raisons graphiques

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De quoi parle-t-on au juste quand on souligne la nécessité de l’apprentissage de l’écrit ? D’une technique de codage, ou de tout autre chose ? Faut-il que le caractère indispensable du recours à l’écrit tombe sous le sens pour se dispenser de la question du sens ? Et si c’était ce sens qui échappait à ceux qui ne lisent et n’écrivent pas ?

1. La vie d’un homme infâme

« John Corcoran, de Los Angeles, qui, pendant dix-sept ans, a enseigné l’anglais et la sociologie dans des lycées californiens, confesse, honteux, qu’il ne savait pas lire. »

Considérée sous un certain angle, cette brève, publiée dans Le Monde du 24 septembre, est d’une efficacité comique redoutable. Mais la jubilation qu’elle procure soulève d’autres émotions. Ces quelques mots font pressentir une lutte acharnée, de l’ardeur et de la débâcle — toute une vie.

La chute de l’anecdote est aussi celle de John Corcoran : dix-sept années d’enseignement brutalement échouées dans une confession. L’aveu fut-il précédé des longs mois d’enquête d’un collègue entreprenant, versant patiemment au dossier d’irréfutables pièces à conviction ? Une délation anonyme en fut-elle l’origine ? Doit-on supposer plutôt que Corcoran en prit de lui-même l’initiative, soulagé d’en finir avec une mystification trop lourde à porter ? Tous les scénarios sont possibles, tous ont en commun une irrésistible violence. Pour que son histoire nous parvienne, il a fallu que Corcoran « tombe ». Mais il en va de même pour toute personne illettrée. L’illettrisme ne se porte pas en bandoulière : il s’avoue ou se détecte. Du côté de l’aveu, l’initiative individuelle — contrainte ou spontanée — qui précède nécessairement toute entrée dans un stage d’alphabétisation ; du côté de la détection, l’ensemble des dispositifs institutionnels de repérage et de mesure de l’illettrisme — l’école, l’armée, le travail, la prison, l’allocation du RMI, autant de « seuils » et de « moments » dans la vie d’un homme, autant de « milieux » propices à l’observation des populations, qui rappellent ce que l’institution de l’écrit doit aux pouvoirs. L’expérience de l’écrit, pour quiconque ne lit et n’écrit pas, se fait au moins à toute occasion de confrontation avec l’administration, la police, l’enseignant ou l’employeur.

John Corcoran est « honteux ». L’épithète fait pléonasme avec l’aveu. Mais c’est parce qu’elle tranche avec la sèche économie de la brève qu’elle attire l’attention. Quel motif à la honte de John Corcoran ? La honte de l’illettré, celle de l’escroc, ou celle d’avoir été démasqué ? Il en va de cette honte comme de la souffrance dont il est presque toujours question dans la littérature sur l’illettrisme : une souffrance où se mêlent inextricablement la dissimulation du stigmate, la situation de dépendance aux autres qui savent lire et la difficulté de l’apprentissage. Comment ne pas éprouver, cependant, en même temps ou au-delà de la compassion, cette espèce d’admiration stupéfaite et incrédule que suscitent les grands mythomanes ? John Corcoran a enseigné pendant dix-sept ans l’anglais et la sociologie : dix-sept ans de ruses qu’on imagine acharnées, de stratagèmes sans doute obstinés — un contrôle incessant de soi-même, une intelligence qui échappe à notre intelligence.

On se retient d’adresser à John Corcoran de médiocres objections : toute cette énergie nécessaire à l’entretien d’une mystification, l’extraordinaire capacité d’invention qu’elle exigea sans doute, ne pouvaient-elles être dépensées dans l’apprentissage plus économique et plus simple de la lecture ? À quel moment de la vie de Corcoran est-il devenu impensable de troquer des techniques complexes et idiosyncrasiques contre une technique plus aisée, en tous cas commune ?

