la sécurité, une valeur de gauche ?

police justice : état des lieux entretien avec Catherine Vannier (SM) et Yvon Castel (FASP)

La question de la sécurité s’étend entre deux pôles : d’un côté, le quotidien des pratiques policières, judiciaires ; de l’autre, l’insistance des politiques à faire du maintien de l’ordre un enjeu central du débat public. Mais comment la politique vient-elle s’entrelacer aux pratiques professionnelles des acteurs de la sécurité ? C’est la question que nous avons posée à deux d’entre eux. Yvon Castel, gardien de la paix, est secrétaire général de la FASP (Fédération autonome des syndicats de police) et militant PS. Catherine Vannier, magistrat au parquet de Créteil, est déléguée syndicale du SM (Syndicat de la magistrature).

Photos : Xavier Brillat

À en croire les médias, les politiques, la question de la sécurité serait aujourd’hui plus actuelle que jamais. Ce discours, toutefois, n’est pas vraiment neuf : on a l’impression que la thématique sécuritaire fait l’objet, depuis des années, d’une préoccupation constante, mais toujours présentée comme « nouvelle » et « actuelle ».
De votre point de vue de professionnels et de syndicalistes, comment décririez-vous l’évolution de la situation ? Qu’est-ce qui s’est vraiment transformé ?

Y. Castel Il y a un fait notable. Lorsque les gens de ma génération sont entrés dans la po-lice, ils étaient déjà syndiqués ; ils avaient déjà milité dans le privé, la plupart du temps sur des valeurs qui étaient communes à la CGT ou à la CFDT. Cette classe d’âge va partir à la retraite. Mais les jeunes qui entrent, d’où viennent-ils ? D’un côté, ils viennent du chômage. Ils ont vu leur père au chômage, ils sont les trois quarts du temps déstructurés. De l’autre, ils viennent des universités, ils sont mieux formés intellectuellement que nous pouvions l’être, mais ils n’ont aucune approche de la relation syndicale. Pour eux, tout ce qui s’est acquis dans le temps ne l’a été que parce qu’on a bien voulu le leur donner. Ce qu’un jeune attend du syndicat aujourd’hui, c’est 20 % sur les disques au Virgin Mégastore... Les jeunes qui entrent dans la po-lice sont persuadés de l’inutilité du rôle social du flic sur le terrain. Ils sont, du même coup, très perméables aux idées extrémistes. Pour eux, le flic, c’est le shérif, celui qui sur la voie publique se situe non pas parmi les citoyens, mais bien au-dessus, et qui ne peut pas être atteint par la loi. Aussi, lorsqu’un juge décide de remettre dehors un individu, pour des raisons qui tiennent au droit et aux procédures, la première réaction des jeunes flics est de remettre en cause cette décision. On en vient à la contestation des institutions elles-mêmes : auparavant, la philosophie syndicale interdisait d’invoquer aussi constamment le « laxisme de la justice ». Du coup, les procédures sont de plus en plus mal respectées : pour une garde à vue, « l’avis à magistrat » arrive souvent bien longtemps après... La qualité professionnelle des enquêtes s’en ressent. On voit de plus en plus de flics qui se replient sur eux-mêmes, et qui font le travail par rapport à ce qu’ils pensent être la loi, et non par rapport à ce que le magistrat demande.

C. Vannier D’où des procédures qui ne sont pas bonnes, des problèmes de nullité, etc.. Exemple de procédure : « Il marchait en se retournant, avec un bâton. » C’est tout. Moyennant quoi, les autres enquêtes, qui nécessitent du temps, des filatures, sont négligées : passer du temps à interpeller une seule personne, ce n’est pas intéressant, au niveau des statistiques.

Y. Castel Cela renvoie aussi au problème de la formation. On fait former les flics par des flics - c’est de la déformation, non de la formation ! Si l’on prend le centre de formation qui se trouve à Vincennes, on fait sortir 400 gamins d’une école de police, qui ne connaissent même pas le B.A. BA du métier. Ce qu’ils connaissent, en revanche, ce sont tous les trucs, les ficelles pour se soustraire au droit, pour ne pas faire. On ne vous apprend pas, par exemple, qu’un policier est responsable quand il fait un procès-verbal : du coup, les « on dit », les « il me semble que » fleurissent dans les P.V.. Les affaires arrivent tellement mal ficelées devant la justice que le magistrat est fort embarrassé pour en tirer quelque chose. Là où ça devient dangereux, c’est que, dans le même temps, on donne de plus en plus de pouvoir aux O.P.J., à des jeunes flics qui n’ont qu’une seule idée dans leur travail sur la voie publique : faire le maximum d’arrestations, pour obtenir dans un temps minimum la meilleure des promotions. Cette logique qui valait, au départ, pour les commissaires de police, s’étend aux O.P.J., dont le nombre s’accroît par ailleurs : comme dit Chevènement, il faut plus de soldats sur la voie publique.

