être sourd en philosophie

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Hantée par le dialogue et le discours, la philosophie ne sait trop que faire de ceux qui n’entendent pas. Imaginons ce qu’ils pourraient lui apprendre.

C’est seulement avec le début de l’empirisme moderne et de la science expérimentale, notamment dans la France et l’Angleterre des XVIIe et XVIIIe siècles, que la philosophie commence à s’intéresser aux déficiences sensitives, notamment à la cécité et à la surdité de naissance. Quand commence à se dissiper l’anathème évangélique, « avoir des yeux pour ne pas voir et des oreilles pour ne pas entendre » ; quand l’unité du monde, pensée jusque-là comme ordre stable et hiérarchisé, et l’unité du sujet, pensée jusque-là comme intangible et de nature purement spirituelle, commencent à se fêler, à s’éclater entre les différents ordres de sensation ; quand peu à peu commence à émerger une véritable philosophie du corps sensible, plutôt que du corps machine ; quand la cécité et la surdité apparaissent enfin comme des occasions privilégiées pour expérimenter toutes sortes d’hypothèses quant à la dépendance de nos idées et de nos conceptions du monde à l’égard de nos sens.

Toutefois, si la question des aveugles passionne les plus grands auteurs du XVIIIe siècle — Locke, Berkeley, Diderot, D’Alembert, Condillac et d’autres -, celle des sourds est beaucoup moins prégnante : un peu Diderot, et des auteurs, certes nombreux mais beaucoup plus mineurs, que recense L’abbé de l’Épée.

On peut y voir d’abord une raison matérielle : jusqu’à l’invention du langage des signes au milieu du XVIIIe siècle, les sourds ne peuvent pas raconter ce qu’ils pensent - c’est embêtant pour une philosophie expérimentale.

On peut y voir aussi une raison politique : à la différence des aveugles, les sourds-muets ne peuvent pas prêter serment ni témoigner, ne peuvent pas se confesser ni prêcher la bonne parole — citoyens de seconde zone, chrétiens douteux. Dans une Europe encore chrétienne, la parole est plus essentielle encore que la vision.

On peut y voir encore, peut-être surtout, une raison proprement philosophique : la vision, bien davantage que l’ouïe, semble le seul garant authentique de l’extériorité et de l’unité de la chose, donc de l’objectivité. Dans l’ordre de la connaissance objective, il y a un primat très net de la vision immédiate par rapport à la médiation des sons et du langage : elle seule porte l’évidence et ce sont avant tout les aveugles qui mettent en question l’unité du monde, de la chose et du sujet.

plutôt sourds qu’abasourdis

On pourrait multiplier à l’infini ces raisons sans être totalement convaincu. Mais il faudrait aussi essayer d’imaginer tout ce qu’une véritable méditation, non sur les sourds, mais des sourds eux-mêmes aurait pu ou pourrait encore changer dans la philosophie. À ma connaissance, il n’y en a pas encore eu vraiment en philosophie proprement dite. Mais imaginons ce qu’ils pourraient lui apprendre. Très arbitrairement et un peu malhonnêtement, peut-être au moins quatre choses.

1) Les sourds nous débarrasseraient d’abord de la philosophie de Heidegger : nulle critique nécessaire du bavardage et de la sollicitation — un sourd qui ne veut pas entendre ferme les yeux - nul pathos de l’écoute et de choses tordues du type « il faut écouter pour voir », nulle obsession du dire authentique.

2) Plus généralement, ils débarrasseraient la philosophie de toutes ses litanies encore bien pieuses sur le recueillement, le silence intérieur, l’authenticité, le retour à soi, bref toute la pseudo-évidence de l’intériorité. Tous les types de sourds qu’énumère Diderot convergent au moins sur ce point : le silence intérieur est un vacarme de tous les diables. Et c’est Wittgenstein qui semble ainsi s’être mis à leur école quand il énonce que tout langage repose en quelque sorte sur un jeu de mains, au plus lointain de tout mythe de l’intériorité. Un peu de surdité pour disposer enfin à une apréhension du langage comme jeu, comme acte, comme geste.

3) En revanche, ils obligeraient sans doute la philosophie à réévaluer toute la puissance de création, d’attention, et de détermination que comporte l’acte de nomination : le langage des sourds n’ayant pas, par définition, de noms propres, ils sont obligés d’inventer les noms de tous les êtres et choses singulières qu’ils rencontrent. Appliqué à la philosophie, cela engendrerait sans doute une inventivité philosophique comme il n’y en a pas encore eu. C’est Nietzsche qui leur rend le plus bel hommage sur ce point : « Les plus grands créateurs, je les appelle des nommeurs. »

4) Et peut-être en fin de compte nous apprendraient-ils à les contrefaire, pour mieux se prémunir de l’impossible rumeur du monde - « plutôt sourds qu’abasourdis » comme dit encore Nietzsche, qui ajoute : « Voilà sans doute une mauvaise époque pour le penseur ; il faut qu’il apprenne à trouver son silence entre deux bruits et contrefasse le sourd jusqu’à ce qu’il le soit effectivement. Tant qu’il ne l’a pas appris, il risque sans doute de périr d’impatience et de maux de tête. »