Fairness doctrine entretien avec Bernard Manin

Vacarme a choisi d’interroger Bernard Manin. Ce n’est pas un « expert en experts » (il y en a !), mais un théoricien de la politique et des systèmes démocratiques, chercheur au CNRS et professeur à la New York University. Ses Principes du gouvernement représentatif viennent de paraître dans la collection Champs.

VACARME : L’influence des experts dans le débat public inquiète : avec leur savoir affiché et asséné, on a l’impression qu’ils bloquent toute discussion et toute critique des décisions prises.

Bernard Manin : Je vois les raisons de cette inquiétude, mais je ne crois pas qu’il faille a priori et systématiquement déplorer le rôle accordé au savoir et l’information dans le débat public. Il importe de savoir des choses, et d’abord pour pouvoir critiquer ce qui se fait ! Un exemple : les inégalités de revenus n’ont pas augmenté en France pendant la décennies 1980-1990, alors qu’elles ont augmenté en Grande-Bretagne ou aux États-Unis. Il faut le savoir, ensuite évidemment on en fait ce qu’on veut (soit dire qu’au total les gouvernements socialistes ont quand même fait une politique de gauche, soit critiquer ce choix en le comparant à d’autres choix possibles, etc.)

Quand même, il y a un sentiment assez partagé, qui est que les politiques sont dépossédés du pouvoir de décision. Les experts décident à leur place.

Il faudrait déjà savoir ce qu’on appelle un expert. Pour moi, un expert, c’est quelqu’un qui possède un ensemble de compétences qui importent à une autre personne ou à d’autres personnes ne possèdant pas ces compétences. Pour simplifier : il y a deux personnes, l’une s’intéresse à un phénomène sur lequel elle cherche une information ou un savoir que précisément l’autre possède. Chercher une information, ça a un coût (en temps, en argent, en énervement....). Est expert celui qui justement dispose de l’information que je cherche, ou au moins me dit où la chercher et me permet de la trouver très vite. L’expert me fait économiser des coûts dans la recherche de l’information utile. Je ne le fais pas travailler à ma place, mais il me permet de travailler mieux, et il me fait gagner du temps.

Mais comment savez-vous qui est compétent dans un domaine que justement vous ne connaissez pas ? Comment allez-vous repérer et choisir votre expert ?

Très juste, il y a un paradoxe ! La solution, c’est que je vais chercher des signes qui vont me permettre de repérer les experts les plus reconnus. Par exemple dans une bibliographie, il y a des indices : un article paru dans telle revue mérite a priori plus d’attention, parce que la revue est connue comme plus sérieuse et meilleure que d’autres. Ce n’est pas une question de prestige, mais plutôt d’autorité, au sens où l’autorité est une façon de se repérer dans une masse de publications que, de toute façon, on ne peut pas lire en totalité. On n’a pas de manière de faire autrement. Il faut bien se repérer sur de petits indices, mais évidemment on peut se tromper. Là il s’agit de recherche intellectuelle. Mais la situation n’est pas foncièrement différente quand il s’agit de prendre une décision.

Mais la question que nous nous posons, c’est plutôt celle de la place de l’expert dans le discours des hommes politiques. Est-ce qu’en démocratie un discours politique peut se reférer à autre chose qu’à lui-même ? Qu’est-ce que se référer aux experts ? N’est-ce pas une situation nouvelle ? De Gaulle ne se cachait pas derrière les experts « qui savent ce que le peuple ne sait pas ».

Cette question est très importante. Ce qui est nouveau, c’est que les hommes politiques français usent, jusqu’à la nausée, depuis près de vingt ans d’une stratégie de défausse concernant des choses auxquelles ils disent ne rien pouvoir. Cela est propre à la France, je vais y revenir. Mais vous parlez de de Gaulle. Il ne faut pas être dupe. De Gaulle faisait l’inverse. Dans la réalité, le gaullisme a été le triomphe des grands technocrates, estimables d’ailleurs, comme Paul Delouvrier, Simon Nora, François Bloch-Lainé ou François Guillaumat. Les grands technocrates ont modelé de façon massive le devenir de ce pays ; pensez au programme pétrolier et énergétique, à la construction des villes nouvelles, à l’ouverture commerciale européenne ou au programme autoroutier qui ont été décidés sans acune consultation du peuple et même sans aucun débat public. Mais tout ceci, - c’était le génie de de Gaulle -, était recouvert par une gesticulation rhétorique sur le thème de la volonté politique et de l’importance de la politique. Ce qui se passe depuis 1981 ou peut-être plutôt depuis le tournant de 1983, c’est qu’on a remplacé cette gesticulation par une rhétorique un peu plaintive sur le thème « on ne peut pas faire autrement ». C’est une manière de faire de la politique, puisque c’est une manière d’imposer aux gens un certains type de représentation, c’est une politisation très particulière : « Je ne suis pas responsable, ne m’en voulez pas. » Bien sûr ce genre d’échappatoire existait auparavant, mais ce qui est nouveau c’est qu’on en fait désormais un usage systématique. Et voilà pourquoi les supposés compétents apparaissent partout : c’est la mise en scène de la « parole d’expert » qui est nouvelle. Dans les années 1960-1970 les grands « compétents » avaient au moins autant de pouvoir que maintenant ; mais on ne les voyait jamais dans les médias, à la télévision, et les citoyens ignoraient même leurs noms.