Aujourd’hui, je ne voudrais pas mettre ma liberté individuelle entre les mains d’un flic. Ce qu’il faut réformer, ce n’est pas la police nationale, c’est la pratique policière : c’est ce qu’on fait nous de la police. La notion de sécurité, on se l’est capturée pour nous. Pour un flic, la police, c’est sa police, ce n’est pas la vôtre. Les flics, maintenant, parlent comme cela : si tu touches aux institutions, tu touches à eux avant. La police a été capturée par les policiers.

C. Vannier On voit bien cette appropriation, dans les procédures d’outrage. Auparavant, les policiers concernés ne se déplaçaient pas. Maintenant, non seulement ils viennent à l’audience, ils prennent un avocat, mais ils demandent 3 000 F de dommages et intérêts. Comme si c’était eux qui étaient outragés, et non l’institution à travers eux.

Vous dites que les jeunes viennent du chômage, qu’ils sont déstructurés. Vous dites qu’ils sont à fleur de peau sur le respect qui leur est dû. Tout cela, on l’entend dire d’habitude, non des policiers, mais des jeunes qui ont affaire à la police : il est assez saisissant de voir qu’à l’intérieur de l’institution on assiste à une évolution parallèle.

Y. Castel Il y a, en même temps, une rupture radicale des jeunes flics avec leur classe d’âge. Les jeunes flics de vingt ans voient des jeunes en banlieue qui ont aussi vingt ans, mais, pour eux, ce ne sont pas les mêmes gens. Ils ne se reconnaissent pas du tout dans ces jeunes qui sont en face d’eux. Même si, effectivement, les choses sont bien parallèles : il y a autant de fureur et de révolte chez les jeunes de banlieue que chez les jeunes flics. C’est pour cela que ça devient de plus en plus violent. Sur le XVIIIe arrondissement, il y a une Brigade Anti-Criminalité qui est composée uniquement de jeunes entre vingt et vingt-quatre ans ; ils sont huit. Ils m’ont interpellé, un soir, alors que je rentrais d’une réunion. Ils m’ont mis un 357 sous le nez. Le type a dû avoir peur : on le voyait aux jointures de sa main, blanches à force d’être crispées sur son arme. Là, j’ai eu peur, jusqu’à ce qu’un gradé arrive et me reconnaisse. Je me suis mis à la place des simples citoyens...

Dans ce que vous dites on a l’impression que les juges souffrent du mauvais travail des policiers, et doivent redresser les torts. Est-ce si simple ? N’y a-t-il pas, du côté de la magistrature, une évolution également inquiétante ?

C. Vannier Bien évidemment. Au parquet de Créteil, tous les vendredis matins, il y a des réunions avec les O.P.J., où l’on procède à une remise en cause de ce qu’ont fait les magistrats. Une fois, j’avais remis en liberté un individu, sur une histoire d’agression de chauffeur de bus (c’était bien avant les événements qui ont amené à la dernière grève des transports). J’ai dû me justifier, devant des policiers qui disaient : « ce n’est pas normal ». Il faut se rendre compte que la plupart des magistrats entérinent ce qu’a fait la police : ils délèguent, en quelque sorte, à la police, le soin de mener l’action publique. Du coup, si un magistrat remet dehors une personne accusée de rébellion, à partir d’un contrôle d’identité irrégulier au départ, c’est à lui de se justifier.

Dans un tel contexte, on pourrait presque dire que la police est un facteur d’insécurité. On le voit dans les contrôles d’identité : beaucoup se passent mal, parce que les policiers procèdent à une fouille par palpation, totalement inutile dans ce cadre-là.
La personne fouillée réagit, ça se comprend ! Du coup, on a des procédures pour rébellion, pour blessures à agent de la force publique, etc., parce que les gens ont refusé de telles pratiques.

