La télévision : drogue dure ? drogue douce ?

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Au début de l’année le petit livre rouge de Pierre Bourdieu Sur la télévision a fait un peu de bruit et puis le bruit est retombé. On s’y attendait : que peut un petit livre contre les milliards de la télévision et sa puissance formidable de récupérer tout ce qui se donne à elle ? Et si le débat sur l’information à la télé était à côté de la plaque ?

Pierre Bourdieu a à peu près raison sur tout, c’est déjà pas mal. Oui, la télévision peut constituer un danger pour la démocratie (et pour beaucoup d’autres choses). Oui, elle est bien souvent le lieu de complaisance d’un narcissisme indigne, le royaume des fast-thinkers (les Finkielkraut, Ferry, Attali, etc., dont on ne dira jamais assez de mal), l’empire des piteux faux ou vrais-faux débats. Oui, elle est la proie non seulement d’une censure politico-économique mais plus encore d’une auto-censure insidieuse due à la circularité de l’information et au jeu pervers de la concurrence. Oui, elle cache souvent ce qu’elle prétend montrer ou tend à créer la réalité même dont elle prétend rendre compte. Oui, mille fois oui, Bourdieu a raison de le penser et de l’écrire. Surtout qu’en face, on a le discours d’un Baudrillard qui vient nous expliquer que la télévision s’insère dans un processus généralisé de virtualisation-déréalisation du monde, qu’il n’y a plus de réel du tout, que tout est devenu image et qu’il n’y a plus rien derrière l’image. Baudrillard devrait moins regarder la télévision et, pour mon compte, je vendrai toujours mille Baudrillard pour un Pierre Bourdieu.

Cependant, un trouble continue à me tarauder. L’essentiel des critiques bourdivines portent sur la question des journalistes et de l’information. Mais la télévision est-ce que c’est vraiment fait pour informer ? Certes, la télévision prétend informer, mais est-ce que la plupart des gens utilisent la télévision comme moyen d’information ? Au-delà du dernier résultat sportif ou électoral ? Au-delà de la dernière catastrophe aérienne ou de la météo pour demain ? Au-delà de quelques images illisibles de Sarajevo en ruines ? En vérité, je n’ai jamais rencontré personne qui regardait la télévision pour s’informer. Personne. Et Dieu sait que j’en rencontre des gens, et de tous les milieux, et des bons gars et des crapules, même des gens qui regardent la grand-messe du 20 heures tous les soirs, même ma grand-mère qui aime Naguy et Patrick Sébastien « parce qu’ils sont sympas », même des gens qui regardent Aux frontières du réel le samedi soir sur M6, c’est tout dire...

Mais ces mêmes gens, quand ils veulent s’informer achètent le journal, et quand ils ne l’achètent pas, c’est qu’ils ne veulent pas s’informer, qu’en ce jour de grosse fatigue, ou de légère déprime, ou de repos bien mérité (ou justement pas mérité du tout), ils se permettent de se foutre complètement de s’informer de l’état du monde. Ils aimeraient mieux que le monde pour un moment leur lâche un peu les baskets. Ils aimeraient seulement s’abrutir un peu, passer le temps (ce n’est pas toujours facile quand on est vieux, malade, chômeur, en thèse de doctorat, ...), ne rien faire, surtout ne voir personne et perdre leur temps (parce qu’il y a aussi une vérité du temps qu’on perd). Devant le 20 heures, comme devant autre chose : peu importe, il ne s’agit pas de s’informer, mais de s’abrutir ou de se faire plaisir avec la télévision en tant que telle, sûrement pas avec ce qu’elle dit en-dehors d’elle. Et tant mieux si on tombe sur un reportage épatant ou un film de John Ford, et tant pis si c’est un sit-com débile. Et souvent même tant mieux si c’est un sit-com débile suivi d’un reportage sur les gnous de Tanzanie, et pas un film de John Ford, parce que c’est pervers les gens, surtout les admirateurs de John Ford.

Alors, voilà. Il faut reconnaître que c’est curieux de reprocher à la télévision d’abrutir les gens, de les manipuler, de les désinformer, de leur homogénéiser le réel, si la plupart d’entre eux (en fait, sûrement tous - je mène l’enquête depuis tellement d’années) regardent avant tout la télé pour s’abrutir, se reposer de penser et lâcher un peu le monde. C’est tellement curieux que j’en viens à faire l’hypothèse que la télévision est rien moins qu’un appareil idéologique de manipulation, seulement une drogue, « l’opium du peuple » mais avec un génitif subjectif. Si c’est un alcool ou une drogue, alors on (Pierre Bourdieu et moi) ne peut pas la critiquer en soi, la télé, parce qu’on (Pierre Bourdieu et moi) est quand même des libéraux sur la question, et qu’on (toujours les mêmes zozos) sait bien qu’avec les drogues ce n’est jamais une question de substance (et de structure) mais d’usage (et de pratiques structurantes, comme il dit, Bourdieu, pas moi). On peut en user « bien », de la télé, commode drogue douce pour couper un peu avec les exigences du monde, et on peut en user « mal », affreuse drogue dure, dont on ne peut plus se passer, et il vaut mieux alors faire gaffe et essayer de tout arrêter.

Mais dans tous les cas, ce n’est pas très grave. Même dans le dernier cas, dans le cas de l’accro à mort, la télé n’est encore qu’un symptôme. Ce n’est pas en sevrant brutalement un junkie qu’on règlera ses vrais problèmes qui viennent toujours d’ailleurs (misère économique, affective, psychologique, ...). C’est bien pareil pour la télé. Et cela ne veut pas dire qu’il n’est plus question de politique. Certainement, quand on voit débarquer tous les jeux, talk-shows et autres cochonneries made in USA, on se dit que les Américains veulent un peu nous faire le coup que les Anglais avaient fait en Chine au siècle dernier avec l’opium. Même si la différence avec les Américains, c’est que ces émissions effroyables sont aussi diffusées chez eux, jusque dans leurs maternelles, tout comme on sait que les flics new-yorkais bombardent Harlem de crack le jour où la révolte gronde un peu trop fort. Mais il n’y a pas de quoi s’inquiéter. Les ravages sont quand même moins violents qu’avec l’opium ou le crack. Et dans une perspective plus générale, on sait que le capitalisme, quand il aura besoin de travailleurs moins abrutis, saura très bien trouver les moyens de répression adéquats, comme ce fut le cas avec l’absinthe.

À ce moment-là, regarder ou faire de la télé, même la pire, sera peut-être un acte de résistance, au nom de l’éternel droit à la paresse. D’ici là, il y a sans doute encore plein d’usages pervers et d’expérimentations tordues à faire avec la télévision. En continuant à inventer de nouveaux shaddocks avant le JT. En continuant à user de la télé pour ce qu’elle est. Les romantiques pourront toujours regretter l’image de Verlaine méditant devant son verre d’absinthe. Moi, je préfère celle de Duras s’amusant comme une folle à zapper toute la nuit entre feu La Cinq et M6.