Un grand technocrate, est-ce la même chose qu’un expert ?

C’étaient des gens compétents, qui disposaient d’un savoir dont les hommes politiques ne disposaient pas et qui donc les consultaient. Là, c’est un point commun entre technocrate et expert.

Vous dites que les stratégies de défausse sont propres à la France ? C’est une démission du politique ?

Une démission du politique, si l’on veut, mais délibérée. C’est donc en réalité une certaine manière de faire de la politique, c’est une vraie stratégie politique. On essaie en France depuis vingt ans de faire accepter des décisions impopulaires, ou contraires aux promesses qu’on a faites (Mitterrand ou Chirac), sans en encourir la responsabilité et les dommages. C’est infiniment moins vrai aux États-Unis ou en Grande-Bretagne. Reagan ou Thatcher n’ont pas présenté leurs réformes en disant « je suis désolé, on ne peut pas faire autre chose, ça m’est imposé, je ne peux vraiment pas faire autrement... » Ils avaient décidé de déréglementer, par exemple, ils l’ont fait, en affichant bien haut leur idéologie. L’invocation de la contrainte est spécifiquement française. Mitterrand ou Delors y ont eu recours parce qu’ils avaient à gérer une situation historique compliquée : l’écart entre des promesses très détaillées (vieux modèle du programme politique) et une situation à laquelle ils devaient faire face. Et ne parlons pas de Chirac. Or cette stratégie de la défausse a des conséquences politiques lourdes et très dommageables. Je vois trois dégâts à terme, très élevés, produits par cette attitude. Premier dégât majeur : la décréditation ou décrédibilisation du discours politique. On parle beaucoup du discrédit du discours politique, mais ça n’est pas vrai en Grande-Bretagne ! Les électeurs anglais qui ont voté « Conservateur » ont eu ce qu’ils ont voulu, Thatcher a fait en gros ce qu’elle avait annoncé (privatiser, briser la puissance des syndicats, déréglementer, etc.).

Vous voulez dire que cette stratégie donne le sentiment que les discours politique est mensonger.

Exactement, et c’est catastrophique. Deuxième dégât, un peu paradoxal : une déformation de la perception du réel. Il est vrai que le réel empêche parfois de tenir tel ou tel engagement. Mais il est faux de prétendre que la réalité impose une politique. Toute réalité ferme et ouvre simultanément des possibles, et même plusieurs possibles. C’est une déformation à la fois injustifiée et à effets pervers de ne percevoir que l’aspect de fermeture. Si l’on dit qu’il n’y a qu’une politique possible, parce que « les experts sont formels, c’est la seule chose à faire », alors on produit une haine de la réalité. La stratégie du « on ne peut pas faire autrement » fait apparaître le réel comme pure contrainte et source de frustration. En bout de course, on produit la haine du réel. La réalité n’apparaît plus que sous la forme du « c’est horrible ». Et en plus ça donne une sorte de prime à l’altérité quelle qu’elle soit, à ceux qui refusent le réel.

Mais l’altérité, c’est une belle chose !

Entendons-nous. Bien sûr les politiques doivent proposer d’autres solutions, d’autres idées, etc. Mais l’invocation des contraintes du réel produit une haine du réel qui va faire adhérer au différent quel qu’il soit, y compris le plus immoral et le plus stupide. On ne s’occupera pas du contenu, il suffira que ce soit différent pour être a priori valorisé. Si on valorise l’autre en tant qu’autre (et pas à cause de son contenu), c’est l’idée même d’altérité qui ne veut plus rien dire du tout. Par exemple le slogan de « l’autre politique » est absurde : il met l’accent sur « l’autre », sans dire ce qu’il y a dedans, et en faisant comme si il n’y avait qu’une autre politique possible. Dualité absurde : je l’ai dit, il y a plusieurs autres politiques possibles. Les différences réelles sont beaucoup plus intéressantes que l’affirmation de « la différence » abstraite, en soi.