Techniques contre technique. Pour une personne illettrée, l’effort est redoublé : il vise à parvenir à des fins qu’un autre aurait gagnées au moyen de l’écrit ; il cherche à masquer la ruse, à lui donner les airs du naturel. C’est un catalogue de règles de vie et de méthodes pratiques, une manière de compensation dont on n’épuisera pas l’inventaire. Aux automates, préférez les guichets, choisissez vos parcours, identifiez des repères précis et permanents : à défaut des affiches, qui jouent de mauvais tours, leurs cadres. Racontez des histoires, liez conversation. Au restaurant, demandez comme le voisin. La vie est une guérilla, qui exige la mise en œuvre de stratégies de survie pour déjouer les appareils sophistiqués de la société lettrée. Pour s’en sortir, développez une intelligence de sioux.

Une voix : Votre Corcoran est pittoresque. Que faites-vous de l’immense majorité des illettrés ? Ignorez-vous leur quotidien empêché, leur espace rétréci, la solitude dont ils souffrent, leurs droits bafoués, les petites humiliations atroces auxquelles ils sont régulièrement sujets ? Dites-nous plutôt la spirale de l’exclusion, parlez-nous de ces individus que le système scolaire a abandonnés dans ses marges. Rendez raison au réel, faites vrai.

Moi : L’histoire de Corcoran me parle comme celle d’un personnage fabuleux. Elle a sur moi l’effet de vérité des fictions. Est-ce parce qu’elle me semble impossible à penser, à moi qui suis enseignant comme lui, et qui écris sur des illettrés un article que des illettrés ne pourront pas lire ? Elle me questionne en tous cas sur ce que je fais de l’écrit, sur cette pratique qui va pour moi tellement de soi que j’en interroge à peine le sens.

2. Des livres de foot et de code de la route

Aucun d’eux n’est « illettré » à proprement parler. Les relevés statistiques diraient d’eux qu’ils « éprouvent d’importantes difficultés à lire et à écrire ». Ils savent lire, pourvu que leur lecture soit faite à haute voix. Ils savent écrire aussi, mais peinent à finir leurs phrases. Écrire est pour eux un effort, aggravé par une graphie qu’ils trouvent « laide ». Mais ce savoir technique fragile ne suffit pas : ils ne lisent pas et écrivent à peine, à moins que ce soit l’inverse.

Leur scolarité a été chaotique, en général abandonnée entre le 5ème et la 3ème. Ils ont entre 16 et 24 ans, et participent à Montreuil à un stage d’insertion professionnelle. Avec eux, on n’a pas abordé la question sous l’angle de « l’illettrisme », c’est un terme dans lequel ils ne peuvent se reconnaître. On a parlé de la lecture et de son sens, de l’écrit et de ses enjeux. Par là, on ne leur mentait pas. On ne les trahit pas davantage en les faisant intervenir dans ce dossier. Parce que l’alphabet n’est pas la lecture, et que l’écrit n’est pas juste de l’oral sur du papier. On a donc parlé de ceux qui lisent, de ce qu’on lit et de ce qu’on ne lit pas, des occasions, de la nécessité et de la difficulté d’écrire.

Dove, 19 ans. « Quand je lis, c’est par hasard, s’il y a quelqu’un qui laisse un journal, dans le métro. Mais il n’y a pas de livre chez moi. Des fois, aussi, ce n’est pas un hasard. Par exemple, je lis des livres de code de la route. [...] À côté de chez moi, il y a quelqu’un qui lit beaucoup, sur le foot, ou sur le judo. [...] Lire, ça ouvre la mémoire. C’est comme pour t’améliorer en orthographe. [...] Si tu travailles, écrire, c’est important. Pour faire des demandes d’emploi. Moi, je voudrais être mécanicien. Alors il faudra bien lire les emballages de pièces. »

Carole, 18 ans. « Je lis des BD, mais c’est rare. Parce que je n’aime pas tellement ça. Des livres, j’en ai lu. Des livres de la vie, quand j’étais à l’école. Mais maintenant, il n’y a plus de livres. Je regarde surtout la télévision : ils en disent quand même plus, à la télévision. [...]. Mes voisins lisent beaucoup. Ils ont des séries de livres, des collections. Elle, elle lit pour les bébés, parce qu’elle veut faire dans les bébés. Et lui, c’est l’électrotechnique. Et leur père lit dans la maçonnerie. Je les admire tous. [...] J’ai lu un roman — enfin, je crois que c’est un roman — c’était avec Watson. C’était bien. C’est le prof qui avait dit de le lire. [...] J’écris un peu. J’écris des lettres à ma copine. Des fois, je téléphone, mais dans une lettre, on en dit plus : on dit qu’il fait beau, on dit qu’on nage, on dit qu’on dort. Alors qu’au téléphone, on oublie. [...] Écrire, c’est bien pour le travail — comme quand j’ai fait un stage dans le salon de coiffure : je devais marquer les jours où j’étais là. Et à la fin, il fallait que je signe. »

