Vacarme 10 / processus

frères de colère

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Je suis revenu en terre arabe inch’Allah. Cela fait maintenant la troisième fois et déjà les habitudes reviennent doucement  : le café à la cardamome dans les petits verres Duralex, le pain rond et frais à 37 centimes, les rencontres impromptues dans les magasins ou sur les trottoirs, les amis devenus frères, les femmes arabes, les plus belles du monde, la musique. Partout, la musique, partout même dans la nuit la plus profonde au sommet des collines de Ramallah, dans les taxis, les magasins, les bus, les restaurants, dans la rue, dans les postes stéréo surplombant les tas de légumes sur les marchés. Les hurlements des sirènes de police, les klaxons, les hurlements de vendeurs de figues de Barbarie, de pois chiches, de cigarettes, les castagnettes du marchand de thé ambulant, le muezzin.

Cette fois, les autorités israéliennes ne m’ont pas fait de cadeaux. Je fus intercepté alors que je tendais mon passeport à l’agent de sécurité au guichet de la douane, à Ben Gourion. Je fus délesté de mon sac à dos, de mon ordinateur portable et fermement conduit dans un des bureaux du Sin Beth, à l’abri des regards.

Je gardais mon calme une dizaine de minutes puis j’interpellai le jeune policier en civil chargé de ma surveillance.

—  Va me chercher ton supérieur.

Il ne comprit pas tout de suite que cet ordre ferme s’adressait à lui.

—  Écoute mec, va me chercher le responsable de la sécurité tout de suite ou je fous un putain de scandale dans cet aéroport, t’as compris 

Sans me quitter des yeux il murmura quelques mots brefs dans un minuscule émetteur caché dans sa main. Presque aussitôt une femme en uniforme d’une quarantaine d’années se présenta poliment à moi, entourée de trois agents à la mine patibulaire.

—  Voulez-vous je vous prie me donner le prénom de votre grand-père.

—  Pardon  ?

—  Voulez-vous je vous prie me dire comment s’appelait votre grand-père.

Je fus un instant abasourdi par cette question. Je ne comprenais pas ce que venait faire la mémoire d’un homme que je n’avais jamais connu de ma vie au milieu de ce désert perdu à vingt kilomètres de la capitale israélienne.

Je fermai les yeux et malgré moi j’eus cette réponse singulière.

—  Lorsque mon grand-père vivait, ni vous, ni cet aéroport, ni ce pays n’existaient et lorsqu’il mourut, ni vous, ni cet aéroport ni ce pays n’avaient encore vu le jour.

La femme ouvrait maintenant de grands yeux. Je continuai dans un français des plus concis.

—  Je pense que vous savez sur moi plus de choses que ma mère elle-même. Cela fait trois fois que je passe par votre pays pour me rendre dans un autre pays. Je n’ai pas le choix, et vous le savez. Vous avez sur vos ordinateurs tous les renseignements nécessaires sur ma vie car vous avez eu la délicatesse de m’inscrire sur votre Black List [1] . Je ne répondrai maintenant plus à aucune de vos questions concernant ma famille, mon pays d’origine ou mon arabité. Je vous commande de vous en tenir strictement à ce qui est inscrit sur mon passeport et de me considérer comme n’importe quel citoyen de n’importe quel pays démocratique. Le cas échéant, je devrais en référer à mon consulat immédiatement par l’intermédiaire du téléphone que voici, dans l’hypothèse naturellement où vous me refuseriez d’utiliser un appareil téléphonique mis gratuitement à ma disposition selon les lois qui régissent l’accueil des étrangers dans un aéroport international, avant le passage en douane, en cas de problème grave.

Maintenant autre chose. Toutes les personnes qui sont dans ce bureau sont des Arabes. Beaucoup sont musulmans, certains sont catholiques, mais ce sont tous des Arabes, quoi qu’il en soit. Les critères que vous utilisez donc pour exercer ce genre d’interrogatoire sont des critères discriminatoires. Vous n’avez aucun scrupule à juger d’après l’appartenance à une communauté, une religion ou un pays d’origine et ce à l’encontre de tous les principes fondamentaux concernant les droits de l’homme et du citoyen sur cette planète.

Vous êtes Juive, je suis Arabe, et cela, malgré vos convictions, ne vous donne strictement aucun droit sur moi.

Contentez-vous de me poser les questions que vous souhaitez sur la provenance de mes bagages et de ce qu’ils contiennent et je m’en tiendrai là.

Je restai en tout et pour tout à peine vingt minutes entre les mains des agents israéliens de la sécurité du territoire, ce qui n’est pas loin d’être un record de brièveté.

