Beckett ou l’éternelle vieillesse

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Beckett ou l’éternelle vieillesse « Je gardais le meilleur pour la fin, mais je ne me sens pas bien, je m’en vais peut-être, mais ça m’étonnerait. C’est une défaillance passagère, tout le monde connaît ça, on défaut, puis ça passe, les forces reviennent et on recommence (...) Pourquoi ce besoin d’activité ? » (Malone meurt)

Naître vieillard chenu, sans avenir, au passé oublié, réinventé, reperdu, sans dehors, sans utilité, ne pouvant rien, ne voulant rien, sans but, sans croyance, avec seulement son lit, quelques possessions insanes, et des rêveries épuisées en guise d’identité à soi... Voilà à peu près le credo de tous les héros beckettiens. « J’avais commencé au commencement, figurez-vous, comme un vieux con », dit Molloy. Mais les autres, c’est pareil : Murphy, Malone, Macman, une « belle galerie de crevés ». Comment Beckett parvient-il donc à extraire autant de fraîcheur et de rage comique dans cet étrange culte des vieillards, culte sans raison, sans compassion, sans rien ? Dès le départ, sa littérature s’engage dans un étrange devenir-vieux où il s’agit toujours d’en finir et où on n’en finit jamais avec rien, où la vie se réduit à une simple voix aux murmures hilarants pour dissimuler l’effroi autant qu’elle peut : « Cette voix qui parle, se sachant mensongère, indifférente à ce qu’elle dit, trop vieille peut-être et trop humiliée pour pouvoir enfin jamais dire enfin les mots qui la fassent cesser, se sachant inutile, pour rien, qui ne s’écoute pas, attentive au silence qu’elle rompt, par où peut-être un jour lui reviendra le long soupir clair d’avant et d’adieu, en est-elle une ? » C’est dans L’Innommable, ça pourrait être ailleurs.

À croire que Beckett n ’a jamais été vieux, tant il a passé sa vie à le devenir. Mais c’est peut-être là que gît justement toute la merveille de ses romans : avoir inventé la possibilité d’un devenir-vieux, d’une ligne pure de vie détachée de tous les clichés et de tous les stigmates de la vieillesse comme de la jeunesse, Et ce devenir n’est plus une question d’âge : il est vie « pure », c’est-à-dire enfin détachée de ses images et de ses statuts, de ses modèles et de ses idoles, de ses fins et de ses fondements, de ses projets d’avenir et de ses nostalgies de la mémoire. Vie qui conjure toute peur de la mort, qui ne ne saurait finir, puisqu’elle n’est que son écoulement.

Évidemment, une telle littérature ne fait pas vivre, mais elle donne de la vie. C’est peut-être déjà beaucoup. C’est en tous cas rassérénant quant à nos médiocres terreurs de vieillir, de nous effondrer, de nous épuiser. Et cela fait littéralement exploser la séparation des jeunes et des vieux. La vie véritable est irréductible à ses formes biologiques et se moque de ses formes sociales : elle est immémoriale.

Sur fond de néant et de non-sens, dans les boucles de ses ressassements, prise dans son vieillissement irréversible, la vie beckettienne continue son chemin, injustifiable, nécessaire. Il y a bien là de l’imposture et de la grâce, et comme un appel à une autre jeunesse et à une autre politique : ne pas imiter, ne pas être dupe de ses croyances, ne pas chercher à justifier la vie comme si elle était originellement coupable, Simplement : « Encore un effort », Comme une injonction irraisonnée à ne pas renoncer. Avec Beckett. l’âge, la fatigue et l’expérience cessent enfin d’être des excuses.