Derzile, 24 ans. « Je ne lis pas beaucoup. Ce n’est pas que c’est difficile, mais je n’aime pas trop. Je n’aime pas trop la télévision non plus. Si, quand même, j’aime bien quand on donne le football. Alors mes frères regardent et moi aussi. Ils lisent aussi des livres comme Loto-Foot. [...] J’aimerais bien écrire, mais je préfère parler. Quand j’écris, je fais de fautes. Alors j’ai peur de ce qu’on pense de moi. Même si c’est quelqu’un qui m’aime bien, ça me gêne. [...] Quand j’étais au collège, j’achetais de livres. J’achetais Nous deux. C’est des livres où il y a des photos, mais c’est écrit aussi. [...] Mes parents ne lisent pas, ils travaillent trop. [...] Lire, c’est surtout pour ne pas faire des fautes pour écrire. Parce qu’écrire, c’est très important, quand on veut du travail. »

Djelika, 17 ans. « Écrire, c’est difficile, parce que tu dois d’abord savoir comment ça s’écrit. Et moi, je ne sais pas. Tu dois réfléchir. [...] Quand j’écris, cela veut dire que je m’ennuie. C’est comme lire : si je lis, ça veut dire que je suis ennuyée. Parce que lire, c’est pour s’arrêter de penser. [...] Quand je lis, tout le monde me regarde. [...] Autour de moi, on ne lit pas tellement. Je ne sais pas, je ne vois pas. Si, il y a ma sœur qui fait ses devoirs. [...] Des livres, j’en ai lu, mais je ne me souviens pas. Quand même, il y en a un que j’ai lu deux, trois fois. Je ne me rappelle pas comment il s’appelle. Mais c’est un petit livre. Ce livre, il va vers moi. Je le referme et je dis : ils ont parlé d’une fille qui fait ça, qui fait ça. Et moi aussi, je fais ça, je fais ça. Autour d’elle, la moitié des gens ne l’aime pas. Et je me dis presque qu’on est la même, moi et la fille. »

Farid, 16 ans. « Je lis des BD, des trucs avec des images. Parce que dans un livre écrit, c’est à toi de créer l’image, et je préfère quand il y en a déjà. C’est pour ça que les journaux, ça va, il y a des images. Mes parents achètent Le Parisien, alors je le regarde. Mais il y a quand même beaucoup moins de choses qu’à la télé. Parce que dans un journal, on n’a pas la place de tout mettre. [...] Ma petite sœur lit beaucoup parce qu’elle est à l’école. [...] Je préfère recevoir une lettre qu’un coup de téléphone. Une lettre, ça ne bouge pas. [...] À l’école, on t’apprend, on ne t’explique pas. Alors je ne regrette pas d’avoir abandonné l’école. [...] Il y a des métiers où il faut écrire. Enfin, pour y arriver. Parce qu’après, ce n’est plus nécessaire. Par exemple, les ministres, au début, ils doivent écrire. Mais après, c’est les autres qui écrivent pour eux. »

Pour la majorité d’entre eux, le moment de l’écrit est celui de l’école — celle par laquelle ils sont passés, celle où doivent encore lire les petits frères et sœurs — ou celui du stage, où s’élabore un projet professionnel. Le ministre qui doit écrire pour accéder à son poste avant de laisser à d’autres la main et la plume prolonge drôlement ceux d’entre eux pour qui la maîtrise de l’écrit — CV ou lettre de motivation — est le préalable à une embauche incertaine, dans un emploi qui ne la requerra plus jamais, sinon pour pointer, signer et déchiffrer des étiquettes. C’est une chaîne instrumentale : on lit pour écrire sans faute, on écrit comme on passe une épreuve.

