où sont les valises ?

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Les informations les plus graves se glissent parmi les autres et s’y diluent dans l’insignifiance. La preuve rapportée récemment par l’Inde et le Pakistan de leur capacité nucléaire ne pouvait passer inaperçue, non plus que le missile balistique nord-coréen traversant le ciel du Japon, mais qu’en est-il de la dispersion de ces armes nucléaires miniaturisées de la taille d’une valise ? Les États-Unis se sont récemment préoccupés de celles que l’URSS aurait du temps de sa puissance disséminées sur leur territoire. Ils confessent à l’occasion en avoir déposé derrière les « lignes ennemies » du Pacte de Varsovie et peinent aujourd’hui à faire le compte exact de ces objets mal surveillés (Le Monde du 21 août 1998).

Nous avons changé d’époque mais n’avons pas gagné au change... Il nous avait fallu d’abord intérioriser l’expérience pratique de l’arme nucléaire. Deux arguments combinés avaient permis aux contemporains de cet événement de poursuivre leur quête du bonheur, nonobstant la terreur familière installée au fond des consciences. L’un, irrecevable, fut néanmoins largement reçu. Sans Hiroshima et Nagasaki, répéta-t-on à satiété, les Japonais auraient gardé longtemps la maîtrise d’une guerre classique, destructrice de milliers de vies humaines. Pour massive qu’elle ait été, expliqua-t-on, l’horreur créée par le souffle atomique restait justifiée par le but poursuivi : éviter des pertes et souffrances dont on s’échina à démontrer qu’elles auraient pu faire plus de 500‑000 victimes. L’autre argument, à défaut d’être convaincant, fut de facto rassurant. Les menaces provenaient à la fois de l’Orient et de l’Occident. Deux mastodontes (suivis de quelques comparses) produisaient ainsi un équilibre de « la terreur » en raison de l’effroi que chacun inspirait en même temps à lui-même et à son double.

La désagrégation de l’un d’entre eux a faussé la balance. Amorcé sous Gorbatchev, le processus précautionneux de désarmement conventionnel par étapes n’était pas encore significatif que déjà, en se volatilisant, l’État-Parti jetait un brouillard sur le sort et la destination des armes nucléaires. Le vainqueur par défaut et ses acolytes se crurent maîtres du monde. Ils n’étaient pas pour autant d’humeur à renoncer aux moyens de la puissance maximum. La dissuasion resta au cœur d’un raisonnement inébranlable. Il fallait maintenir l’outil, en accroître la puissance et la précision pour ôter à quiconque la possibilité de s’en servir le premier. Il fallait aussi faire passer pour respectables les États détenteurs. Le FMI ne lésina pas, soutenant à fonds perdus un État russe devenu mafieux, mais que sa possession de l’arme totale contraint à revêtir de couleurs présentables.

On aurait tort de croire que les humains en restèrent là, pris au piège d’un risque énorme et stupide. Des individus de partout, vrais citoyens (ils méritent ce titre pour s’être souciés du bien universel), obtinrent en 1994 que l’Assemblée générale des Nations unies interroge la Cour internationale de justice : « Est-il permis en droit international de recourir à la menace ou à l’emploi d’armes nucléaires en toutes circonstances ? » Que croyez-vous qu’il fut répondu ? Ceci : il n’y a pas d’autorisation spécifique d’utiliser ces armes, il n’y a pas non plus d’interdiction complète et la Cour « ne peut conclure de façon définitive que la menace ou l’emploi d’armes nucléaires serait licite ou illicite dans une circonstance extrême dans laquelle la survie même d’un État serait en cause ». Sensibles au caractère piteux de cette non-réponse, les quatorze juges qui composent la Cour publièrent chacun des opinions individuelles ou dissidentes. Pour les uns, cette rédaction contournée n’était en aucune manière la porte entrouverte à une autorisation d’usage, mais pour les autres (juges français et américain notamment) les États demeuraient libres d’agir à leur guise. Le propos fut entendu et les grandes puissances, ardentes défenderesses de leur jouet préféré, ne tardèrent pas à récolter ce qu’elles avaient semé. La liberté dont elles avaient usé et qu’elles avaient voulue sans limite juridique, d’autres s’en saisirent. Pris en tenailles entre la pauvreté et l’humiliation, constatant depuis cinquante ans que le droit de la Charte n’est que prétexte à manipulations comme dans le jeu grotesque et meurtrier qui se joue avec l’Irak, les peuples qui n’appartiennent pas au club étroit de l’Occident et de ses alliés, cherchent dorénavant dans le désordre la revanche et la vengeance. Ils combinent quelques cas d’États assez forts pour prétendre entrer en première division, entendez, avoir cette capacité nucléaire qui est la clef du respect international quelle que soit la nature du régime concerné, et des cas innombrables, impossibles à répertorier, d’individus, groupes, réseaux qui, jouant sur l’intégrisme et le fanatisme, vivent du trafic des armes et en sont peut-être déjà à négocier ces valises égarées chargées de matières fissiles. La jonction de ces deux pôles est explosive. Le rigorisme islamiste dans les mœurs, pour hypocrite qu’il soit, ne peut que se durcir et faire recette devant la triste obscénité étalée par l’affaire Lewinsky. Les frappes américaines, marque arrogante de la supériorité militaire invincible des États-Unis, nourrissent immanquablement chez les gouvernants les plus exposés et les plus durs, le désir d’être un jour en mesure de riposter. Désormais, nous sommes tous en danger. De mini guerres atomiques ne sont plus improbables. Par ailleurs, vivant à Nairobi ou à Paris, tous, nous pouvons périr par une voiture piégée, mais voilà que celle-ci peut être chargée de matière atomique.

L’issue ? Une stridente et urgente campagne d’opinion publique pour que l’interdiction absolue des armes nucléaires ait valeur, non de contrat ne liant que les signataires, mais de loi internationale indérogeable (règle de jus cogens, dit-on dans le jargon des juristes). Cela ouvrira l’heure du contrôle et de la destruction de toutes celles actuellement disséminées et sera l’occasion de rappeler que le Conseil de sécurité a trahi la Charte qui lui confiait (art. 26) de garantir que « ne soit détourné vers les armements que le minimum des ressources humaines et économiques du monde ».