un homme ordinaire

Où l’on rencontre Antoine, « congolais-zaïrois ».
Où l’on cherche, comme lui à mieux comprendre « le mécanisme du monde ».
Où l’on croyait faire connaissance avec un banquier ; où le banquier se moque bien d’avoir son compte garni ; où l’on se sent moins pauvre.
Où l’on pense à Ulysse, et au jour où il retrouva Pénélope et Télémaque.

1. Là-bas

« Je reprends ma trousse et mon cuir anglais ; puis, laissant la fumée aux sots qui s’en nourrissent, et la honte au milieu du chemin, comme troupe lourde à un piéton, je vais rasant de ville en ville, et je vis enfin sans souci »
Figaro, Le Mariage de Figaro, acte V, scène 3.

Antoine : Il fallait que je parte parce que compte tenu de ce qui se passait là-bas me concernant, et de mon état de santé... il fallait que je parte. J’ai décidé de partir au mois de juillet 1996, et j’ai quitté le Zaïre, Kinshasa. Je suis resté une semaine à Brazzaville, le temps de rencontrer les gens qui allaient me faire partir pour l’Europe. Je suis parti de Brazzaville le 14 juillet — je me souviens du 14 juillet parce que c’est la fête ici en France — et je suis arrivé en France quinze jours plus tard, au port du Havre. J’avais une adresse avec moi, d’un vieux copain avec qui j’étais allé au collège, qui était en France depuis plus de quinze ans.

Bon, ça c’est les conditions du départ. Il faut peut-être qu’on aborde aussi les raisons qui ont motivé ce départ. Pour résumer, lorsque je termine ma scolarité universitaire en 1987, je rentre directement à la Banque Zaïroise du Commerce Extérieur, et, en 1990, je passe un concours pour l’université de langue française d’Alexandrie, pour faire une spécialisation en finance. Au bout de ce cursus, j’obtiens la possibilité de faire un stage à l’université de Liège, d’avril à décembre 1992.

Quand je quitte mon pays en 1990, le Zaïre est dirigé par Mobutu depuis 1965 ; ça fait 25 ans qu’il est au pouvoir, et il rencontre des difficultés à la fin des années 1980, qu’on relie à la Perestroïka, à la chute du mur de Berlin, à la conférence franco-africaine de La Baule, où Mitterrand dit que l’aide de la France sera donnée aux pays africains en fonction de leur degré de démocratisation. Tous ces événements incitent Mobutu à prononcer un discours en avril 1990, où il annonce la démocratisation du pays, et la libéralisation des partis politiques. Ça correspond à peu près à mon départ du pays. Il faut savoir qu’avant ça, on a vécu sous un régime de parti unique où tous les Zaïrois étaient considérés comme membres du Mouvement Populaire de la Révolution, le MPR.

Je me retrouve en Belgique. Au pays, les choses avancent à leur rythme : avant de passer au multipartisme intégral, tout le monde convient de se retrouver autour d’une table, ce qu’ils ont appelé la Conférence Nationale Souveraine, qui réunit toutes les sensibilités exprimées dans le pays, pour définir le mode de gestion dans les années à venir, le calendrier des élections... Et au cours des élections, on élit premier ministre l’opposant de toujours au régime de Mobutu, Étienne Tshisekedi. Il est originaire du Kasaï, comme mes parents. Mes parents ont émigré dans la province du Sud Est, le Shaba, dans les années 1940. Le gouverneur de cette province organise une chasse à l’homme contre les non-originaires, des Kasaïens pour la plupart, qui fêtaient l’accession au pouvoir d’un des leurs, comme premier ministre. Ça cause ce que nous nous appelons là-bas un génocide, parce qu’il y a eu une tuerie organisée sur une grande échelle — personnellement, j’ai une cousine qui a perdu ses cinq enfants au cours de ces événements.

Pendant ce temps je suis en Belgique, et, avec mes amis, nous nous disons qu’il faut faire quelque chose. Ces gens qui vivaient, comme mes parents, depuis quarante ans, cinquante ans dans la région, qui n’avaient plus d’attaches avec le Kasaï, plus rien, sont renvoyés en masse, dans des trains, dans leur région natale, dans des conditions très misérables. En Belgique nous créons une association, le Fonds pour le Développement du Kasaï, pour collecter des aides à leur apporter. Et comme mon séjour en Belgique se termine en décembre — les tueries, tout ça se passe au mois de septembre —, les amis me mandatent avec les premiers moyens récoltés en Belgique, pour aller soutenir dans la mesure du possible les familles au Kasaï.