Certes, le discours de chacun résiste à la tentation du portrait-type ou de la généralité. On peut sourire aux livres de foot, de maçonnerie ou de code de la route, le recours à ces textes, que des lecteurs lettrés considèrent à peine comme des textes, rappelle des pratiques de lecture partagées — en gros, le plaisir ou la consultation. On peut s’étonner d’une formule comme « lire, c’est pour s’arrêter de penser », ce n’est que l’expression inédite de ce que nous appelons « se divertir ». On devine une belle intuition dans la définition de la lecture comme « ce qui ouvre la mémoire », même si elle est brutalement rétrécie par sa glose : « C’est comme pour t’améliorer en orthographe. »

Mais si tous témoignent d’une recherche inquiète et tâtonnante, tous disent aussi la difficulté devant une technique qui les rabaisse et les exclut, difficulté en regard de laquelle le sens qu’ils accordent unanimement à l’écrit peut sembler violemment dérisoire.

Et si c’était cette disproportion qu’il fallait d’abord questionner ? Elle éclaire en effet un malaise devant l’argumentaire de certains stages d’alphabétisation : apprendre à rédiger son CV, à s’adresser à son propriétaire ou à l’administration des impôts. Si ce n’était que cela, le recours à l’écrivain public ou au travailleur social, si douloureux et humiliant soit-il, ne l’est sans doute pas davantage que l’écrit et ses règles, quand on ne les domine pas.

Cette disproportion me renvoie encore à un trouble dont je ne parviens pas à me défaire : intuitivement, l’acquisition d’un système de notation — si c’est de cela qu’on parle — me semble plus simple que ce que la majorité des enfants apprennent depuis leur naissance.

Mais elle porte aussi à s’interroger sur certains manuels de lecture encore en vigueur à l’école primaire. Combien d’entre eux, en effet, ont été concoctés par des amoureux de la paronomase
(« holà ! — hop là — le pot — le port — un lot — de l’or — une part — un porc — une parole »), des collectionneurs d’allitérations (« Au bazar il choisit une chemise ») ou des poètes rentrés
(« Valérie ramènera la mule à l’écurie. ») ? Qu’enseignent ces manuels, sinon des méthodes de codage de ce qu’il n’y aurait pas grande raison de prononcer ? C’est qu’ils échouent d’abord à donner du sens à une pratique, c’est-à-dire à faire découvrir la nécessité de son apprentissage. Pourquoi, dès lors, exiger d’enfants privés d’une familiarité avec l’écrit, c’est-à-dire aussi d’une intuition de sa spécificité, qu’ils se conduisent de façon irrationnelle en consacrant tant d’énergie à des pratiques insensées ? Comment espérer que des adolescents ou des adultes reprendront pied dans le monde de l’écrit, si leur échappe le sens de ce (ré)apprentissage, parfois d’autant plus pénible qu’il succède à un premier échec ?

Pourtant, qu’avons-nous de disponible enmagasin, qui rendrait indispensable ce qui nous semble tellement évident qu’on l’interroge à peine ? Croyons-nous sincèrement à la puissance de conviction du mot d’ordre cent fois répété du « plaisir de lire » qui justifierait la rigueur de l’épreuve ? Aux miroitements du plaisir de lire, ceux qui ne lisent pas répondent qu’ils n’aiment pas ça. C’est une réponse au moins logique à une tautologie, qui affecte de s’étonner que les non-lecteurs n’aient pas le goût de la lecture. Nul besoin de relire tout Bourdieu pour pressentir que les goûts n’ont rien de naturel ni de spontané, ni pour savoir que le goût de la lecture n’est pas universellement valorisé : « Quand je lis, tout le monde me regarde. »

Identifier le sens du recours à l’écrit, c’est donc aussi chercher ce qu’il a de spécifique et d’irremplaçable. C’est pourquoi on passera très vite sur l’argument qui fait de l’écrit un merveilleux mode d’expression ; il devrait déclencher une hilarité compréhensible chez ceux qui se voient quotidiennement contester la légitimité des formes d’expression qu’ils mettent par ailleurs en œuvre.

