Vacarme 07 / Documenta X

Documenta X

pratiques critiques

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La Documenta de Cassel est l’une des manifestations publiques les plus considérables du champ des arts plastiques. Créée au sortir de la seconde guerre mondiale, sa périodicité est quinquennale et ses dimensions internationales. En 1997, sa dixième édition a accueilli une affluence « record » de 630.000 personnes. Or la presse française (de Libération à Art Press), pourtant supposée en assurer la réception critique, s’est enlisée dans un discours de ressentiment plus ou moins agressif ou haineux — en tout cas incapable d’en examiner sérieusement les parti pris et les enjeux caractéristiques. Au regard de la réception polémique internationale dont Documenta X a fait l’objet, cette situation semble symptomatique du retard considérable accumulé par les discours dominants qui régissent l’activité esthétique en France — tant sur le plan institutionnel (politique) qu’en termes de discours théorique. Aucune étude sérieuse n’a en effet paru, à l’exception d’un article remarquable d’Étienne Balibar publié par la revue Lignes (n°32) et d’un numéro spécial de la revue Omnibus.

VACARME inaugure donc sa nouvelle rubrique Processus avec l’entretien qui suit. Défiant ou déplaçant les catégories habituelles et les registres assignés, son exceptionnel volume ainsi que son caractère programmatique justifiaient à nos yeux qu’il y figurât seul. Par ailleurs, on constatera qu’un fil conducteur parcourt l’ensemble de l’entretien : l’articulation constante, délibérée, de l’esthétique et du politique. Cette articulation constitue à nos yeux la priorité à partir de laquelle s’orienteront les prochaines livraisons de VACARME, dans le cadre de cette nouvelle rubrique consacrée aux activités des différents champs esthétiques. C’est en effet en privilégiant la dimension d’activité et non d’achèvement, en accordant la priorité au procès plus qu’à l’objet, que nous souhaitons questionner à chaque fois les rapports du singulier et du collectif, et faire travailler la question des effets, des mutations ou transformations que certains projets artistiques engagent exemplairement. Envisagés comme autant de corps conducteurs, les « œuvres » ainsi approchées feront signe vers un horizon d’immanence et non plus de transcendance : l’immanence du politique en tant qu’elle est impliquée dans les projets des artistes et en tant qu’elle les y implique en retour.

La complexité des tressages contemporains existant entre l’économique, le politique et l’esthétique à l’heure de la globalisation explique l’aspect proliférant de ce qu’on s’apprête à lire. Susciter un nouvel imaginaire politique suppose que l’on parte de données tangibles, concrètes, que l’on problématise. Comme on le lira, c’est ce à quoi se sont employées Catherine David et l’équipe de ses collaborateurs. En évitant les solutions qui prévalent traditionnellement et en interrogeant au préalable la validité des méthodes privilégiées antérieurement dans l’histoire de la Documenta (ou dans d’autres contextes analogues), il s’est agi pour eux de dégager sans cesse l’exemplarité de singularités poétiques dans leur relation à l’histoire.

À cet égard on se heurte ici à une difficulté non négligeable : le nombre de projets cités au cours de l’entretien rendait impossible que l’on détaillât les contenus caractéristiques de chacun, sous peine d’en décupler l’étendue. « Expédier », à chaque fois en une notule de dix lignes, des processus dont l’exigence intrinsèque consiste précisément à ne rien abdiquer face à la complexité des legs historiques de la modernité et à celle de situations dont nous sommes les contemporains, eût été pour le moins désinvolte. Aussi sera-t-il moins question ici d’établir une pédagogie des œuvres que d’introduire à différentes problématiques qui, du fait de leur thématisation explicite, constituent autant de ripostes et de stratégies de résistance en actes.