Quand j’arrive là-bas accompagné de deux amis, en janvier 1993, on achète des toits, des vêtements usagés, qu’on distribue à certains refoulés du Shaba. À ma grande surprise, lorsque je retourne à Kinshasa pour reprendre mon travail, des amis, des gens du pouvoir m’interpellent pour me demander pourquoi et au nom de qui j’ai fait ce que je viens de faire. Je suis éberlué, mais eux me considéraient toujours comme un membre du MPR.

Il faut dire qu’à l’époque du discours de libéralisation de Mobutu, moi et d’autres jeunes avions été invités à une réunion de cet ancien parti unique, où on nous demandait de prendre la succession des anciens barons, comme gage au peuple. Certains avaient accepté, moi qui partais, je n’avais pas donné ma réponse. À mon retour, ils m’avaient gardé dans leur fichier...

En Belgique mes amis continuaient à récolter des dons. Tout ça nous amène en 1994, où les amis m’envoient quelqu’un avec des moyens pour poser le deuxième acte. On s’organise pour descendre au Kasaï. Pendant que nous étions en train de distribuer des vêtements, des médicaments, on se fait interpeller et on se fait arrêter. On reste à l’arrêt quelque temps... deux mois. Ma femme s’inquiète, à Kinshasa, elle fait intervenir son père, qui est professeur d’université et qui connaît du monde.

Il va au ministère de l’Intérieur, où on finit par lui répondre : « Le mari de votre fille, c’est un trouble-fête, il a convoyé des armes au Kasaï et il a été arrêté. » Il intervient pour que je sois relâché avec mes amis.

Je suis rentré à la Banque, et là je me suis posé des questions : fallait-il que ça continue comme ça ? Alors je vais faire une demande d’adhésion au parti du principal opposant, en me disant que c’est la seule façon pour moi de faire connaître ce que je suis en train de faire, et s’il m’arrive encore quelque chose, avec ce parti qui est l’un des plus puissants du pays, qui est connu et reconnu nationalement et internationalement, au moins il ne pourra rien m’arriver de pire.

VACARME : Donc tu es entré en politique pour pouvoir continuer à mener à bien des projets humanitaires ?

Antoine : Humanitaires, uniquement. Je n’avais jamais pensé faire du travail politique. Et je me suis dit qu’il fallait que mon organisation vive au pays, qu’elle y ait une assise. J’intéresse des amis ; on avait une association d’anciens élèves du collège — la plupart étaient des Kasaïens — on jouait au football le dimanche ; on s’organise et on porte le même nom : Front pour le Développement du Kasaï. On continue à se réunir le dimanche et à jouer au football. Jusqu’au mois de septembre 1995 qui me sera fatal, où je rentre d’une réunion et nous sommes pris en sandwich dans le véhicule que je conduisais. Au départ, je pense que ce sont des brigands qui veulent nous voler des trucs ; je m’arrête, et puis on ouvre les portières, et là on passe un mauvais quart d’heure, un très très mauvais quart d’heure. On me transfère dans la polyclinique de mon beau-père, et on réalise que les traumatismes que j’ai subis sont vraiment importants, que j’ai une hémorragie interne assez grave, et qu’il faut que je quitte le pays, pour me faire drainer le sang qui était en train d’envahir tout mon thorax. Dans la semaine qui suit, on m’évacue au Botswana, où j’ai aussi un frère médecin qui m’accueille ; et je me fais opérer. Je reste là-bas jusque début 1996, le temps de récupérer.

En 1996, vers avril, je ne sais plus..., je rentre au pays. C’est là que la décision de partir ne va pas tarder : j’arrive chez moi, je trouve que ma maison a été complètement détruite pendant que je n’étais pas là. Ce ne sont pas des brigands, qui volent le téléviseur et ce qu’il y a à prendre : tout a été détruit, pillé, saccagé. J’ai dit : bon, la prochaine étape, ce sera quoi ? Je ne serai plus en vie ? Pourquoi s’acharner ? Voilà le parcours abracadabrant qui m’a fait arriver en France

VACARME : Tu étais plutôt un citoyen ordinaire ?