Prendre l’illettrisme au pied de la lettre, pour reprendre le slogan d’une récente opération institutionnelle, ce serait donc prendre les illettrés au sérieux, en leur reconnaissant une rationalité. La majorité d’entre eux ont été scolarisés. Et ce fut un échec, un apprentissage si fragile qu’il s’est perdu. Mais pour qu’il se soit perdu, il faut qu’il n’y ait eu aucune pratique de l’écrit, c’est-à-dire aucune nécessité. C’est de cela qu’il faut partir, avant d’entonner des chants de guerre, comme le faisait récemment le bulletin de la MGEN, en proposant de « bouter ce fléau hors de France ». Ledit bulletin ne disait pas pourquoi.

3. Deux maîtres et la lecture

Alain Bentolila et Jean Foucambert sont tous deux, par profession, spécialistes de l’illettrisme. Le premier enseigne la linguistique à la Sorbonne et est conseiller scientifique de l’Observatoire national de la lecture ; le second est chercheur à l’INRP et membre de l’Association française pour la lecture. Il est vrai qu’ils ne jouent pas tout à fait dans la même cour : la fréquence des interventions de Bentolila dans des quotidiens comme Le Monde ou Libération, son implication tonitruante dans les
dispositifs officiels de lutte contre l’illettrisme, comparées à la discrétion éditoriale de Foucambert, confèrent au premier le statut d’expert accrédité de la question. C’est peut-être dommage.

Bentolila a publié il y a deux ans un pamphlet intitulé De l’Illettrisme en général et de l’École en particulier. On y cherche en vain une réponse à la question du sens et de la spécificité de l’écrit. C’est que « la langue écrite comme la langue orale ont pour fonction de tenir des propos sur le monde et de transmettre à d’autres ces propos en veillant à ce qu’ils puissent être compris. » Fort d’une affirmation qui parle peut-être un peu trop vite au sens commun, il peut donc décrire l’illettrisme comme « la manifestation d’un malaise global avec la Langue ». Ce faisant, il laisse provisoirement de côté son objet, pour se livrer à une série de réflexions sur ce qu’il nomme le « destin linguistique », noué très tôt, « au sein du noyau familial ».

S’il est vrai que « la langue est un tout », qui trouverait à se manifester dans deux codes — l’oral et l’écrit - le raisonnement de Bentolila peut insensiblement glisser de l’écrit vers l’oral. Il fait donc de l’écrit une variante de l’oral, l’outil d’une communication différée dans le temps et dans l’espace, résultant d’une technique de transcodage, qu’il décrit symptomatiquement comme une « traduction ». Partant de l’observation d’une difficulté d’écriture et de lecture, Bentolila remonte à la communication orale, où il dit observer un usage dévasté de la langue : pour les illettrés, il n’y aurait « acte de parole que de la connivence, de la réciprocité, de la familiarité ». C’est que les illettrés n’ont pas compris qu’on doit « entretenir avec le discours oral comme avec le texte écrit des relations de probité ». On ne peut donc y remédier qu’« en faisant découvrir les règles de parole qui placent les besoins de l’Autre au centre des préoccupations de celui qui parle, et en favorisant un comportement de lecture qui inscrit le légitime désir d’interprétation personnelle dans le juste respect dû à celui qui a écrit le texte ». Désir légitime contre juste respect, la pensée du linguiste Bentolila est avant tout une morale, comme en témoignent encore d’interminables passages sur « le nécessaire apprentissage des droits et des devoirs de celui qui utilise la langue orale ou écrite ».

Faut-il s’étonner, dès lors, quand Bentolila voit dans l’illettrisme « l’effet conjugué du délabrement de la médiation familiale et de la perversité des modèles sémiologiques imposés par un monde médiatique de plus en plus cynique » ? D’un côté, « la disparition des grands-parents du cercle familial permanent » ou « les emplois de plus en plus absorbants des mères de famille » ; de l’autre, les stéréotypes de la publicité ou des séries télévisées qui court-circuitent la recherche du sens, le développement du multimédia qui fait obstacle au travail de la mémoire, toutes choses qui découragent d’« oser lire » et empêchent d’accéder, on l’aura compris, à un « plaisir qui se gagne ».