Y. Castel Pendant la période des attentats, gare de l’Est, deux gendarmes mobiles ont voulu contrôler mon identité. Il faut dire que je porte la barbe... Ils ont voulu fouiller mon sac. Je leur ai demandé d’aller chercher un officier, seul habilité à procéder à une fouille. Le gradé s’est confondu en excuses : « ils n’ont pas l’habitude ». Évidemment ! Ils interviennent toujours en unités constituées, et on leur fait faire des missions de sécurisation de la gare du Nord. Sauf que les gens ont la trouille de les voir passer...

Les effets du sécuritaire

Venons-en à cette question de la sécurité ou de la thématique sécuritaire. Comment la décririez-vous, et quels effets a-t-elle sur votre pratique professionnelle ?

Y. Castel On a réussi à faire
croire aux gens qu’ils vivaient dans une insécurité permanente ; que Paris, ou Lyon, ou Strasbourg, c’était Chicago. Les médias ont leur part de responsabilité : on montre les feux de voitures, les casseurs dans les manifestations lycéennes. On dit : 110 personnes ont été interpellées durant la manif. Quand on est policier, on se dit : les flics ont fait leur boulot. Mais l’opinion, elle, est choquée par le chiffre. À ce titre, le gouvernement est sommé de réagir. Pour la droite, c’est facile : le sécuritaire est inscrit dans ses gènes. Mais la gauche n’a pas rectifié le tir : on en est encore à dire aux gens qu’il faut renforcer la sécurité. Et puis, cette thématique trouve un écho direct du côté de la police et des magistrats. Quand vous avez une police qui pense qu’aucun des problèmes sociaux ne doit échapper au traitement sécuritaire, et que l’Association professionnelle des magistrats défend les mêmes thèses, ça devient dangereux. Tout le monde est d’accord sur la méthode.

Or les conséquences sur nos métiers sont très graves. D’une part, le thème sécuritaire sert d’alibi pour dénoncer les dysfonctionnements des institutions. Curieusement, on se met à considérer que le pouvoir judiciaire n’est pas un des piliers régaliens de l’État, alors que la police, si. La république des juges fait trembler : mais veut-on une république des policiers ? D’autre part, le thème sécuritaire amène à des transformations à l’intérieur de la police. Par exemple, le service général, le 17 (police-secours), est peu à peu transformé en brigade spéciale anti-criminalité. L’autre jour, Porte de la Chapelle, j’ai assisté à un grave accident de la circulation. Une voiture de police est passée, trois flics dedans. Ils ne se sont pas arrêtés. Vous imaginez la réaction des gens...

C. Vannier Dans un article du Monde, intitulé « Républicains n’ayons plus peur », des intellectuels peuvent écrire : un mineur, à douze ans, il fait le guet, à quinze ans, il tue, à seize, il est responsable. Il y a aujourd’hui une volonté réelle de remettre en cause l’ordonnance de 1945 sur les mineurs délinquants, qui favorise l’éducatif. La répression existe aussi dans cette ordonnance : il y a des peines de prison qui sont prononcées à l’encontre de mineurs, il y a des détentions provisoires, etc. Il est donc faux de dire qu’il s’agit là d’une ordonnance laxiste. Reste qu’un mineur a droit à l’erreur, qu’il a droit à un éducateur pour repartir sur de bonnes bases. Si l’on remet en cause l’ordonnance de 1945, c’est un pan entier de ce que devrait être la société qui est menacé. Il faut reprendre ce qu’écrivait la commission Peyrefitte dans les années 1970. Elle parlait de prévention ! Même la droite, même Peyrefitte étaient obligés de prendre en compte cet aspect préventif, quitte à le faire disparaître ensuite dans la loi « Sécurité et liberté ». Aujourd’hui, on nous dit que seule la justice pénale peut répondre au problème de l’exclusion.

Une chose est très frappante, vue de l’extérieur. C’est ce qu’on pourrait appeler la logique de « l’exception permanente ». De plus en plus de questions (la toxicomanie, les casseurs, le terrorisme) semblent justifier une police et une justice d’exception...