C’est la prime au fantasme que vous dénoncez. Et quel est le troisième dégât ?

Le troisième dégât concerne le PS. Les socialistes n’ont pas assumé leurs choix, ils n’ont pas dit « nous choisissons de faire ça », alors qu’ils ont fait effectivement des choix, et même des choix de gauche défendables, notamment l’absence d’augmentation des inégalités de revenus dans les années 1980 (je ne parle pas du rapport revenus de l’épargne/salaires). Ou encore l’instauration du RMI par Rocard. Pourquoi les socialistes n’on-t-ils pas orchestré, défendu, politisé ce choix, qui a changé la situation de la France ? Il y a eu des choix, et on a le sentiment qu’il n’y en a pas eu, c’est un comble !

Le recours aux experts produit une vraie confiscation de la parole. Voyez la manière dont ça s’est passé avec les Comités d’éthique : pendant un bref laps de temps, on a donné la parole aux « gens » ; et puis au lieu d’ouvrir un grand débat public ça s’est très vite refermé sur les experts qui ne laissent pas parler ceux qui ne savent pas.

Il faudrait distinguer deux choses : l’appel aux experts dans le débat public et la délégation du pouvoir aux experts. L’appel aux experts dans le débat public n’est pas en soi une mauvaise chose. Le vrai danger n’est pas tant la confiscation de la parole que l’homogénéité du discours des experts. L’intérêt de la consultation des ex-perts, c’est qu’ils ne disent pas la même chose. Voyez les experts au tribunal : on auditionne un expert. Et le verbe auditionner est très intéressant : on écoute les experts, pro et contra, mais ce ne sont pas eux qui décident. Les jurés, les juges doivent être confrontés à des discours différents. Le principe démocratique, c’est de tenir des discours différents devant un tiers qui tranche.

Le problème est la confusion entre le discours de l’expert et le discours de la décision. Et tous ces experts qui disent « il faut faire ça » ?

Que chaque expert dise, en argumentant sa position, « il faut faire ça », n’est pas gênant. Ce qui est gênant, c’est s’ils disent tous la même chose. Car s’ils disent tous la même chose, le juge, l’homme politique qui doit trancher a le sentiment qu’il n’y a plus vraiment de choix ; et là il y a dépossession du pouvoir. Il y a dépossession à partir du moment où les experts fonctionnent comme un groupe homogène, si on peut tout résumer en disant « les experts sont formels ». Or c’est un danger permanent en France, pour des raisons bien connues : centralisation, poids excessif de Paris, les gens sortent des mêmes écoles, etc. Le point capital c’est que les individus soient confrontés à des discours différents, à des idées diverses. Le consensus est l’ennemi du choix politique. Nous avons besoin de discours nets, avec des arrêtes et du tranchant, des positions clairement identifiées.

Nous aimerions passer à une autre question, celle du rapport entre figure de l’intellectuel engagé (Sartre) qui se dissout aujourd’hui sous la figure de l’expert. Avant, l’intellectuel posait que son savoir l’amenait à s’engager, et incitait les gens à s’engager aussi. Aujourd’hui l’expert inciterait les gens à ne pas agir, puisque de toute façon la bonne solution, il va la trouver, « laissez nous prendre la décision puisque nous on est au coeur des dossiers, pas vous ». Mais la question est moins celle de l’expert réel ou du technocrate que celle de sa figure dans les représentations collectives (lesquelles ont des effets réels).

La configuration est complexe. Il y a deux polarités : il y a celle entre engagement et non-engagement, dont vous parlez. Mais il y a une autre polarité, qui me paraît plus importante, celle entre généraliste et spécialiste : Sartre était typiquement un généraliste, l’expert est un spécialiste. Je dirais qu’il y a un déplacement de la parole publique vers la spécialisation.

Il y a la figure intermédiaire de l’intellectuel spécifique, comme Foucault ; n’importe qui peut devenir « spécialiste » d’une question sur laquelle on lutte, comme Foucault avec les prisons par exemple.

De Voltaire à Sartre, disons, il s’est construit en France une tradition de l’intellectuel généraliste et généreux, qui s’engage pour la vérité et la justice, et qui donne le ton de la politique, au moins de la politique « de gauche ». Le modèle français de l’intellectuel se déploie dans un cycle long, au moins deux siècles. C’est trivial de le dire, mais c’est vrai que nous manquons de recul par rapport aux dix ou vingt dernières années. Par exemple, on dit souvent qu’en France disparaît peu à peu ce qu’on appelait le « public éclairé ». Je ne sais pas si c’est vrai ou faux, c’est difficile à évaluer, mais si c’est vrai c’est certainement très important pour comprendre le statut de la parole politique, de sa diffusion, de sa réception. Bref, s’il y a déclin du modèle français (espace public, intellectuel engagé, etc.), c’est un peu tôt pour le dire.

