la sécurité, une valeur de gauche ?

autour du pot

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Il est toujours plus facile, évidemment, de démonter des discours plutôt que d’analyser des pratiques. Le discours sécuritaire de gauche, pourtant, suscite un irrésistible désir de citation in extenso et d’analyse rhétorique. On y découvre alors d’étonnantes régularités et d’inquiétants accents.

Dans ce discours sécuritaire qui fut longtemps son monopole, la droite avait mis le meilleur d’elle-même : franc-parler, bon sens, virilité. Malgré beaucoup de bonne volonté, le camp adverse ne peut se permettre, hélas, ni tant de bruit, ni tant d’odeurs. Certes brillamment convertie à la sécurité, la gauche n’en reste pas moins la gauche ; elle a donc développé sa rhétorique propre. La langue française, par chance, a pensé à ceux qui doivent ménager la chèvre et le chou, parler vrai sans parler sale, tourner autour du pot sans en bouder le contenu. Elle met opportunément à leur disposition le procédé dit de « l’interrogation oratoire », ou « assertion déguisée », ou encore « fausse interrogation ».

Illustration :
« Oui ou non, le thème de la sécurité doit-il être laissé à Le Pen, alors que l’insécurité est une atteinte aux Droits de l’homme, une profonde inégalité sociale, une vraie préoccupation exprimée par les couches populaires et partagées au-delà ? Oui ou non, comme a pu le dire justement Laurent Fabius, « Le Pen pose de bonnes questions mais apporte de mauvaises réponses. » ? Oui ou non, comme a pu le dire avec courage Michel Rocard, « La France ne peut accueillir toute la misère du monde. » ? Oui ou non, la reconduite à la frontière des clandestins, en respectant l’État de droit, est-elle juste ? Oui ou non, les contrôles d’identité - réalisés sans discrimination - sont-ils républicains ? Oui ou non, un terroriste, dans un État démocratique, est-il d’abord un tueur, un ennemi de la démocratie et des Droits de l’homme ? Oui ou non, la lutte contre les clandestins nuit-elle aux étrangers et aux immigrés en situation légale ? Il semble que, sur ces thèmes, une fraction avant-gardiste de la gauche, très médiatique, intellectuellement élitiste, souvent généreuse, citoyenne du monde, imperméable à la pensée populaire, paraît trop souvent exprimer, aux yeux de l’opinion, les positions de l’ensemble de la gauche. Ce qui éloigne cette dernière de populations tentées par des « populistes » qui donnent l’impression de mieux les comprendre. » [1]

« Inquiétant semble l’écart croissant entre le réel vécu par nos concitoyens et le réel projeté sur les écrans médiatiques ; entre les pensées autorisées des bons auteurs, via éditos, et les sentiments éprouvés sans bruit par les gens, et notamment les treize millions de Français logés en HLM ; disons clairement : entre la France morale, légitime et parisienne, et la France périurbaine, peu policée et assez démoralisée où vit à contrecœur la moitié de la population. Jusqu’à quel point peut-on sacrifier le principe de réalité à la version intellectuelle du principe de plaisir qu’est le plaisir des principes ? Durant les dernières décennies, à gauche, il était, par exemple, incorrect d’évoquer l’insécurité urbaine, car c’était « faire le jeu du pouvoir » que d’agiter les « fantasmes sécuritaires ». Ces fantômes se portent hélas de mieux en mieux. Quand la réalité sociale est politiquement incorrecte, faut-il la taire ? Châtions notre langage, restons entre nous et couvrez ce sein que je ne saurais voir ; comme l’aberrante naissance, au bord de nos villes, de zones de peuplement ethnique. Est-ce céder aux sirènes du racisme que de constater que les quartiers en tête pour les problèmes de violence sont ceux où l’immigration irrégulière est la plus répandue (pauvreté et chômage
obligent) ? Que le nombre de viols enregistrés a triplé en dix ans ? Que d’exiger des parents qu’ils exercent leur responsabilité parentale en contrepartie des prestations et assistances qu’ils reçoivent de la société ? » [2]

Rappelons que la fonction rhétorique - c’est-à-dire politique - de l’interrogation oratoire « est d’atténuer les propos qui pourraient choquer, les arguments trop puissants, voire les accusations - et dans ce cas, c’est le public érigé en jury qui est censé répondre à des questions dont l’accusé est l’objet. C’est une figure de cour d’assises » [3]. Tout est là, en effet : sans les grondements solennels du tribunal populaire, la réhabilitation du bon sens répressif contre des élites bien-pensantes sentirait trop la fange. Nos républicains inquiets jouent la République contre leurs bas instincts, et un tribunal contre l’autre : le grandiose des guillotines de l’an II (des procureurs enfiévrés réclament au peuple absent la tête des aristocrates que nous sommes), contre le sordide des commissariats de quartier (des flics traînent indifféremment sans-papiers, mineurs, terroristes et violeurs, rassemblés sous la catégorie « insécurité urbaine », devant la justice). Citer Le Pen en singeant Robespierre : les grandes figures historiques, dirait Marx, surgissent toujours deux fois - la première fois comme tragédie, la deuxième fois comme masque.

Notes

[1Gérard Le Gall, « La tentation du populisme », in L’état de l’opinion, SOFRES, 1996. Expert électoral du parti socialiste, promoteur précoce et décisif de son acclimatation sécuritaire, M. Le Gall est aujourd’hui le conseiller ès sondages - très influent, donc - de Lionel Jospin.

[2Régis Debray, Max Gallo, Jacques Julliard, Blandine Kriegel, Olivier Mongin, Mona Ozouf, Anicet Le Pors, Paul Thibaud, « Républicains, n’ayons plus peur », Le Monde, 4 septembre 1998.

[3Gradus (dictionnaire des procédés littéraires), p. 371.