Y. Castel La dernière vague d’attentats terroristes a bien montré ce que pouvait être une police d’exception. On a allongé les peines de garde à vue, on a autorisé les perquisitions de nuit, etc. Avec la toxicomanie, c’est pire : des pans entiers de la population se voient exposés, en permanence, à l’action de la police, soutenue par les médias. Quant aux casseurs... Dix-huit mois de prison pour une fille, étudiante en boulangerie, qui avait mis le feu à une voiture !

C. Vannier À partir du moment où la justice intervient quarante-huit heures après les faits, ce genre de dérive est inévitable. Évidemment, lorsqu’on est jugé quatre ans après les faits, cela pose aussi un problème. Mais entre quarante-huit heures et quatre ans on pourrait trouver un juste équilibre !

Les réformes de la justice pénale participent de cette logique. S’agissant de la réforme du statut du parquet, on a beaucoup parlé du respect de la présomption d’innocence. On met en place, par exemple, un juge de la détention, de façon à prendre des précautions vis-à-vis d’une personne mise en examen. En revanche, pour ce qui touche à la délinquance de voie publique, c’est l’inverse : on va vers un reverrouillage du parquet par rapport aux politiques mises en place. Les « orientations générales de politique pénale » sont de plus en plus investies par le pouvoir. Avant il y avait une circulaire tous les dix ans. Aujourd’hui, le pouvoir politique s’implique en permanence dans ce domaine ; il cherche à renforcer les liens hiérarchiques entre les parquetiers et le Garde des Sceaux, ce qui permettra en définitive de demander aux parquetiers d’utiliser la voie de comparution immédiate, de faire des référements, etc..

On voit ainsi se mettre en place une justice à deux vitesses - soyons directs : une justice de classe. Lorsqu’on traite des affaires économiques ou politiques on prend des gants, on ouvre des informations dont on exige qu’elles soient bien encadrées. Mais le nombre d’informations ouvertes diminue constamment par rapport aux traitements directs ! Et pour ceux-ci on nous demande de favoriser le traitement en temps réel des procédures. Il faut mettre la personne en garde à vue et la déférer immédiatement au parquet, en comparution immédiate. Il faut une peine d’emprisonnement en bout de course : si vous êtes condamné à un mois, deux mois de prison, on peut avoir un mandat de dépôt à l’audience ; alors que si la personne comparaît libre, la peine peut être aménagée, le juge d’application des peines intervient, bref, la personne ne part pas tout de suite en prison. Or on veut une réaction rapide, visible. Les chiffres de la détention grimpent en flèche : on n’est pas au point des États-Unis, mais la pente y conduit.

Cette tendance commence-t-elle avec la gauche ?

C. Vannier En tout cas, la réforme de la justice, c’est la gauche qui la met en place. Il y a eu une première tentative de réforme du statut des parquets par Méhaignerie, en 1994. Premier article : « Le Garde des Sceaux veille à l’application de la loi pénale. » C’était une révolution, ou plutôt une contre-révolution. Actuellement, c’est le procureur de la République qui veille à cette application, ce n’est pas un membre de l’exécutif. Méhaignerie a voulu casser cela, mais il a fini par retirer son texte. Là-dessus, la gauche arrive au pouvoir, récupère le rapport Truche commandé par Chirac, qui visait à définir les conditions d’une indépendance véritable des parquets. Jospin avait d’ailleurs fait de cette indépendance un des thèmes-phares de sa campagne. Or la gauche fait tout l’inverse. Certes, il n’y a plus d’intervention dans les affaires individuelles : en ce qui concerne les « affaires » politico-financières, le parquet jouit d’une indépendance accrue.
Mais dans le même temps, les « orientations générales de politique pénale » et le renforcement de la hiérarchie assujettissent les parquets pour tout ce qui concerne la délinquance de voie publique. De plus, la nomination des procureurs et procureurs généraux reste aux mains du Garde des Sceaux, puisqu’il dispose du pouvoir de proposition. Si l’on veut faire carrière au parquet, il va falloir passer sous les fourches caudines de l’exécutif.

Y. Castel On pourrait en dire de même de la nomination du préfet de police de Paris, ou du directeur de la P.J. parisienne : tous ces postes sont littéralement intouchables, et dépendent exclusivement du pouvoir politique.