Antoine : Oui, je me considère jusqu’à présent comme un citoyen ordinaire, très ordinaire. C’est un concours de circonstances qui a fait qu’il fallait faire quelque chose. Tout mon parcours, je ne vois pas en quoi il n’est pas ordinaire...

2. Ici

« Dès qu’il eut entendu ces mots, le porcher se leva,
Et, s’approchant d’Ulysse, il dit ces paroles ailées :
Télémaque, étranger, te donne ces mets et te prie
D’aller quêter de table en table, à chaque prétendant ;
La honte”, dit-il, “n’est pas de saison, quand on n’a rien”. »

Homère, L’Odyssée, chant XVII, 348-352.

VACARME : Le citoyen ordinaire, une fois qu’il est en France, va encore faire son boulot de citoyen ordinaire en s’engageant à l’association AIDES. Qu’est-ce qui t’a poussé à AIDES ?

Antoine : L’oisiveté, d’abord. Je n’avais pas de permis de travail, et je m’étais interdit de faire n’importe quel type de travail ; sans papiers, j’ai refusé de me faire exploiter. J’ai demandé à la directrice du foyer s’il y avait des organisations où je pouvais travailler bénévolement. Le Sida est intervenu par hasard : un jour je regardais la télé, j’ai entendu parler d’une association de lutte contre le Sida qui s’appelait AIDES et il y a eu comme un déclic dans mon esprit. Je me suis dit : je suis en France, tant qu’à faire, ça peut être utile pour moi et pour mon pays de savoir ce que fait cette organisation-là.

VACARME : Quels ont été les apprentissages les plus importants à AIDES ? Est-ce que la rencontre avec ce monde associatif, avec toutes ses particularités, l’homosexualité, l’usage de drogues..., a été de l’ordre du choc des cultures, ou pas du tout ?

Antoine : Très sincèrement ça a été un choc important, très important d’ailleurs, parce que lorsque j’ai fait ma démarche, j’en ai parlé avec un de mes amis, celui chez qui je suis arrivé ; il me dit : « Ah, mais tu ne sais pas que là-bas c’est heu... des... »

VACARME : « ...c’est des pédés. »

Antoine : Oui. J’ai dit que non ; il me dit : « Fais gaffe hein ! » (Rires) Il m’a raconté une histoire loufoque : « Tu sais, j’ai un de mes copains, un jour dans un ascenseur, il y a un gars qui le regardait, qui lui a dit : « Tu me plais. », qui lui a sauté à la bouche et qui a commencé à l’embrasser et tout... » Et alors, si c’est ça... Je n’ai pas trop peur, mais si quelqu’un ose se comporter de cette manière, alors il aura une baffe...

VACARME : C’est dans cet état d’esprit que tu es arrivé à AIDES.

Antoine : Oui. Après les premiers entretiens, je ne pouvais pas reconnaître un pédé d’un non-pédé, et encore aujourd’hui, je ne sais pas beaucoup faire la différence... Ce n’est que lorsque je vais commencer la formation à AIDES que je vais être éberlué, estomaqué, en me rendant compte que j’étais effectivement dans un monde d’homosexuels, parce que, sur les presque quarante personnes de la formation, la plupart des hommes qui étaient là étaient homosexuels, et on était deux à se déclarer non-homosexuels.

À un moment donné, je me suis demandé : « Est-ce que tu continues, ou est-ce que tu arrêtes ? » Compte tenu du fait que mes formateurs étaient corrects, et même très corrects, et que les gens étaient sympathiques, je me suis dit : « Tant que moi, je sais ce que je suis, et que les autres sont corrects avec moi, j’avance. » Mais depuis la formation j’ai été attentif, peut-être trop attentif, et j’ai essayé de faire la différence en n’embrassant pas les hommes, parce que mon père, je ne l’ai jamais embrassé, et c’est une des personnes que j’aime le plus au monde, donc je ne voyais pas pourquoi j’allais embrasser un homme parce que je l’avais rencontré à l’association.

La cohabitation a été correcte, et prudente en ce qui me concerne. Les usagers de drogues, je n’en ai pas beaucoup rencontrés ; dans ma formation, il y en avait un. Dans le fond, on ne reste pas indifférent. On enregistre des choses... un peu... quoique... jusqu’à aujourd’hui, autant je comprends la toxicomanie, autant je ne comprends pas les homosexuels. Autant je ne comprends pas, autant je respecte les choix des autres, sans les comprendre. Sans les comprendre. Ça reste tout de même une démarche qui rend difficile mon intégration complète dans l’association. Je ne me sens pas toujours complètement à l’aise, même si j’ai du respect pour les gens qu’on rencontre là.