Je venais d’accepter d’établir le rapport de forces qu’ils m’avaient invité à prendre lors de mes deux précédents voyages, mais cette fois-ci j’acceptai selon mes règles à moi et en déclarant les hostilités le premier, ainsi que me l’avait appris mon père lorsqu’il me racontait les combats de boxe auxquels il s’était livré en prison, lorsqu’il était incarcéré par les Allemands pendant la Deuxième Guerre Mondiale.

—  Au début tu observes ton adversaire et tu le laisses te montrer ce qu’il sait faire. Tu ne tarderas pas à lire dans son jeu comme dans un livre. Dans toute bataille les hommes ne peuvent pas s’empêcher de montrer de quoi ils sont capables au premier contact. Ils sont prétentieux... Même en matière de guerre, il faut rester humble et économe. Économiser ses forces. Ne frapper que pour faire mal. Regarder, écouter, sentir et enfin faire parler les armes. Pour toucher le cœur du premier coup.

*

J’ai retrouvé avec un grand bonheur mes amis du centre de détention.

En écrivant cela, on pourrait facilement me demander des comptes, douter des véritables motivations de ce travail et de ces voyages, même avoir des soupçons sur l’appréciation de la situation dans laquelle je me trouve.

Mais je n’arrive pas à identifier autrement la relation que je peux nourrir avec ces jeunes assassins, ces violeurs de femmes, ces enfants maudits.

Je ne peux pas sincèrement me les imaginer dans l’acte même de la destruction et dans la mise en scène macabre de leur propre désenchantement, dans l’abandon du geste, dans cette proximité si étrange de celui qui donne et de celui qui reçoit la mort en une fraction de seconde.

L’un d’eux, peut-être celui que j’aime le plus, a passé presque dix heures à torturer un enfant à peine plus âgé que lui, un gosse de quinze piges. Il voulait lui soutirer de l’argent. L’autre n’avait rien et le jeune tortionnaire le savait, lui, son compagnon d’infortune, son frère de misère.

Mais il avait commencé par des menaces, par un jeu, un jeu de menaces, et Dieu sait pourquoi, il a continué, enchaînant les questions sans réponse, les coups sans riposte.

Presque tous les jeunes de mon groupe ont subi eux-mêmes des violences physiques, sexuelles, des tortures de toutes sortes.

Le corps est pour eux le lieu du désordre et de la perte. La souffrance et la douleur ont déserté cette enveloppe en pleine maturité, en pleine croissance.

La mort de près de deux mille enfants pendant l’Intifada a métamorphosé l’image du corps de l’enfant. Il ne s’agit plus de fragilité, de douceur, de crainte ni de jeu. Il faut parler de cicatrice, de brutalité, de rugosité de la peau et de gravité des regards. Ceux qui se préparent au combat avec leurs ongles qui raclent la terre n’ont plus le temps pour l’innocence.

C’est là l’image qu’il leur reste de leurs aînés, de ces anciens combattants du feu qui ont aujourd’hui à peine plus de vingt ans pour la plupart et pour qui la violence et le sang furent pendant un temps la grammaire à travers laquelle la vie s’exprimait.

À présent cette guerre des pierres et des tombes est terminée. Il nous reste en filigrane cet étrange sentiment de désincarnation, cette odeur qui décompose petit à petit la chair fraîche.

Certains de ces jeunes garçons travaillent le matin dans des chantiers, entretiennent des jardins, mettant leur force de production au service d’un État qui a besoin de rassembler jour et nuit l’inépuisable énergie de ce peuple combatif et majestueux, comme le firent avant lui tous les peuples opprimés, sous occupation ou d’une manière générale tous ceux qui aspiraient à la liberté et à la paix.

Malgré leur incarcération, ils jouissent tout de même d’une certaine liberté de mouvement aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de la maison de détention de Dar Amal.

Donald Goines, un grand romancier africain-américain qui a passé presque autant de temps en liberté qu’en taule, exprime, dans ses livres d’une cruauté sans nom, ce sentiment paradoxal  : la prison est sans doute le lieu le plus humain qui soit. Le lieu où l’homme exacerbe ou tente d’épanouir ou de refouler, d’imposer ou de s’empêcher de manifester d’une manière ou d’une autre tout ce qui le différencie dans la nature d’un animal ou d’un végétal.

Le lieu où l’on ressent dans un espace et un temps tellement courts et réduits l’amitié, le respect, l’espoir, la résignation, l’amour, la haine.

*

L’atelier que je menais à présent à Ramallah me permit de nouer avec les enfants du crime des relations privilégiées.

Nous travaillions environ cinq heures par jour.

Le boulot consistait, à partir de propositions de situations concrètes, à utiliser l’improvisation comme moteur essentiel de l’action, afin de construire pour chaque tableau dont nous avions préalablement déterminé les thèmes, une petite histoire qui mettait en conflit un des individus face au reste du groupe.