La gauche et la sécurité

À propos de politique, justement. Le discours de Lionel Jospin à Villepinte a marqué une reprise par la gauche de la question de la sécurité, au nom de valeurs républicaines. Cela soulève deux questions : d’une part, les choses ont-elles changé, sur le terrain, depuis que Chevènement est ministre de l’Intérieur ? D’autre part, cette « républicanisation » de la sécurité marque-t-elle un tournant, offre-t-elle une perspective véritablement neuve ?

Y. Castel Le PS, dont je suis adhérent, a tiré les enseignements de sa défaite de 1993. Tout le débat tournait alors autour des questions de sécurité, et la gauche s’est révélée incapable d’affirmer, dans ce débat, une position quelconque. Ensuite, un débat s’est instauré, on a rédigé une charte sur la sécurité. Les législatives sont arrivées trop vite pour que ce débat puisse vraiment aboutir. Le PS arrivant au pouvoir a dû s’adapter en urgence. La preuve : en juin 1997, les trois priorités du PS, c’étaient l’emploi, l’éducation et la santé. C’est une fois aux affaires que Lionel Jospin a fait de la sécurité un thème prioritaire. La difficulté, pour le PS, c’était de définir, dans ces conditions, une forme de sécurité qu’il puisse défendre. Ce fut la « sécurité de proximité ». C’était une façon de tordre le cou à la police d’ordre : mettre moins de flics dans les compagnies de CRS, les BAC, etc., mais mettre plutôt des gens sur le terrain, au contact de la population.

Cela dit, Chevènement n’est pas socialiste... Il n’a jamais caché sa proximité avec le discours d’un Pasqua, ni son souci de renforcer la police d’ordre. On le voit bien dans les deux derniers budgets : les lignes de crédits correspondant aux CRS ont été renforcées. Il y a donc une dissonance entre le discours de Lionel Jospin à Villepinte et la position de Chevènement dans son ministère : Matignon et Beauveau ne voient pas les choses de la même façon. Au Conseil de la sécurité intérieure, Allègre et Alain Richard se retrouvent à devoir expliquer à Chevènement ce qu’est la police de proximité. La difficulté pour le PS, c’est de transformer le discours en situation concrète sur le terrain, de persuader les policiers qu’ils ont un rôle de médiation sociale sur la voie publique. (Soupir) Ça, on n’y arrivera pas. Il y a 0,2 % de flics de gauche... La police est, certes, républicaine, mais elle conçoit la république comme elle conçoit la police : la république, c’est elle, non les autres. On l’a vu, lorsqu’on a voulu que les adjoints de sécurité soient des blacks, des beurs, des jaunes qui viennent travailler avec la police nationale... Et pourtant, j’ai vu à Villeneuve-la-Garenne une jeune femme qui parle la langue berbère : ça change tout ! Elle a trouvé la manière de rétablir le lien entre la police et les jeunes.

C. Vannier Chevènement n’est pas socialiste, soit. Mais il a été nommé par un gouvernement socialiste. D’autre part, on voit bien la manière dont ça fonctionne. Par exemple, ont été mis en place, sous l’impulsion de M. Bonnemaison, des Conseils départementaux de prévention de la délinquance. Mais on a immédiatement adjoint à ces conseils, des Contrats locaux de sécurité. Finalement on s’aperçoit que ceux-ci prennent le pas sur ceux-là : de la prévention on est passé à la sécurité. Or ce qui est demandé dans ces contrats, c’est la répression. C’est un gouvernement de gauche qui a mis ça en place. On a l’impression que ce gouvernement met en place un système de répression, avec parallèlement des circulaires sur les parquets pour inciter au traitement en temps réel des dossiers, pour exiger de la justice pénale qu’elle réponde aux problèmes de la société.

Y. Castel Je ne suis pas tout à fait d’accord. Dans les Contrats locaux de sécurité il y a deux innovations. D’abord, on fait un diagnostic de l’insécurité avec les municipalités. Ensuite, on met en place des moyens locaux, avec les agents locaux de médiation, par exemple. Il me semble que ça correspond à une volonté de mettre en place une police de proximité. Et puis, il y a le souci de permettre à des jeunes de travailler, de s’insérer... certes, dans des conditions totalement déplorables. À Saint-Étienne, on fait escorter un individu très dangereux par deux adjoints de sécurité ; l’individu possédant quelques rudiments d’arts martiaux, il n’a pas beaucoup d’efforts à faire pour maîtriser ses gardiens. Encore une fois, c’est l’usage qui est fait de ces adjoints de sécurité qui les dévalorise totalement. Le politique crée quelque chose, mais ne crée pas son complément nécessaire : l’évaluation.