VACARME : En arrivant en France, as-tu eu le sentiment de « repartir à zéro » ?

Antoine : Oui. C’est plus que repartir à zéro, c’est réapprendre à exister dans un monde nouveau, où on n’a rien, juste un toit (ndlr : dans un foyer de l’association France Terre d’Asile), des papiers (ndlr : de demandeur d’asile politique) pour ne pas se faire arrêter par la police. C’est réapprendre à trouver ses marques dans des conditions de vie difficiles, parce qu’on n’a pas sa famille avec soi, on a du temps, on ne sait pas quoi en faire parce qu’on est loin de chez soi.

Je suis quelqu’un qui viens d’une grande famille où j’ai connu ce qu’on peut appeler la richesse matérielle. Je n’ai jamais manqué de rien, pendant toute mon enfance, ma jeunesse, toute ma scolarité. Mais, en même temps, j’ai toujours su que ça contribuait à rendre la vie facile, mais que ça n’était pas ça la richesse. Et la plus grande des richesses, c’était la santé, encore que la mienne commençait à être précaire, dans la mesure où mes traumatismes ont eu des conséquences que je porte encore...

Je ne me suis pas senti pauvre, parce que, pour moi, la richesse ce n’est pas le compte garni. Je ne connais pas la précarité : pour moi, ne pas manger un jour, deux jours, ce n’est pas ça la précarité ; on finit toujours par manger. Et lorsque j’aurai faim faim faim, je n’hésiterai pas à frapper à une porte inconnue pour leur dire que j’ai faim.

VACARME : Je me demandais si, en fait, tu avais été un « sans-papiers » à un moment donné ?

Antoine : Non, finalement ; parce qu’il y a eu un heureux concours de circonstances pendant que mon dossier était encore à l’instruction à l’OFPRA, après avoir été débouté en première instance : le gouvernement a changé en France, il y a eu la circulaire Chevènement et nous avons fait, avec AIDES, une demande de régularisation au cas où. Et finalement, avec les certificats médicaux que j’ai fournis, le Préfet a accepté de me délivrer un titre de séjour provisoire d’un an, même s’ils m’ont attribué dans un premier temps un titre de séjour sans permis de travail, arguant qu’il fallait que le certificat médical précise que je pouvais travailler...

VACARME : As-tu été étonné d’être débouté du droit d’asile ? Quels ont été tes sentiments ? De la colère ?

Antoine : Non ; ou peut-être une colère refoulée, parce que la personne qui m’avait auditionné avait manifesté très peu d’intérêt à mon récit. En revanche, j’étais certain qu’au recours, compte tenu du fait qu’il y a trois personnes qui t’entendent et qui sont à des niveaux respectables, où il n’y a pas de parti pris, j’étais certain que j’allais avoir le statut. Et malheureusement, comme il y avait eu des changements de pouvoir au Zaïre, la commission a estimé que je prétendais avoir été persécuté par un pouvoir qui n’existait plus, et donc que les raisons pour lesquelles je formulais ma demande n’existaient plus non plus.

VACARME : Quels sont tes souvenirs les plus pénibles de ce parcours administratif ?

Antoine : Ce manque de considération que les agents — peut-être blasés, je ne sais pas — ont vis-à-vis des personnes qui sont devant eux. Pas spécialement moi, parce qu’il y a cinq ou dix personnes qui passent avant toi, il y en a autant qui passent après toi, tu as le temps de voir comment ça se passe. Et ça, ça me laisse amer vis-à-vis de l’image — si je peux me permettre de parler de la France — parce qu’ils exigent que tous parlent français. Le français, ce n’est pas la langue natale de tous, ce n’est qu’une langue d’emprunt pour les gens qui viennent en France ; autant quand j’étais à Alexandrie, que je pouvais balbutier quelques mots d’arabe, automatiquement ça suscitait l’intérêt de mes interlocuteurs arabes et leur sympathie, parce que je m’intéressais à leur langue et à leur culture, quand bien même je ne parlais pas leur langue, ils manifestaient du respect, autant, quand je parle avec des anglophones et que je ne parle pas très bien l’anglais — je connais juste les formules de salutation, je sais demander mon chemin... — l’intérêt qu’ils me manifestent est différent de l’attitude du Français, quand il a devant lui des gens qui ne parlent pas sa langue. Et ça, c’est la France, mais ils ne se rendent pas compte que la langue française n’est pas celle des autres. Ça c’est pénible, oui.

