la cage de verre

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Le 11 mai 1960, les services secrets israéliens kidnappent Otto Adolf Eichmann en Argentine, où il coule des jours paisibles. Le 11 avril 1961, il comparaît devant le tribunal de Jérusalem. Ce procès est organisé comme un véritable spectacle. C’est une des dimensions qui a retenu l’attention d’Eyal Sivan et de Roni Braumann.

Crimes contre le peuple juif, crimes contre l’humanité et crimes de guerre pendant toute la durée du régime nazi sont les plus graves des quinze chefs d’accusation qui pèsent sur lui. Eichmann dirigeait la section B-4 du bureau IV du Reichssicherheitshauptamt, l’Office central de sécurité du Reich. Il était chargé de l’acheminement des convois des juifs d’Europe vers les camps d’extermination.

Pour David Ben Gourion qui dirige alors l’État d’Israël, l’enjeu de ce procès est capital. Sa portée nationale vise à faire comprendre aux Israéliens l’ampleur de la machine exterminatrice nazie. Il s’agit aussi d’intégrer l’image des victimes et des survivants de l’Holocauste - à cette époque, on ne parlait pas de la « Shoah » - à la culture nationale alors que ceux-ci étaient auparavant peu pris en compte. Le modèle identificatoire dominant était celui, mythique, de l’homme nouveau, pionnier et héros. À partir de cette période commence ce que les « nouveaux historiens » israéliens appellent l’instrumentalisation progressive de la Shoah. Quant à la portée internationale du procès, elle n’était pas des moindres. Elle mise sur la reconnaissance d’Israël comme premier juge de l’antisémitisme. Pour être à la hauteur de ces ambitions, pour ne pas simplement juger Eichmann comme un coupable, mais faire de lui Le coupable, et de ses crimes, Le crime, la mise en place d’un véritable spectacle s’impose.

la réflexion contre les effets spéciaux

Depuis 1995, Eyal Sivan et Roni Brauman s’emploient à faire revivre, sous la forme d’un long métrage, Eichmann, tel qu’il apparaissait sur le banc des accusés. Pour cela, ils ont obtenu une copie intégrale du film du procès et ils en répertorient les séquences. En parallèle, ils mènent un méticuleux travail de lecture et d’interprétation de cet événement par le prisme que leur fournit Hannah Arendt, ses livres sur le totalitarisme et son Eichmann à Jérusalem.Travail de pensée, de penser même - réflexion et réalisation sont conco-mitantes - qui met en jeu le statut de l’archive tout en invitant à s’interroger sur la personnalité de cet homme trop banal pour n’être rien qu’ordinaire... On pourrait réduire l’originalité de La Cage de verre, titre du film, à ses aspects technico-technologiques et à la subtilité de ses effets spéciaux. Mais les images d’Eichmann n’ont pas le même statut filmique que celles de la trilogie La Guerre des étoilesqui ressort, en ce moment, et où, pour le plus grand bonheur du public, l’analogique cède le pas au virtuel par le truchement du numérique.

Revenons au procès. S’il n’a pas attendu l’informatique pour avoir lieu, en revanche, le sens que l’État israélien a voulu lui donner n’est pas indifférent au progrès technique de l’époque. Ce « procès-spectacle », tel que le nomme E. Sivan, doit pouvoir être diffusé au monde entier - en 1960, la télévision n’existe pas en Israël, et en Europe, elle n’en est encore qu’à ses débuts.

« Pour cela, raconte Eyal Sivan, son déroulement sera intégralement filmé. Cela fait l’objet d’une décision exceptionnelle. On utilise alors la salle du tribunal [c’est la grande salle de la Maison du peuple à Jérusalem qui est aménagée à cet effet] comme une salle de spectacle. On construit la scénographie d’un événement dont le déroulement est entièrement orienté vers le public. Quatre caméras, une régie, commandées par le réalisateur Léo T. Hurwitz. Il y a environ 600 heures de tournage, pour des raisons techniques cela n’en fait que 400. »

Trente ans avant le show{}mis en œuvre au moment du jugement d’O.J. Simpson, la valeur juridique du procès Eichmann s’avère indissociable de sa portée médiatique. Il s’agit de montrer Le bourreau aux yeux du monde entier. Entretien avec Eyal Sivan :

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Et Eichmann ?

« C’est un bon fonctionnaire qui a le sens du devoir. Malgré la défaite, il doit continuer jusqu’au bout. Il est même satisfait de se faire juger, d’avoir la possibilité de s’expliquer puisqu’il croit le pouvoir. Eichmann est dans la continuité de son travail. Durant son procès, il ne cesse de travailler, de prendre des notes, de suivre scrupuleusement la présentation des documents, de corriger la cour sur des questions de chiffres et de dates des documents. »

Et quand, lors du procès, on lui diffuse des documents d’archives sur les camps et les exécutions de masse, quelle est son attitude de spectateur ?

« On lui passe Nuit et Brouillard,des films russes sur la libération des camps, quelques films « amateurs » SS. Sa réaction est toujours à peu près la même. Un énorme intérêt. Il découvre ces images. La question du bourreau se pose d’une autre manière. Devant la libération de Bergen Belsen, il est horrifié. Comme, durant la guerre, il est horrifié en voyant les actions des Einsatzgruppen [groupes de tueries mobiles exterminants les juifs et les communistes dans les villages sur le front de l’Est, n.d.r.]. Il est malade, il rentre à Berlin et dit à Müller, son chef, que si ça continue les Allemands vont devenir un peuple d’assassins. »

un bourreau trop discret

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Un « Eichmann », ça se montre. Mais, les impératifs idéologiques aidant, c’est un être muet qui est retenu pour être diffusé sur les chaînes mondiales. Ceux qui avaient la parole étaient les rescapés des camps. L’image la plus souvent utilisée est celle de l’écrivain Ka-Tzetnik (Yehiel Di-Nur) quand il s’effondre à la barre au moment de témoigner. Cette scène est une des plus exploitées parce qu’elle est riche de sens. À côté d’elle, l’expression atonale d’un Eichmann, animée par un toujours même mordillement intérieur de la joue, reflète la privation de sens. Cette privation de sens, cette banalité, pour reprendre le terme provocateur d’Arendt, d’où est venu le mal. Ou plutôt d’où est venu ce mal, qui n’est pas Le mal - si le mal n’était qu’un, si le Mal existait uniment, il serait plus facile de le comprendre et de le combattre. Cette dimension-ci, le procès ni son film n’ont su la restituer, parce qu’elle n’intéressait pas les juges.

Quarante ans après, l’image d’Eichmann revit autrement, plus proche de ce qu’a été son existence. Après une avancée considérable dans l’appréhension de ce mal qui n’est jamais si simple, Roni Braumann et Eyal Sivan ont décidé de faire entendre le « bourreau ». Eichmann héros, anti-héros devenu star ? Pour Eyal Sivan, ce nouveau héros est, par définition, « un personnage dénué d’intérêt qui finit personnage principal. Il est l’anti-héros comme un expert peut l’être. Dans le genre bourreau, on s’attendrait plutôt à un jeune Allemand aux yeux bleus. Ce qui n’est pas du tout le cas. C’est un homme âgé, à costume, cravate, lunettes, pas en costume SS. » C’est le SS, pas son fantasme. Alors, la représentation du bourreau existe-t-elle quand il n’y a plus de fantasme ? « Pour moi, répond Eyal Sivan, la représentation du bourreau, c’est quand il n’y a plus de fantasme... »