Marges de manœuvre

Parlons des rapports entre votre métier et votre engagement syndical, militant. Comment celui-ci trouve-t-il à s’exprimer ?

Y. Castel Quelques exemples. Au moment de la loi Debré, nous avons essayé de protester « à la base », par le biais d’une pétition. On a recueilli 500 signatures, sur 30 000 fax envoyés. Évidemment, l’institution a réagi : convocation, lettre inscrite au dossier, etc. On peut toujours s’opposer, lorsqu’une expulsion consiste à ligoter les gens avec du scotch, à les endormir en leur injectant des produits. Mais cette opposition n’a que des effets limités, parce que nous manquons de moyens de pression. Les associations ne sont pas reconnues comme interlocuteurs : tout le monde dit vouloir des syndicats forts ; Pasqua l’a même rappelé en 1993 à la tribune de l’Assemblée nationale. Mais la première chose qu’il a faite, c’est de mettre des peaux de banane sous les pieds de la FASP !
Il faut dire un mot de l’évolution du syndicalisme. La forme de syndicalisme qui est la nôtre vient directement de ce qui s’est passé en 1960-61. Un certain nombre de policiers ont pris conscience de la nécessité de lutter contre l’arbitraire, contre les décisions qui ont conduit aux exactions que l’on sait, à la présence de monsieur Papon, au pont de Suresnes, lorsque les Arabes ont été jetés dans la Seine. Un certain nombre de camarades se sont dit qu’ils ne pouvaient pas laisser la police nationale aux mains de n’importe qui, et surtout pas faire confiance à des hiérarques... C’est ce qui a amené à la création de la FASP ; la FASP était un peu atypique par rapport aux courants syndicaux existant à l’intérieur de la police.

La difficulté, depuis ces années-là, c’est d’adapter notre syndicalisme aux évolutions du droit et de la société civile ; c’est aussi de lutter pour continuer à porter les messages républicains et de respect des droits de l’homme à l’intérieur d’une police nationale qui n’est pas d’essence progressiste. Or la droite s’est toujours ingérée dans les affaires du syndicalisme policier, et notamment de la FASP, pour essayer de nettoyer ces îlots de « fauteurs de troubles ». Depuis 1995, et le passage de Pasqua, puis Debré au ministère, le syndicalisme policier a été laminé. Nous n’avons plus ces relations que nous avions de façon traditionnelle avec le SM, avec les organisations syndicales laïques... On assiste aujourd’hui à la déliquescence du syndicalisme progressiste dans la police. Il y a encore quelques foyers ici et là, qui sont plus tenus par des hommes, par ce qu’ils représentent et l’énergie qu’ils y mettent, que par une philosophie syndicale qui aurait dû perdurer dans le temps. Toutes ces transformations procèdent d’une véritable volonté de l’administration policière et des ministres de l’Intérieur qui se sont succédés.

C. Vannier Dans la magistrature, le syndicalisme résiste mieux. Nous sommes un petit corps : il y a 6 500 magistrats. Il est beaucoup plus facile de mobiliser. On ne voit guère, du coup, comment le gouvernement pourrait venir nous mettre des bâtons dans les roues.

Votre militantisme passe-t-il seulement par un travail de dénonciation des dysfonctionnements de la police, de la justice ? Ou trouvez-vous, dans l’exercice même de votre profession, des manières de résister à cette évolution que vous décrivez ? Cette question nous intéresse : de l’extérieur, nous sommes condamnés à une position de dénonciation. À certains moments, nous pouvons tenter d’autres choses, plus concrètes et directes : contrôler un contrôle d’identité, s’opposer à une expulsion. Nous cherchons donc les moyens d’une intervention citoyenne en prise directe avec ce que nous contestons. Comment faites-vous ?

