Vacarme 07 / chroniques

descendre est une ascension

par

« [...]

toutes les fois où je me suis rétamé à San Francisco au cours de mes longues aventures nerveuses et dingues et qu’à vrai dire je me suis fait payer à boire avec une régularité si exemplaire... » Jack Kerouac fait dans Big Sur le récit de l’un de ses passages dans cette ville et sur la côte pacifique. Le énième retour là-bas se voulait tout d’abord un séjour au désert : une cabane non loin de l’Océan, contempler la mer et ne pas boire. De fait, le livre expose l’inéluctable montée d’un delirium tremens. C’est donc également un livre sur le serment, qui demande : qu’est-ce qu’une promesse d’alcoolique ? Et bien ce n’est nullement quelque chose comme « j’arrêterai de boire », mais plutôt un fait inéluctable pensé et consenti avec frénésie par l’esprit du buveur : étant données les lois qui régissent mon existence, ma façon de boire, les quantités que j’ingurgite, les circonstances de mes ivresses, une catastrophe doit et va se produire. Big Sur contient donc une somme de considérations techniques, physiologiques, sur l’alcoolisme, en même temps qu’il est une prophétie en train de se révéler à elle-même. Les signes funèbres (la loutre, les masses d’algues échouées...) apparaissent pendant les gueules de bois, quand Duluoz comprend qu’il y a dans sa chair ou son cerveau des zones mortes et qu’il est pour toujours au crochet de la boisson. « Je suis en train de gémir sur mon inéluctable double bourbon et ma bière au gingembre... et je regretterai ces folies dans quelques jours. » Mais reprenons du début. Big Sur est un lieu-dit sur une côte déserte. Duluoz éprouve dans cette solitude des moments de communion avec la nature. Montagne et océan, un âne en érection, la brume, etc., la contemplation le happe, observer un ruisseau et trouver enfin la possibilité de l’oubli de soi. « L’esprit serein, bien d’aplomb, et fixé sur aucun point particulier. » C’est l’immanence et la découverte des habitudes de vie — le rêve d’une hygiène de vie perdue qui doit hanter au moins une fois n’importe quel buveur. Et puis voilà, le vide trouve brutalement une autre pente ; un après-midi devant la mer, « il ne s’agit pas d’un évanouissement extatique à
la saint François ; je suis submergé par
l’horreur de ma condition éternelle de malade et de mort en puissance. » Sans lien de cause à effet explicite avec cette chute d’intensité, la décision est prise de retourner à San Francisco. Pour atteindre l’épreuve du delirium tremens, il faut une suite d’efforts et de dérobades devant l’alcool, les amis, les amours, ce mélange unique d’engouement et de fébrilité panique qui est le chiffre de la perception selon Kerouac. « Les lumières scintillent au dehors dans cette fantastique rue miniature et je sens la joie qui monte en moi. Je revois maintenant Big Sur avec une tendresse et une souffrance claires et déchirantes et la mort de Tyke elle-même s’harmonise avec cet ensemble. » Il y a chez Kerouac un dolorisme particulier, qui dépasse la niaiserie ; un traitement qu’il fait subir à sa vie avec entêtement. Les visions et les accès de paranoïa se nourrissent l’un de l’autre pendant que l’énergie vitale s’amenuise. Chaque fois que Duluoz est confronté à un être particulier, qu’il est objet ou sujet d’un flux homogène de désirs, quelque chose se défait, il ne peut plus assumer ce flux, y croire, être présent : « les portes de la nuit laissent entrer l’amour glorieux, l’amour divin, les gémissements de l’amour, mais en un sens, tout cela est insipide », « les venins que j’ai dans le corps sont asexuels, asociaux, a-n’importe quoi. » Tandis qu’à d’autres moments, au sein de cette perception émiettée, son esprit parvient encore à s’ouvrir pour peu qu’un précipité de circonstances — non pas un individu particulier — l’y oblige. Les êtres se fondent alors dans un paysage nébuleux, l’esprit parvient à se remémorer : « Mais je me rappelle qu’à un certain moment dans la cabane, j’ai retrouvé Cody tel que je l’avais connu autrefois, complexe et divers, plein de mille nuances, comme si la création tout entière se déployait soudain pour se ramasser aussitôt, en un instant. »