VACARME : Tu te souviens de la petite anicroche avec l’assistante sociale de la sécu. Est-ce ton souvenir le plus cuisant ?

Antoine : Ça, c’est après l’obtention de mon titre de séjour. Je lui avais demandé de renouveler ma carte de sécurité sociale. Elle m’avait dit : « Mais monsieur, vous ne trouvez pas que vous allez plus souffrir ici, parce que les démarches qui vous attendent sont encore longues et pénibles et que vous feriez mieux de retourner chez vous, parce que ça va être encore plus dur pour vous ici. » Je l’ai regardée en souriant, et en répondant que si le Préfet avait estimé qu’il devait me régulariser, ce n’était pas à elle de me dire s’il fallait retourner chez moi ou pas, j’étais assez grand pour savoir si je restais ici ou si je rentrais. Gentiment et simplement. Mais vis-à-vis des gens déjà fragiles, du fait de leur long séjour oisif, les démarches administratives où ils n’essuient qu’humiliation et refus, ça peut être une goutte d’eau qui fait déborder le vase. En ce qui me concerne, j’avais déjà autour de moi les gens de l’association, des amis, je venais d’être régularisé, et ce genre de propos, j’ai préféré les minimiser, faire comme si elle n’avait rien dit.

Mon discours peut paraître celui de quelqu’un qui ne manifeste pas ses souffrances. Je pense que c’est dû à ma culture, à mon éducation. On m’a appris à souffrir en silence, à ne pas exprimer mes souffrances. Je pense à mon père, qui, à chaque fois qu’on lui demandait une chose, ne voulait jamais qu’on la lui demande une deuxième fois. Il estimait qu’une fois suffisait, qu’il avait entendu, et qu’il réglerait le problème en son temps, que se plaindre aux autres, c’est se dévaloriser. Voila pourquoi je n’insiste pas trop sur les moments douloureux, difficiles.

Le plus difficile, c’est parce que je suis quelqu’un de marié, quelqu’un qui a un enfant, dans cette solitude-là. C’est là où c’est le plus difficile, quand tu te retrouves à partager le repas seul. Je suis issu d’une famille de plus de quinze personnes. J’ai toujours tout partagé, mes repas, ma chambre à coucher ; à l’université, on partageait la chambre à trois, quatre. Donc, toujours entouré, se retrouver dans une petite chambre seul, pour un jour, six mois, deux ans..., c’est ça qui est pénible. On pense à ça, on est seul à vivre. Quand on doit vivre sa sexualité, forcément on doit tromper sa femme, parce que c’est inévitable. Il faut le faire, je considère que je dois le faire, parce qu’autrement, ça te gonfle... Ça c’est dur, s’obliger à le faire, surtout que la personne qu’il y a en face, c’est pas une pute, c’est quelqu’un de bien, quelqu’un qui te fait confiance, quelqu’un qui commence à nourrir des sentiments vis-à-vis de toi... Exprimer à une amie qu’on ne peut pas faire plus, qu’on est reconnaissant déjà qu’elle accepte de partager tout ça, et qu’après, il faudra que ça s’arrête, ça c’est dur, et en même temps. Bon. C’est comme ça.

3. Voyages

« Voilà pourquoi nous nous flattons de ne pas nous enfermer derrière les murailles d’une seule cité ; nous établissons des relations avec la terre entière et proclamons que notre patrie est l’univers afin de pouvoir offrir un champ plus vaste au mérite. On te tient à l’écart du tribunal et on t’interdit l’accès des rostres et des comices ? Retourne-toi donc ! Et tu verras d’immenses espaces, d’innombrables peuples prêts à t’accueillir. Il te restera toujours plus de terres d’asiles que de lieux interdits. »
Sénèque, De la tranquillité de l’âme.

VACARME : Je ne sais pas si tu veux parler du Zaïre en ce moment. D’abord faut-il dire Congo, ou ex-Zaïre ?