N’en jetons plus. D’autant que le travail de Jean Foucambert, particulièrement dans L’Enfant, le maître et la lecture, offre un contre-feu salutaire à la nostalgie de Bentolila.

Foucambert fait de la question du sens un préalable, mais aussi la condition d’une rencontre effective avec l’écrit. Pour le dire vite, ses références théoriques se situent entre Pierre Bourdieu (pour défaire et situer l’illusion d’une naturalité des pratiques de lecture et d’écriture) et Jack Goody, à travers son beau travail anthropologique sur La Raison graphique. L’écrit n’est pas un prolongement graphique de l’oral, une représentation de la parole ; il est avant toute autre chose une expérience : « L’écrit n’est pas le lieu de la pensée qui se crée, mais de la pensée qui s’éprouve elle-même dans son unité. » À ce titre, elle peut se prendre — c’est-à-dire se reprendre — comme sujet d’investigation, et « être examinée sous l’angle de sa cohésion, de sa cohérence, de son unité, de son fonctionnement,
de son pouvoir de systématisation, de son fonctionnement idéologique. » L’écriture est donc ce par quoi se construit un point de vue, s’établit un système qui traite le réel et en propose un sens ; et la lecture est la recherche et le questionnement d’un point de vue, la possibilité d’une confrontation avec d’autres points de vue. Il faut donc considérer l’écrit comme « un moyen d’opérer sur le réel en prenant la pensée de l’expérience comme expérience de la pensée ».

Foucambert situe cette expérience de l’écrit dans une perspective historique. Il montre comment, dès la fin du XVIIe siècle, « la montée de la bourgeoisie vers le pouvoir a intégré l’impérieuse nécessité de maîtriser l’écrit, [...] comme instrument d’investigation et de construction théorique et comme moyen d’imposition et de domination. » Il souligne la façon dont le mouvement ouvrier a à son tour mis la question de la maîtrise de l’écrit au centre de son combat, en développant des structures d’apprentissage mutuel : en 1867, 87 % des ouvriers parisiens ont appris à lire et écrire, hors de toute institution scolaire. Il interroge surtout, dans un beau livre intitulé L’École de Jules Ferry, le projet idéologique de cette école et les méthodes qui en ont procédé. L’École de la IIIe République sait la nécessité d’adapter la force productive aux technologies, aux formes d’échanges économiques et sociaux de la société industrielle. Comment, cependant, organiser le partage du savoir tout en neutralisant le pouvoir de subversion que ce savoir peut conférer ? Après la Commune, comment « en finir avec l’ère des révolutions ? », dit explicitement Jules Ferry. En affirmant — contre la société de classes — l’unicité du corps social, en mettant en place, à l’encontre de toutes les pratiques éducatives directes et mutuelles, un système d’instruction universelle ordonné par l’échelle de valeurs de la bourgeoisie. Il en résulte des choix et des méthodes pédagogiques — valorisation de la discipline, promotion au mérite, systématisation du « par cœur » — qui organisent la transmission d’un savoir tout en s’assurant le contrôle des processus de production de ce savoir. Cette École invente donc un compromis entre la nécessité d’un accès de tous au « savoir lire et écrire » et le maintien d’une minorité productrice de cet écrit qui fait loi. C’est, dit Foucambert, un « partage très inégal entre la multitude alphabétisée et une élite lettrée, partage masqué sous l’appellation commune de lecture qui recouvre des savoir-faire et des manières d’être totalement opposées. »

Dans les discours sur l’écrit et les méthodes pour y accéder, Foucambert observe une rémanence de ces représentations, qui dissimulent un recours spécifique à l’écrit — comme moyen d’opérer sur le réel — sous un usage général de l’écrit — présenté comme un système de notation sans autre fonction spécifique que de permettre une communication différée. Là résulte, selon lui, la véritable difficulté de l’apprentissage, qu’il situe dans « l’éloignement du plus grand nombre d’un statut qui rend nécessaire un traitement de l’expérience quotidienne par l’écrit » : « Quand on est maintenu dans la certitude qu’il n’y a rien à comprendre, rien à changer, rien à faire exister de différent, pourquoi lire ? » En d’autres termes, l’accès à l’écrit n’est pas séparable d’une expérience de sa puissance à produire de la vision du monde ; et l’exclusion de l’écrit — celle de l’enfant et de l’adulte — tient d’abord dans l’absence d’implication dans le partage des responsabilités et du pouvoir.