Revenons à la confiscation de la parole par les experts. Comment garantir cette pluralité d’idées sur laquelle vous insistez ?

Il y avait aux États-Unis, jusque dans les années 1970, une doctrine appelée fairness doctrine, c’est-à-dire doctrine de l’impartialité ou doctrine de l’équité. C’était un principe à valeur juridique qui faisait obligation aux médias de présenter des points de vue contradictoires sur des sujets en débat. Je n’ai pas travaillé cette question de façon assez approfondie. Je ne connais pas les raisons pour lesquelles cette règlementation a été abolie. Mais le principe qui inspirait la fairness doctrine me paraît ouvrir des pistes intéressantes. Ce n’est qu’une remarque. L’important est de voir qu’il y a toujours deux voies pour produire des effets que l’on juge souhaitables (ici, la présentation de points de vue différents) : le réglement ou l’incitation. On peut édicter des règles pour obliger les acteurs à faire ceci ou cela ; on peut aussi donner des incitations, grâce à un jeu de compensations symboliques, fiscales, etc. J’indique simplement ces deux voies, mais savoir quelle est la plus satisfaisante, en soi et dans le cas qui nous occupe, je m’y engagerai pas aujourd’hui.

Parmi tous les discours, il y en a un qui nous paraît primordial, c’est celui des personnes qui souffrent et qui sont directement concernées par les politiques décidées. Prenons l’exemple des militants d’Act Up qui disent : les vrais experts du Sida c’est nous, puisque c’est nous qui souffrons, qui subissons les conséquences des décisions qui sont prises ou qui ne sont pas prises par les chercheurs ou par les politiques. Donc nous voulons intervenir en amont dans la définition des protocoles, dans la répartition des fonds entre recherche fondamentale et traitement, etc.

Je serais d’accord sur cette formule « nous sommes des experts » pour autant qu’en effet les malades disposent d’un savoir que les médecins ou les chercheurs n’ont pas et ne peuvent pas avoir, le savoir sur leur propre souffrance. Maintenant, déterminer jusqu’où les malades peuvent intervenir en amont, c’est difficile.

Et puis, dire « nous aussi nous sommes des experts » permet d’échapper à l’opposition stérile entre « vive les experts » et « à bas les experts ». Il s’agit de faire reconnaître plusieurs manières d’être expert de quelque chose. Non pas une critique de la figure de l’expert, mais au contraire une réappropriation de cette dimension. Après tout, chacun est expert de sa propre vie.

Oui, mais on n’échappe jamais à la prise en compte de l’avis de l’homme ou de la femme compétent(e), et même à l’argument d’autorité. Réfléchissez que même en mathématique la plupart des choses sont connues par confiance dans le discours de ceux qui ont étudié le problème, par leur autorité. À un moment donné, la communauté mathématique, c’est-à-dire concrètement quinze personnes qui ont décidé d’examiner un problème à fond, déclare que telle démonstration est bonne, et puis on n’y revient plus. Ça s’est passé récemment pour la démonstration du théorème de Fermat, démonstration qu’on cherchait depuis trois siècles. Il y a eu plusieurs tentatives qui ont été critiquée et rejetées, et voici quelques temps la démonstration de Wiles a été approuvée par la « communauté mathématique », c’est-à-dire, encore une fois, un tout petit nombre de personnes, pas même tous les mathématiciens. La spécialisation du savoir est telle que, même en mathématique, on ne peut évidemment pas tout vérifier soi-même. Donc on fait confiance à ses collègues, aux experts, à ceux qui ont étudié la question. Et puis bien sûr il arrive qu’un étudiant faisant plus tard sa thèse sur ce problème découvre qu’il y avait une erreur, ou simplement un quelque chose qui cloche, ou qui manque d’élégance...

Et vous en concluez quoi ?

Si même en mathématique la référence à l’expert et à l’autorité de la compétence est inévitable, alors cela doit être une donnée inéliminable de l’existence humaine. Mais j’y insiste : il faut distinguer le débat et la décision. Le débat, c’est le plus d’avis différent, le « principe du contradictoire », l’argumentation pour et contre, l’hétérogénéité des points de vue, le refus du monopole du discours, le refus du discours arrogant qui déclare : « Moi, la vérité, je parle ». La décision, c’est la légitimité de l’instance qui décide, qui doit donc pouvoir être contrôlée a posteriori. La démocratie, c’est d’abord le pouvoir de renvoyer les gouvernants qui n’ont pas donné satisfaction. C’est quand même une des grandes inventions politiques de l’humanité.