pas sur les contraintes du partage. « À une extrémité, la discipline-blocus, l’institution close, établie dans des marges, et toute tournée vers des fonctions négatives : arrêter le mal, rompre les communications, suspendre le temps. À l’autre extrémité [...] on a la discipline-mécanisme : un dispositif fonctionnel qui doit améliorer l’exercice du pouvoir en le rendant plus rapide, plus léger, plus efficace, un dessin des coercitions subtiles pour une société à venir. » [5].
Même si elle désigne, de loin, la
« société à venir », cette distinction est loin de recouper l’opposition deleuzienne entre discipline et contrôle. Pour deux raisons. D’une part, parce que l’évolution qu’elle décrit s’accomplit, pour Foucault, dès le XIXe siècle : elle marque, non l’obsolescence actuelle des disciplines, mais la constitution d’une société disciplinaire achevée. D’autre part, si le contrôle occupe une place prépondérante à mesure que la société se discipline, nulle part il n’est dit que cette normalisation puisse s’exercer seule, à ciel ouvert ou hors les murs. Elle essaime, sans doute, dans tout le corps social — mais toujours, soit à partir d’appareils fermés développant une marge de contrôles latéraux, soit depuis des foyers locaux, progressivement intégrés dans l’appareil de police [6]. Surtout, Foucault insiste sur le fait que le rêve d’un appareil de normalisation coextensif au corps social s’ordonne encore et toujours, et tout au long de son histoire, à un schéma de visibilité forgé pour la prison : celui du panoptique de Bentham. Or ce schéma, sorte d’« œuf de Colomb dans l’ordre de la politique », diagramme abstrait ordonnant la distribution des corps et des regards, modèle transposable d’une institution à l’autre, a encore, pour condition de possibilité, le découpage d’un domaine ouvert au contrôle, sa délimitation vis-à-vis de la multiplicité sociale prise dans son ensemble. En d’autres termes : aussi loin que puisse s’étendre la technologie normalisatrice, quelque intégrée que puisse être la surveillance des individus à l’exercice de leurs activités propres, elles emportent avec elle, à titre de réquisit et de limite indéfiniment repoussée, la nécessité d’un partage et d’une clôture, d’une exclusion constitutive du domaine à contrôler. La discipline-mécanisme, le contrôle sans partage peuvent bien être la tendance, le devenir de la grande entreprise de normalisation moderne : ils ne cessent pourtant de repousser un peu plus loin les murs, d’étirer à l’extrême, sans pouvoir s’en défaire, la vieille logique de la discipline-blocus. De cette histoire, peut-être ne sommes nous pas sortis.
Nous sommes encore disciplinés
Une lecture attentive de Surveiller et punir amène donc à conférer à ce que Deleuze nomme « contrôle » un triple statut, à l’intérieur de la société disciplinaire plutôt qu’au-delà d’elle. Loin d’être alternative au fonctionnement des institutions mises en place au XIXe siècle, la double exigence d’une visibilité transparente et d’une normalisation continue constitue : 1) le noyau central du projet disciplinaire, sa « modernité » spécifique ; 2) l’un des moments du fonctionnement disciplinaire, moment corrélatif d’une opération, non moins nécessaire, d’exclusion ou de partage binaire ; 3) la tendance propre à la dynamique disciplinaire, même si celle-ci, telle que Foucault la conçoit et la décrit, ne peut jamais qu’être asymptotique à sa propre exigence, et se voit perpétuellement reconduite à la tâche d’exclure pour normaliser, de normaliser pour exclure.
Peut-être comprend-on mieux, alors, pourquoi la prison peut aujourd’hui, tout à la fois, être en crise et se bien porter, absorber avec plus ou moins de difficulté les mutations de la technologie politique et opposer, aux projets de réforme comme aux rêves de mobilité, la sérénité têtue d’une institution hors du temps. La lecture de Foucault contient, de ce point de vue, quelques enseignements historiques et quelques indications politiques, sur la prison et au-delà.
1) Cela nous enseigne d’abord la modestie — quitte à s’avouer moins « post-modernes » qu’on ne le croit ordinairement. Une certaine fascination pour le lexique de la mobilité, de la flexibilité et de la fluidité nous ferait croire qu’il s’agit là d’inventions récentes, repoussant dans un passé lointain le sévère ordonnancement des ateliers, des écoles, des cellules. Or Foucault montre que, dès le début du XIXe siècle, il s’agit là d’exigences à la fois convergentes et concurrentes, en tout cas indissociables. Cela signifie que l’image d’une société fonctionnant en réseau, articulant des segments mobiles, organisant la polyvalence, substituant à la surveillance hiérarchique les formes souples d’une autodiscipline, dessinait déjà l’horizon dans lequel le siècle dernier prévoyait l’extension indéfinie du pouvoir. Mais cela signifie, à l’inverse, que la raideur des murs, la violence de l’exclusion ou la brutalité de la sanction forment l’envers de cette technologie politique, le cauchemar enveloppé dans ce rêve — cauchemar dont on ne peut s’étonner qu’il soit, à ce titre, encore actuel.