L’exposition fut conçue selon trois « seuils », qui constituaient autant d’accès différenciés à ce projet : outre le parcours d’exposition proprement dit et la publication d’un livre, les publics ont également eu accès aux conférences, présentations ou performances qui prenaient place dans le cadre de la manifestation « 100 jours / 100 intervenants ». C’est particulièrement à la faveur de cette manifestation qu’un nombre considérable d’interventions en provenance de contextes culturels non-occidentaux ont permis de produire différentes analyses critiques par rapport au phénomène dit de « globalisation » — contribuant ainsi de manière multiple aux nécessaires débats qu’il suscite aujourd’hui de par le monde. Ainsi, loin de prétendre à une position de surplomb ou de rêver une possible extériorité au contexte dans lequel elle opère de fait, cette dixième Documenta aura au contraire maintenu de part en part une exigence prioritaire, qu’une phrase de Michel Foucault résume adéquatement : « La résistance prend appui sur la situation qu’elle combat. »

À propos de Catherine David

Après des études de linguistiques et d’histoire de l’art, elle entre en 1982 en qualité de conservateur au Musée National d’Art Moderne du Centre Pompidou, où elle sera commissaire de nombreuses expositions. Parmi celles-ci : « L’époque, la mode, la morale, la passion » (en collaboration avec Bernard Blistène et Alfred Pacquement), « Reinhard Mucha » (1986, dont ce fut la première exposition monographique hors d’Allemagne), « Gilberto Zorio » (1986, même chose hors d’Italie), « Passages de l’image » (1990, en collaboration avec Christine van Asche et Raymond Bellour). En 1990, elle devient conservateur de la Galerie Nationale du Jeu de Paume, où elle sera commissaire des expositions et rétrospectives suivantes : « Robert Gober » (1991-92), « Marcel Broodthaers » (1991), « Suzanne Laffont » (1992), « Helio Oiticica » (1992), « Désordres » (1992 , exposition de groupe présentant des œuvres de Mike Kelley, Nan Goldin, Kiki Smith, Tunga et Jana Sterbak), « Eva Hesse » (1993), « Art& Language » (1993-94, avec Alfred Pacquement), « Invitations » (1994, œuvres de Thomas Hirschorn et Choreh Feyzdjou), « Jeff Wall » (1996), et « Chantal Akerman » (projet « d’Est », 1996). Par ailleurs, au Jeu de Paume toujours, elle invite l’artiste Stan Douglas à présenter son installation vidéo « Monodramas », ainsi que l’anthologie des travaux de Samuel Beckett pour le cinéma et la télévision. Elle organise une rétrospective du « Cinema Marginãl » (courant cinématographique brésilien, qui succéda au « Cinema Novo »), parallèlement à l’exposition Helio Oiticica.

Première femme à être nommée Commissaire général de la Documenta, elle poursuit aujourd’hui les investigations et les projets qu’elle a amorcés ou développés dans ce contexte.

À propos de Documenta X

  • Le livre intitulé Politics Poetics, comme le guide de l’exposition présentant, sous la forme de synthèses pédagogiques, les trajectoires des artistes (de Vito Acconci à Heimo Zobernig) exposés à Cassel, sont publiés tous deux aux éditions Cantz. Ils existent en deux versions (anglais ou allemand). On se les procurera par exemple aux librairies de la Galerie Nationale du Jeu de Paume, du Musée National d’Art Moderne, du Centre Pompidou ou du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris.
  • La manifestation « 100 jours / 100 intervenants » présentait les travaux de chercheurs, de théoriciens, de philosophes et d’artistes œuvrant dans différentes disciplines. Certains sont déjà connus en France (Étienne Balibar, Fethi Benslama, Edouard Glissant, François Jullien, Alain Joxe, Mike Kelley, Philippe Lacoue-Labarthe, Laurence Louppe, Chris Marker, Michelangelo Pistoletto, Edward W. Saïd, Jeff Wall, François Zourabichvili), d’autres pas, ou beaucoup moins (Ackbar Abbas, Azmi Bishara, Gayatri Chakravorty Spivak, Mike Davis, Andreas Huyssen, Yang Lian, Rashid Masharawi, Masao Myioshi, Valentin Yves Mudimbe, Suely Rolnik, Saskia Sassen, Wole Soyinka...). Elle a fait l’objet d’enregistrements digitaux, aujourd’hui encore accessibles sur Internet.