Vacarme 10 / chroniques

Bâton-rouge

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Les minutes de l’entretien entre Batha-suna la contralto et le recteur du Choir collegium de Bâton-rouge forment pour peu qu’on les relise avec méticulosité un panégyrique de la délicatesse d’âme et de la pénétration des affaires musicales qui, j’en suis désormais convaincu, devaient caractériser cet homme et qui ont travaillé, ainsi que des esprits soupçonneux envers le monde tels qu’il s’en rencontre parmi mes ascendants le lui auront sans doute fait comprendre, à le tenir durablement écarté de la direction d’établissements plus prestigieux, tant sur la côte est que sur la côte ouest. A contrario, le reflet que cet entretien nous livre des conceptions, des exigences de la chanteuse — on ose même penser : « Il faut être habillé de telle et telle façon (qui sont indignes d’éloge) pour tenir de tels propos ! » — a le pouvoir de vous hanter si longuement que vous vous sentez, à la suite d’un rapt, prisonnier des cahots de cette pensée incertaine, pitoyable de se heurter avec tant d’esprit de suite aux mêmes limites, de consommer phrase après phrase le même ressassement, de faire valoir en dépit de chaque fin de non-recevoir les mêmes calculs, et retentir sa prétention inamovible, en réalité avortée et perdue de sens — au point que, cet entretien le révèle crûment, un interlocuteur doué de raison ne sait plus à la fin comment énoncer son refus, la formulation la plus simple échouant de manière aussi patente que toute autre à le faire entendre.

Éconduite à Bâton-rouge, Batha-suna prit sur elle de ne pas renoncer. De fait, pour peu qu’on limite au chant son point de vue, que l’on rabote de son intelligence ce qui se passe en-dehors de la scène, que l’on ne soit pas versé dans l’hagiographie ou son envers, la contemplation des vies crapuleuses, on se doit de conclure que Batha-suna était la plus grande de son époque. Et qu’il faudrait à notre oreille ce que le gramophone est aux équipements d’aujourd’hui pour prendre la mesure de son talent. À peine sorti de Bâton-rouge, c’est sur une plaine sans limites que l’on butte ; la contralto ne disposait sans doute pas de l’étoffe, de l’endurance qui lui auraient permis d’y tracer son chemin. Néanmoins, marcher plutôt que chanter, tel est l’exercice auquel Batha-suna se soumit, pour la durée très longue d’une période qui est en droit de figurer absolument parmi les étapes de sa carrière de soliste.