avant-propos

« il pleut sur le déjà mouillé. »

par

Une enquête sur ceux qui ne lisent et n’écrivent pas dans la rubrique « Minorités » ? Certes, ils sont bien minoritaires par rapport à la majorité qu’engendre la pratique de la lecture et de l’écriture. Mais cette rubrique n’est pas seulement celle des minorités relatives à une majorité dominante. Son objectif est de détacher ces minorités d’un rapport normatif à leur majorité relative, et à quelque majorité que ce soit : cerner l’oppression qu’elles encourent, l’exclusion à laquelle elles se trouvent confrontées, mais également détacher à ce point leur minorité du joug majoritaire qu’elles en viennent à se décoller du discours exclusif de la souffrance corrélative de l’exclusion et de l’oppression — si réelles soient-elles. Et accéder par là à un rapport à la singularité des expériences, qui déroge au partage trop net et normatif entre minorités et majorité.

Dans le cas de ceux qui ne lisent et n’écrivent pas, nous nous heurtions à un péril. Difficile de s’extraire de la coque de souffrance — difficile de rejeter la majorité de la pratique de la lecture et de l’écriture comme une majorité aussi aléatoire et discutable que celle des hommes contre celle des femmes, celle des hétérosexuels contre celle des homosexuels. Impossible aussi d’enjoindre à rejoindre cette majorité-là. Impossible de tenir un propos de « défense et d’illustration de l’écrit », autant qu’impossible de dégager une invention propre à ceux qui ne lisent ni n’écrivent.

Notre enquête aura su répondre au problème que nous rencontrions d’une manière que nous ne prévoyions pas. Sur le peu d’espace parcouru, sur les quelques rencontres que nous avons faites, elle a su nous montrer, entre autres choses, à quel point la question de l’écrit débordait la simple question de l’écrit :

1. La question du rapport à l’écrit, qu’il s’agisse d’illettrisme, d’analphabétisme, de FLE (français langue étrangère) déborde largement sur elle-même, pour toucher au juridique, au social, et au plus proche de la personne singulière. Elle déborde sur le rapport à l’institution : parce que c’est le plus souvent dans ce rapport que les difficultés avec l’écrit, de cachées ou secrètes, deviennent manifestes : école, armée, prison, rapport à l’emploi, à l’administration, à la justice, au logement, etc. C’est par ailleurs le rapport aux institutions que bloquent immédiatement les difficultés avec l’écrit, dans l’écriture comme dans la parole. De même, la précarité dans le rapport à l’écrit touche à d’autres points de précarité. « On ne prête qu’aux riches », comme on dit, dont on peut préférer la version italienne : « Il pleut sur le déjà mouillé. »

2. On le verra, la question de l’écrit manifeste, dans cette minorité singulière de ceux qui ne lisent ni n’écrivent — tant dans les personnes qu’elle qualifie que dans celles qui viennent les aider — l’existence de passerelles vers d’autres minorités : femmes, sourds, immigrés, sans-papiers... Or ces passerelles ne composent pas un réseau entre les ghettos, un front humanitaire des déshérités : elles font acte politique. Toucher à une minorité touche aux autres, et la lutte contre l’exclusion remet en cause concrètement les fonctionnements d’exclusion : chercher à inventer une place dans un entrelacement de normes excluantes parvient à renouer l’ensemble autrement.

3. Dans ses difficultés, la question de l’écrit vient toucher d’emblée aux points les plus privés de la personne. Devoir demander une aide est une dépendance ; faire les premiers pas qui vont permettre d’être en mesure de s’en passer est une libération. Et de même que le rapport à l’écrit déborde la simple pratique de l’écriture, de même la libération de cette dépendance n’est pas seulement la libération de cettedépendance : si parmi les femmes, certaines en viennent à enlever le voile, c’est qu’elles découvrent que ce n’était pas leur désir de le porter. Le problème avec l’écrit déborde la question de l’écrit, accroche à l’institution, puis fait boule de neige.

4. L’affaire de l’écrit ne relève donc pas d’une injonction à rentrer dans la majorité de ceux qui lisent et écrivent. Il s’agit de lever une dépendance ; il s’agit aussi d’accéder à la possibilité d’éprouver du désir, et d’affirmer le désir qu’on éprouve. Libérer l’espace du désir, c’est libérer l’espace où ni le savoir, ni le non-savoir ne règnent. Apprendre à apprendre.

5. Qu’on ne s’imagine pas qu’il y ait un discours que les personnes que nous avons rencontrées tiennent sur l’écrit, une imagination de l’écrit ; que l’écrit qui fait défaut soit quelque chose qui puisse être commenté. Il y a essentiellement un rapport fonctionnel à l’écrit, relatif à une urgence. Lorsque le rapport à l’écrit n’existe pas, ou commence juste à exister, l’espace qui permet l’imagination sur l’écrit n’existe pas. Et le désir de s’exprimer n’est pas initial, surtout lorsque règne le sentiment que les ponts sont coupés.