Il en va donc des méthodes. Les questions de Foucambert conduisent à distinguer entre celles qui transmettent une technique (en gros, un système de correspondance entre l’écrit et l’oral) dont l’usage devrait permettre à l’élève (sans trop savoir comment) de se constituer une pratique et une culture de l’écrit, et celles qui vont « aider l’élève à extraire et à systématiser la technique que sa pratique et sa culture rendent opératoire. »

Mais il en va aussi de l’École. Car la critique de l’École et de ses méthodes menée par Foucambert ne se départit pas d’une réflexion sur la situation de l’École dans le système social : « Le système scolaire », écrit-il, « se voit chargé de développer chez les jeunes des manières d’être qui sont loin d’être celles de la collectivité dont ils sont issus. » En d’autres termes, on demande à l’école de transmettre un savoir coupé de pratiques sociales pour le plus grand nombre, en espérant par ailleurs que ce savoir deviendra pratique sociale à l’issue de la scolarité. C’est, du reste, très exactement ce que fait Bentolila dans son pamphlet, qui abstrait l’École de son contexte pour en faire le lieu d’une réparation des défaillances sociales. Dans ces conditions, l’exigence politique qu’il formule se limite à la mise en place d’un Observatoire de l’illettrisme, chargé d’évaluer l’ampleur du phénomène et d’orienter ceux qu’on aura ainsi identifiés vers des « structures spécifiques de remédiation ». Foucambert est autrement exigeant, et à ce titre, dérangeant, quand il en appelle à une « déscolarisation » de la lecture. L’École, en effet, ne peut préparer qu’à une lecture scolaire, si la lecture n’a pas de réalité et de développement en dehors d’elle. C’est donc une pratique sociale de l’écrit qu’il faut développer, et une politique globale de la lecture, au sein de laquelle l’École occupe évidemment une place clé, qu’il faut mettre en œuvre.

Il en va, enfin, des définitions, dont on sait qu’elles ne sont jamais innocentes. La taxinomie officielle distingue entre les analphabètes — qui n’ont jamais eu accès au système scolaire — et les illettrés — qui n’ont pas acquis ou conservé les apprentissages de base. Si cette distinction est essentielle, en ce qu’elle renvoie à des expériences différentes — sans doute plus douloureuses pour les illettrés —, elle reste dans une stricte logique d’alphabétisation primaire. Foucambert insiste sur la nécessité de penser en termes de « lecturisation », qui ne limite pas la pratique de l’écrit à la plus ou moins grande maîtrise d’une technique. Il maintient la distinction officielle, en en modifiant les intitulés : d’un côté, l’analphabétisme, de l’autre un analphabétisme « fonctionnel », lié à la perte de la capacité d’utiliser une correspondance simple entre l’oral et l’écrit. Mais il fait de cet analphabétisme acquis la conséquence d’un illettrisme qui concerne une proportion plus importante de la population : « L’illettrisme est ce qui désigne une familiarité insuffisante avec les raisons et les réseaux de la communication écrite, une absence de recours à la chose écrite comme élément intégré aux
sujets d’intérêt et de préoccupation. L’illettrisme se définit alors comme une inculture de l’écrit, la méconnaissance de ce qu’il produit et échange ainsi que des moyens d’y accéder et participer. » Un illettrisme qui nous traverse et nous engage bien plus rudement que celui — somme toute réconfortant, pourvu qu’on soit du bon côté de l’alphabet — des définitions en vigueur.

Une voix : Mais que faites-vous de John Corcoran ?

Moi : Je pense à sa confession, à sa « honte ». Corcoran fait rire comme ces élèves pris en défaut, que l’on coiffait d’un bonnet d’âne. C’est le passé qui persiste, et qui n’en finit pas.

Post-scriptum

  • Alain Bentolila, De l’Illettrisme en général et de l’École en particulier, Plon, 1996.
  • Jean Foucambert, L’Enfant, le maître et l’écriture, Nathan-Pédagogie, 1994.

Merci à Pépita Jodar et Anne Massé.