Au bout de dix jours, nous étions en possession de suffisamment de matière pour proposer au Centre Culturel Khalil Sakakini qui hébergeait les répétitions de nous débloquer une soirée afin de pouvoir donner pour la première fois une représentation publique, toute cette démarche ayant été faite par les enfants eux-mêmes qui voulaient d’un coup que le reste du monde découvrît leur visage, leur peau, leur voix.

Ce spectacle fut sans doute l’un des plus beaux moments de ma vie.

La salle était pleine de monde, pas un fauteuil de libre. On venait voir les fauves en liberté, les toucher presque.

Chacun des tableaux, pour la plupart drôles et touchants, était suivi par une chanson ou une danse, ou un clip vidéo que nous avions tourné tous ensemble au moyen d’une caméra numérique et que nous projetions sur un drap qui faisait tour à tour office d’écran, de lit, de tente.

Je me souviens de leurs visages pendant les saluts que j’avais eu du mal à régler. Je m’étais chargé de la régie et j’étais assis au premier rang, près du vidéo projecteur. À un moment, Mohamed se trouva à quelques centimètres des fauteuils, pendant que les applaudissements déchiraient d’un coup le silence imposé par une chanson d’Oum Kalsoum que fredonnait l’un des jeunes acteurs, et qui clôturait le spectacle.

J’avais devant moi un enfant qui se préparait à devenir un homme, sans jamais vivre dans le monde des hommes et éprouver dans la liberté de se mouvoir, le changement et le passage de l’enfance à l’âge adulte.

Je me disais que c’était un peu tard maintenant pour arriver à se défaire des habitudes.

Je me disais qu’on a besoin de se faire des amis ailleurs qu’en prison. Que ça devrait être un droit, une putain de manière d’arriver à dire qu’on laisse maintenant la maison comme elle est, qu’on prend la porte, qu’on s’en va, qu’on va faire sa vie ailleurs. Que tout ça, ce serait bien qu’on oublie un peu, qu’on mette un peu de distance entre moi et vous, même si je t’oublierai jamais, mon frère de colère, ma famille de chaîne, mon comparse, mon complice.

Mohamed me regarde et je me dis que ma place maintenant est ailleurs, qu’il n’a presque plus besoin de moi, qu’il reste encore tout au plus une dizaine de minutes et qu’après, ce sera fini.

—  Quand est-ce que tu reviens  ?

—  Chuis pas encore parti...

—  Quand est-ce que tu reviens alors  ?

—  Dans quatre mois.

Mohamed réfléchit un instant. Ses yeux brillent. C’est un malin.

  • J’aurai grandi.

Je m’approche de lui et je lui parle dans l’oreille comme pour fomenter quelque chose de louche.

—  Moi aussi.

*

Je suis rentré en France quelques jours après. J’ai pris un taxi, le soir, à l’aéroport de Roissy pour rentrer à Drancy. Arrivé au carrefour des Six Routes, à Bobigny, il y avait les pompiers, les flics, une ambulance, des lumières. Qui repeignaient partout les murs en bleu blanc rouge, des couleurs de Noël en plein mois d’août.

Le bras nerveux d’un policier nous indiquait qu’il fallait monter et rouler sur le trottoir pour éviter ce qu’il y avait au milieu de la route  : une mobylette avec un peu plus loin un short blanc déchiré tout poisseux et, juste à côté, ce qui avait été un jeune garçon de quinze ans quelques minutes plus tôt, avec à l’intérieur de la poitrine un truc qui devait battre comme une mitraillette.

J’avais beau grandir un peu plus chaque jour, je ne comprenais toujours pas pourquoi la vie me laissait parfois, le temps d’une respiration, cette dégueulasserie au fond de la gorge.

Notes

[1Le paragraphe suivant est extrait de Everything you wanted to know about Ben-Gurion Airport. Ce document publié par le Alternative Information Center est remis gratuitement à (presque) tous les passagers en transit à l’aéroport de Ben Gourion. Il informe les passagers de leurs droits et décrit les pratiques qui régissent la mise sous contrôle et le fichage informatique d’une certaine catégorie de passagers  : «  Certaines catégories de personnes sont soumises à des procédures spéciales lors de leur sortie du territoire israélien, et, parfois, à leur arrivée sur ce territoire  : les Arabes, les personnes qui ont des noms arabes, les personnes qui ont des traits « arabes », ainsi que les personnes qui sont soupçonnées d’entretenir des relations, quelles qu’elles soient, avec des Arabes. D’après le General Prosecutor statement to the Supreme Court, la « Liste noire » comprend les noms des personnes qui sont soupçonnées d’entretenir « des relations avec des personnes dont le mode de vie (sic) ou l’idéologie expriment un soutien au terrorisme ».  »No comment.