Antoine : Pour moi, le Congo, c’est le nom authentique du pays, lorsqu’il accède à l’indépendance, il s’appelle Congo. Lorsque la Conférence nationale se tient, elle décide de changer le nom du Zaïre en Congo, pour effacer les souvenirs négatifs de Mobutu et de son régime. C’est une décision populaire, juste, mais le pouvoir se l’est accaparée.

Les actes de la Conférence nationale souveraine devraient être soumis à un référendum populaire, pour savoir si le peuple dans son ensemble les entérine, alors seulement on pourrait les appliquer. Aller voler là-bas les idées et les appliquer, je considère que c’est ignoble. Et donc, tant que cela ne rentre pas dans le cadre où le peuple donne son consentement et son aval, moi je préfère parler de Congo-Zaïre. En même temps, quand je vais en Préfecture, je suis obligé de dire que je suis Congolais, parce que c’est le terme légal aujourd’hui. Mais moi, homme ordinaire, je préfère parler du Congo-Zaïre.

VACARME : D’être ici, est-ce que ça change ton regard sur la vie et la politique zaïroise ?

Antoine : Ça ne peut que changer. On a la chance d’être instruits, on a la chance de comprendre comment le monde évolue ; ça me rend triste, parce que j’estime que ce pays-là ne mérite pas la situation qu’il vit aujourd’hui. Aujourd’hui, le pouvoir de mon pays, comme celui des autres pays africains, ne peut pas prétendre vivre sans les Européens ou les Occidentaux. C’est une illusion. Ils ne peuvent pas se refermer sur eux-mêmes, ils ne peuvent pas être nationalistes, c’est un mot qui n’a pas de sens, nationaliste, on vient tous de quelque part, c’est ça le nationalisme. On vit dans un monde ouvert, c’est un monde de compromis, je donne un peu et je reçois un peu.

VACARME : Et le Zaïre, qu’est-ce qu’il aurait à donner ?

Antoine : Les Zaïrois, ils ont tout à donner. Nous avons des potentialités énormes dans ce pays. Nous avons des produits miniers à vendre à ceux qui en ont besoin, à ceux qui construisent ce que nous, nous ne construisons pas. Ils ne viendront pas pour nous faire plaisir, ils viendront pour gagner de l’argent. Quand ils vont en gagner, nous, nous allons créer du travail là-bas, les gens vont avoir des revenus, une économie va se créer.

Il faut commencer par équilibrer les choses. L’équilibre, c’est quoi ? C’est que les gens de ce pays-là mangent, que les gens de ce pays-là se soignent, que les gens de ce pays-là s’instruisent, pour arriver à comprendre les mécanismes du monde. Quand ils auront ces trois choses-là, il faudra alors qu’ils posent leurs conditions : vous venez nous prendre notre cuivre ? C’est bien. Vous nous apportez cent dollars, qui vont produire cinquante ; vous en prendrez trente, et nous vingt ; ou bien vous prendrez vingt-cinq et nous vingt-cinq.

On ne peut pas prétendre que les blancs sont impérialistes, ils ne sont pas impérialistes, ils viennent là-bas pour nous berner. Mais c’est pareil ici en France : tant qu’on ne leur dit pas non, ils continuent. Avec un PDG de Renault qui gagne un million de francs français par mois, et l’ouvrier qui passe son temps à l’usine et qui gagne le SMIC, pourquoi les choses ici ne changent-elles pas ? Parce que ce sont eux qui décident, ce sont eux qui dirigent, ce sont eux qui ont le pouvoir. Il n’y a pas d’impérialisme, pas de néo-colonialisme, il y a des gens quelque part qui ne comprennent pas, qui sont égoïstes, qui sont primaires, et d’autre part des gens qui n’ont pas de cœur et qui viennent gagner de l’argent sur la misère du monde. Mobutu qui a acheté des châteaux dans toute l’Europe, est-ce que c’est les Occidentaux qui lui ont dit de venir acheter des châteaux ici ? Quel est le président européen qui a un château en Afrique ? Aucun. C’est aussi simple que ça.

VACARME : Qui sont tes héros, les grandes figures, les points de repère ?