C. Vannier Le magistrat est là pour dire le droit, non pour faire la loi. Mais la loi, cela s’interprète : et il y a maintes façons d’interpréter la loi. Je pense au problème des expulsions ; les juges d’instance en charge de ces problèmes interprètent la loi, se débrouillent pour donner des délais, etc. De même pour les contrôles d’identité : on a une marge de manœuvre intéressante. Le policier doit dire pour quelles raisons il procède à un contrôle ; s’il n’y a pas cela dans la procédure, le contrôle est nul. Or les trois quarts des contrôles qui aboutissent à une procédure d’expulsion sont illégaux. Motif : « Il a traversé en dehors des clous, c’est une infraction. » Ou encore : « Il a le type asiatique et il a un gros sac. » C’est le délit de gros sac... (Rires) Là on peut faire quelque chose, on a des moyens d’action. Mais nous ne sommes pas très nombreux à les mettre en œuvre.

Cela dit, ces moyens sont en permanence rognés. Par exemple, dans le cas d’un contrôle aboutissant à une procédure d’expulsion, le juge avait initialement trois possibilités : remettre en liberté, assigner à résidence, ou prolonger la rétention administrative. Quelques juges, pas beaucoup, se servaient des deux premières possibilités. Pasqua a alors modifié le choix : dans le texte de loi de 1993, la remise en liberté n’est plus prévue... Il a alors fallu se battre avec la préfecture de police de Paris, pour exiger, malgré le texte, le droit de remettre en liberté, en rappelant que c’est tout de même le rôle du juge d’être le garant des libertés individuelles. C’est l’article 66 de la Constitution... Il a fallu aller jusqu’en Cour de Cassation pour faire reconnaître ce droit.

Y. Castel Si le juge a le pouvoir d’interpréter les textes, du côté de la police, les marges de manœuvre sont très restreintes. À part la désobéissance civique...

Vous est-il arrivé de désobéir ?

Y. Castel Oui. J’avais rencontré des sans-papiers de Saint-Bernard, dont l’un était activement recherché pour espionnage (lorsqu’on voyait l’individu, on avait peine à croire qu’il pouvait s’agir d’un espion de haut vol). J’ai refusé de transmettre leurs identités. Je suis allé au conseil de discipline ; cela m’a valu des désagréments, plus syndicaux qu’administratifs d’ailleurs.
Il reste que nous sommes dans une position délicate. Par exemple, on peut faire appel d’un arrêté d’expulsion devant les tribunaux administratifs. Mais nous risquons, dans le même temps, d’être condamnés pour entrave à la loi... C’est pourquoi je serais tout à fait favorable à une structure ouverte à la société civile, aux magistrats, etc.. Il y a eu une tentative : le Conseil supérieur de l’activité policière, créé en 1993 par Paul Quilès. C’était une instance ouverte à des journalistes, des magistrats, des associations. Sa mission était de pouvoir s’auto-saisir sur tous types de sujets. Pasqua a bien compris le danger que représentait une telle instance : il l’a supprimée par décret, dès son arrivée place Beauveau. On aurait pourtant besoin d’une structure de ce genre. Si l’on pense, par exemple, à cet inspecteur de police du XVIIIe arrondissement qui, au cours d’un interrogatoire, a mis une balle dans la tête d’un gamin de dix-huit ans : il a été condamné à huit ans de prison, mais il n’a pas été révoqué.

Nous pouvons encore essayer de faire un peu de pédagogie... Dans le Val-de-Marne, deux jeunes avaient volé une voiture et l’un d’entre eux s’est pris une balle à côté du cœur, de face. On a essayé de faire comprendre aux collègues que, lorsqu’on connaît l’immatriculation du véhicule, l’identité des jeunes, leur adresse, il vaut mieux les laisser passer et les interpeller le lendemain à six heures. Les jeunes flics nous ont répondu : « Attends, c’est pas notre boulot, ça. » J’ai été provocateur : je leur ai dit que la police sera bien faite le jour où on leur enlèvera les armes. Il y a eu une bronca... Mais est-ce qu’on a besoin d’être armé pour faire des îlotages, pour faire des missions d’accueil dans les commissariats, pour prendre des plaintes ?

Je suis persuadé que le flic a un rôle social à jouer. Mais pour cela, il faut dire à la population qu’elle n’a rien à craindre du flic. À Cergy, où il y a une maison du droit dans un quartier, ça se passe très bien. On fait venir les parents, le gamin, on discute, on fait de la médiation. La punition systématique, ce n’est plus ça. Notre action, pour que la police soit plus militante dans le respect des droits de l’homme et des institutions, n’aura de sens que lorsqu’on aura commencé à le rappeler dans les écoles. Lorsqu’on fera former les flics par des instits, par des psychologues, par des magistrats.