2) La prison n’est donc pas un fossile promis à la réforme — ce qui ne signifie pas qu’elle ne se transforme pas. Dans la mesure où elle recueille la tension constitutive du pouvoir disciplinaire (tension d’une visibilité qui requiert les murs mais se rêve sans eux, d’une normalisation qui exige le partage mais tend à le réintégrer dans son propre jeu), il est logique qu’elle soit le lieu privilégié où contrôle et exclusion s’affrontent, se relancent, opèrent des échanges et des captures réciproques, avec d’autant plus de violence qu’au dehors, on se veut souple et fluide, on prétend davantage s’émanciper des murs. Logique que le projet d’une réforme de la prison soit, comme le rappelle opportunément Foucault, aussi ancien que la prison elle-même, en une « technologie bavarde », qui double son fonctionnement constant [7]. Logique que des parloirs intimes, dont on prétend moduler l’utilisation suivant les besoins des personnes, puissent devenir motifs de récompense ou de sanction, suivant la vieille logique binaire de la carotte et du bâton. Logique que les formes les plus archaïques de la médication (la potion, héritée en droite ligne des léproseries) y cohabitent avec des laboratoires où s’articulent le carcéral et le médical (l’hôpital de Fresnes). Cette logique n’est pas celle du lent effacement d’une barbarie désuète, mais d’un conflit actuel et intérieur — conflit dont la description reste à faire, mais qui serait sans doute instructif pour ressaisir ce qui se passe, justement, à l’école, dans l’entreprise, etc.
3) La description de cette logique pourrait bien avoir quelques implications quant à la possibilité d’une contestation politique de la prison, quant à l’angle d’attaque. L’alternative de la discipline et du contrôle, telle qu’elle est posée par Deleuze, risque de conduire à deux simplifications. D’abord, elle suggère que la prison, ce n’est plus le problème — tout au plus une survivance, dont il faut hâter le déclin. Dépérissement de la prison ? La formule en rappelle une autre, à propos d’une instance dont on ne sache pas qu’elle ait péri là où on l’attendait. Ensuite, elle amène à soupçonner toute transformation apportée au régime carcéral de n’être, en réalité, qu’un progrès insidieux du contrôle, que l’irruption d’une liberté préparant de nouvelles servitudes — un peu plus de verre dans le béton, un pouvoir nouveau remplaçant l’ancien.
Cela ne signifie pas, évidemment, qu’il faille éviter de s’interroger sur les détournements, sur la captation que l’institution peut opérer des plus légitimes revendications (ainsi, celle des parloirs intimes). Cela signifie encore moins qu’il faille hésiter à dénoncer l’archaïsme des prisons, leur décalage face aux normes actuelles d’une vie décente. Mais ce qu’il s’agit de dénoncer, et ce qui offre prise à la contestation, c’est peut-être cet enveloppement de l’archaïque dans la plus urgente actualité : cette manière dont la prison est et n’est pas « moderne », actuelle, parce qu’y affleure la contradiction d’une modernité en elle-même divisée. Il n’y a guère à se figer dans l’attentisme, redoutant que le rêve d’une prison sans murs soit pire que les geôles actuelles : ils se complètent et se répondent, sans cesser pour autant de se contredire. De même que la fluidité des marchés et les exigences d’un actionnariat diffus contredisent et appellent la brutalité patronale la plus archaïque, de même que les exigences de l’information financière font et défont le vieux silence de l’usine (cf. l’affaire Michelin), quelque chose du présent se lit sur les murs gris de la prison — ces murs que la transparence du contrôle social voudrait oublier, mais dont elle ne peut se passer, comme un secret visible offert à notre colère.
Notes
[1] « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », Pourparlers, Paris : Minuit, 1990. pp. 240 sq.
[2] Cf. par ex. Michael Hardt, « La société mondiale de contrôle », Gilles Deleuze — une vie philosophique, Paris : Les empêcheurs de penser en rond, 1998. pp. 359 sq.
[3] Michel Foucault, Surveiller et punir, p. 186.
[4] Ibid., p. 201.
[5] Ibid., p. 211.
[6] Ibid., pp. 213-214.
[7] Ibid., p. 236.