Antoine : Mandela, c’est un gars bien, qui a eu un idéal. Et il ne suffit pas d’avoir un idéal, il faut avoir de l’instruction et la capacité de comprendre — j’insiste là-dessus — le mécanisme du monde. Des gens comme eux, ce sont des gens qui ont compris ça, et qui ont gagné. Il n’y en a pas eu beaucoup. Il y a eu le Mahatma Gandhi, ce monsieur intelligent, malin même. Il y a eu le pasteur Martin Luther King, ces grandes figures qui vivent les mêmes choses que celles que nous vivons. Chez moi, il y a ce monsieur, l’opposant éternel de Mobutu, Étienne Tshisekedi. C’est quelqu’un d’une grande intégrité, qui a le courage de ses idées, mais qui a mal compris le mécanisme du monde ; c’est la faiblesse que je lui trouve. Parce qu’on ne peut pas, dans un combat comme le sien, n’être que nationaliste.

Jospin, c’est un gars bien, mais à mon goût un peu calculateur, un peu timoré. Il est mieux que Mitterrand, de toutes manières, parce que Mitterrand, c’était le pire. Jospin, c’est un gars bien, et qui peut encore faire des choses bien, parce qu’aujourd’hui il en a les moyens. Une question comme celle des sans-papiers, il peut la régler, ça ne lui fera pas perdre le pouvoir dans deux ans ou dans quatre ans. Il peut, comme disait Jack Lang dans Le Monde d’hier, « mettre la barre encore plus à gauche », parce que si les gens qui dirigent le monde n’ont pas le courage d’affirmer ce principe, le marché dominera, une bourgeoisie dictera la loi au reste du monde, et on gommera la classe intermédiaire.

Quand j’étais tout petit, on a été nourris par les discours de Martin Luther King. Au collège, on a commencé à en lire des extraits, à en débattre avec les professeurs d’éducation civique. Plus tard, dans mes lectures, j’ai découvert des gars comme Gandhi, comme Mandela, le coréen Kim Il Sung, Castro de Cuba, certains gars comme Khadafi de Libye — j’ai beaucoup de respect pour ce gars. Voilà les gens que j’admire, quoi qu’on puisse en dire dans les milieux occidentaux.

Les gens peuvent tout dire, avec le regard qu’ils ont depuis l’Occident, moi je voudrais qu’ils aient des regards de Libyens moyens. Voilà ce qui m’intéresse. Les Occidentaux acceptent de fréquenter les monarchies arabes, parce qu’elles investissent tout leur argent ici, alors qu’elles ne sont pas des modèles démocratiques du tout. Alors qu’un gars comme Khadafi, on le met au banc des accusés ; pourtant, chaque Libyen a un toit, chaque Libyen a de quoi manger, chaque Libyen peut se faire soigner, chaque Libyen a un revenu. Khadafi, il est ce qu’il est, mais moi c’est la vie du Libyen moyen qui m’intéresse. Que vaut la démocratie, s’il faut qu’elle produise autant de pauvres et de misérables qu’il y a en Angleterre, aux États-Unis ? À quoi sert la démocratie, finalement, sinon à être heureux dans son foyer et à élever ses enfants tranquillement ?

VACARME : Quelle nationalité tu t’imagines avoir dans dix ans, dans vingt ans ?

Antoine : Citoyen du monde. Être en mesure de me rendre partout. Sans visas, sans passeport. Les Occidentaux sont les seuls qui peuvent voyager à travers le monde, comme ils l’entendent. Même si on leur demande des visas, par rapport à leurs revenus, ça ne leur coûte rien du tout. Alors que nous, pour aller ici ou ailleurs, nous n’avons pas les moyens, et il faut remplir des formalités qui te dégradent. Si je pouvais être un citoyen du monde un jour, cela me rendrait l’homme le plus heureux. Être comme un oiseau, pas besoin de passeport.

VACARME : As-tu peur de prendre racine ici ?

Antoine : Non. J’ai rencontré des gens très très bien. Les rapports sont amicaux et sincères. Et, en même temps, je sais que quand je ne serai plus dépendant des médicaments, si je n’arrive pas à construire quelque chose de satisfaisant ici, je retournerai chez moi. Mais je pourrais envisager de faire ma vie ici, cela ne me fait pas peur du tout. Au contraire. Rester ici. Mon ultime combat, ce serait d’avoir la nationalité française. Pour voyager. De toutes façons, je crois, comme disait Mitterrand, c’est une belle phrase, « aux forces de l’esprit »...