l’oralisme, une demande des parents ?

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L’histoire de l’éducation des sourds est ponctuée de mouvements polémiques entre partisans de la langue orale et tenants de la langue des signes. Les arguments pour défendre l’option oraliste n’ayant cessé de se répéter, on veut s’intéresser ici à ce qui les sous-tend.

Une grande part des résistances à l’égard de l’éducation par les signes a pu être attribuée à la supériorité des langues orales, vécues comme facteur d’intégration, mais aussi à une quasi répulsion du geste, situé alors du côté de l’animal et du péché. Or il semble aussi que l’intérêt porté à la voix, et au lien affectif qu’elle porte, ait exercé son ascendant, de manière souvent inconsciente, dans les choix pédagogiques adoptés. Cette influence se laisse entrevoir dans les positions tenues par certains professionnels, comme Jacob Rodrigues Pereire ou Graham Bell, qui ont contribué à donner de sa puissance au mouvement moraliste. Elle apparaît également dans celles adoptées par les parents, longtemps très engagés contre la langue des signes. Les uns et les autres avaient alors en commun d’être touchés à titre personnel par la surdité d’un de leurs proches.

Ainsi, s’il allait de soi pour l’abbé de l’Epée de « faire monter par la fenêtre ce qui ne peut entrer par la porte, c’est-à-dire, d’insinuer dans l’esprit des sourds et muets, par le canal de leurs yeux, ce qu’on ne peut y introduire par l’ouverture de leurs oreilles », il n’en était pas de même pour Pereire, son contemporain et principal opposant, dont la sœur était sourde._Son désir essentiel était de faire parler les sourds et de les rendre sensibles à la voix humaine. Édouard Seguin dans un ouvrage sur Pereire s’inspire d’un des rares écrits de ce dernier et évoque la peine d’une mère qui ne peut faire parvenir à l’âme de son enfant « avec les battements de son cœur, la voix de son amour ». Il lui conseille de reprendre courage, car la science vient à son secours : « Pereire vous dit de ne pas abandonner votre enfant à des mercenaires, à son infirmité ; tenez-le longtemps et toujours sur votre sein ; que le mouvement de vos lèvres frappent ses yeux, que les soulèvements et les vibrations de votre poitrine frappent la sienne et se communiquent à ses poumons. (...) C’est sur le sein de sa mère que le sourd et muet peut et doit apprendre à parler, et à recueillir la parole sur les lèvres qui le caressent. » Les lèvres et les vibrations de la poitrine maternelles viennent ici se substituer imaginairement à la voix de l’amour. Seguin laisse supposer que, sans ces contacts, l’amour ne pourrait être perçu.

le téléphone : une histoire de famille

Un peu plus tard, Graham Bell, oraliste très entreprenant, manifesta de manière à la fois créative et particulièrement violente son obsession pour la voix. Fils d’une mère devenue sourde à la suite d’une scarlatine contractée lorsqu’elle était enfant, il épousa à son tour une femme devenue sourde en bas âge. Il entreprit des recherches pour parvenir à transmettre sa propre voix à son épouse (et on peut le supposer, également à sa mère) qui le conduisirent à inventer le téléphone. Il développa paralèllement un projet à visée eugéniste : dans son Mémoire sur la formation d’une variété sourde de la race humaine publié en 1883, il préconisait en effet la fermeture des internats spécialisés afin d’éviter les unions entre sourds et recommandait de légiférer sur les conditions de mariage des personnes sourdes ou ayant des sourds dans leur famille. Ces propositions ne visaient cependant pas ses proches car elles concernaient des personnes nées sourdes ; elles aboutirent par la suite à la stérilisation de certaines d’entre elles. L’agressivité de Bell envers les sourds peut s’interpréter comme une compulsion face à une rupture du lien vocal vécue comme insupportable. De même, ses performances techniques peuvent se comprendre comme des tentatives pour réparer ce lien.

la voix des associations

Cette relation entre non-perception de la voix et souffrance familiale apparaît de nouveau avec la place prépondérante occupée par les associations de parents d’enfants sourds dans cette seconde moitié du XXe siècle. L’une de ces associations, ARPADA, édite en 1987 une brochure dans laquelle l’enfant sourd n’est défini que par un défaut d’informations sonores. Symptomatique-ment, dans l’évocation des afférences acoustiques qui « manquent » à l’enfant, la parole n’est pas évoquée mais la voix tient une place essentielle : « Il lui manque la perception de la voix humaine, porteuse de la vie, de l’esprit. Cela [...] provoque un pénible sentiment d’isolement, même si le sourd est entouré de beaucoup de personnes. La surdité est une prison atroce, dérisoire. »

Plus que la difficulté à échanger par la langue parlée, c’est le non-partage des voix qui semble pour les proches dévitalisant. Par l’absence de ses perceptions vocales, l’enfant sourd est vécu comme isolé et séparé des entendants, comme en prison. C’est probablement pour cette raison que nombre de parents ont mis l’accent sur l’appareillage et l’éveil auditif de leurs jeunes enfants, puis plus récemment sur l’intérêt des implants cochléaires, pourtant non prouvé scientifiquement.

Ces représentations des sourds informent surtout sur les entendants. Pereire, Bell, les parents ici évoqués, montrent comment la surdité d’un proche peut modifier imperceptiblement l’investissement de la voix, le déplaçant régressivement de la parole vers le support archaïque de l’affectivité et de l’amour. Un tel glissement, sans doute inévitable chez des personnes découvrant la surdité d’un membre de leur famille, contribue, s’il persiste, à fonder la relation sur la stigmatisation d’un manque (la voix des entendants qui n’est pas perçue) et sur le déni paradoxal de la surdité. Les professionnels ne sont pas impliqués de la même manière que les parents dans leur relation aux enfants sourds. On peut se demander pourquoi ils appuient souvent cette réaction des parents, alors qu’ils sont en position de les aider à inverser le mouvement.