« Je suis toujours un peu fier de mon amour pour le monde. C’est si facile de haïr, en comparaison. Et je suis là en train de me flatter, fonçant tête baissée vers la haine la plus stupide que j’aie jamais éprouvée. » La montée du délabrement, ce sont des perceptions physiques de soi-même qui se rabattent sur le buveur en une kyrielle de dégoûts (cf. pp. 144-145), qui ont également le pouvoir de se projeter sur les lignes d’un paysage, de s’insinuer dans les gestes d’autrui — réels ou bien rêvés, forgeant cette « angoisse morale impossible à décrire aux ignorants qui ne boivent pas et accusent les buveurs d’in-conscience. » La vie qui se tord dans la chair de l’alcoolique s’étale en frissonnant par contrecoup le long des algues, dans l’écume des vagues. En même temps que l’alcoolique prend ses distances, perçoit nécessairement son éloignement des âmes avec lesquelles il a cru pouvoir trouver un accord. (D’où le récit des fautes commises envers les êtres aimés, au nom de l’emportement, de la course impérieuse avec et contre le délire. Et l’on aurait « la face rouge de honte sur le plancher » si l’on était à jeun, ce qui n’arrive pas, mais ce constat ne vaut pas pour un remords. Car, si Kerouac s’éprouve comme rebutant ou inhumain, c’est sous l’enchaînement d’un mécanisme ayant seulement à voir avec l’univers et la vie. On ne se brouille que lorsque les exigences de la vanité, les problèmes de personnes les plus pitoyables sont à l’œuvre. Raison pour laquelle il a donné un contenu d’une ampleur effarante à l’expression : continuer sur sa lancée. La saturation éthylique est ce qui autorise la perpétuation d’une autre ivresse, un moyen de se livrer aux deux puissances, le travail et ces visions qui ne gisent même pas dans l’écriture : « Mardou [une femme qu’il a aimée], personnage immense dans l’histoire de la nuit, oui, mais un seulement parmi beaucoup d’autres, asexualité du TRAVAIL — et aussi joie soudaine et viscérale de la bière quand des visions de mots superbes en ordre rythmique tous dans un gigantesque livre d’archange traversent mon esprit en grondant, alors je m’étends dans le noir en voyant aussi, en entendant aussi le jargon des mondes futurs — damajehe eleout ekeke dhdkdk dldoud [...] — pauvres exemples à cause des exigences de la typographie, du flot des sons ruisselants, mots, obscurité, qui mènent à l’avenir et témoignent de la folie, du vide, du tintement et du grondement de mon esprit [1]. »

Mais les visions incorporelles se transmuent à partir de l’instant où le corps revendique souverainement ses blessures. Les quatre derniers chapitres de
Big Sur fixent ce delirium qui sent et agit comme un double de Duluoz. Les affects ne sont plus que de morbidité dans le champ clos d’une violence paroxystique. La souffrance devient également une peur de faire souffrir — d’être devenu soi-même une entité tantôt contondante, tantôt capable de gangrener l’univers. Telle est l’étape ultime, celle des Venins. Et on a rarement décrit l’hystérie mélangée à l’hébétude avec autant d’intensité. « Si j’essaie de me retourner, l’univers entier se retourne avec moi. » Voilà de fait ce qui arrive quand l’univers se perce, quand les arbres, la lune, les bêtes nocturnes deviennent bribes d’un décor exaspéré et que tout collabore à la production d’une fange acide. Quand la chair de l’homme ivre est l’élément chimique qui rend possible cette mutation. Pour qu’un corps malade s’immobilise, il faut que la nuit de Walpurgis s’ébroue autour de lui, il faut un bruit dont on n’a pas idée. Le monde tourbillonne, pris dans une corruption amorale.
« L’aube fut le moment le plus horrible [...] Et pire encore que l’aube, il y eut le matin... »

Et tout retombe — dernier
spasme de ce monde entré dans un délire autonome. C’est comme un accident : Duluoz ressent soudain une paix sans limites. Étonnement que procure une tranquillité mystérieuse, de celles qui font ressusciter la confiance. (« Retraverser l’Amérique », mais aussi saluer pour la dernière fois ceux que l’on a offensés.) Alors, la nécessité de la devise des Kerouac transparaît de nouveau : « Aimer, souffrir et travailler. »

Notes

[1Ceci dans Les Souterrains, qui avec Sur la Route est le troisième chef d’œuvre de Jack Kerouac.